La Légende de Saint Julien l’Hospitalier

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 2

 

La Légende de Saint Julien l’Hospitalier

1846 : ce fut une année bien dure dans la vie de Flaubert. Son père et sa sœur venaient de le quitter à jamais ; il en, avait contemplé douloureusement l’agonie, la mort et l’enterrement et en avait tiré des réflexions profondes. Il avait cru, en plaçant sa vie au-delà de la sphère commune, qu’il obtiendrait, sinon le bonheur, au moins le repos, et il devait maintenant constater qu’il y a « …toujours en nous l’homme, avec toutes ses entrailles et ses attaches puissantes qui le relient à l’humanité. Personne ne peut échapper à la douleur… » (1) Il découvrait la généralité et la fatalité de la douleur humaine ; tout cela l’attristait, mais ne le décourageait pas, et il désirait ardemment achever sa tâche, pour dure et difficile qu’elle fût. Son esprit rentra plus que jamais « dans l’idée pure, dans l’infini » (2). Ce fut en ces jours de solitude et de méditation désolées que, pendant une excursion qu’il fit avec son ami Du Camp, à Caudebec-en-Caux, son attention fut attirée par une statuette de Saint Julien, qui se trouvait dans une chapelle de l’église. Il s’arrêta devant cette image, tout plongé dans sa rêverie, de même qu’il s’était arrêté, à Gênes, devant un tableau de Brueghel, La Tentation de Saint Antoine. « Saint Julien l’Hospitalier, raconta Maxime Du Camp, a été conçu à la vue d’un vitrail d’église normande » (3). Il s’agissait, en réalité, d’une statuette (4) qui dut pourtant rappeler à la mémoire de Flaubert le vitrail de la Cathédrale de Rouen, qu’il connaissait, sans doute, dès son enfance, c’est-à-dire depuis le temps où il avait commencé à contempler et à penser.

Dix ans après, lorsqu’il avait déjà écrit la Bovary et qu’il était en train d’élaborer la deuxième version de la Tentation, il écrit à son ami Bouilhet « …Je prépare ma légende et je corrige Saint Antoine… Je lis des bouquins sur la vie domestique au Moyen Age et la vénerie. Je trouve des détails superbes et neufs… Si j’étais un gars, je m’en retournerais à Paris avec le Saint Antoine fini et Saint Julien l’Hospitalier écrit… » (5).

Mais Saint Antoine aura le dessus et Julien, comme il arrivait souvent aux projets de Flaubert, resta cantonné longtemps dans un coin de sa mémoire où il profita d’expériences variées tout en se purifiant et s’éclaircissant lentement. Le 15 septembre 1875, presque vingt ans après, il annonça à sa nièce qu’il venait d’écrire (en trois jours !) une demi-page du plan de la Légende. « Si tu veux la connaître, disait-il, prends l’essai sur la peinture sur verre, de Langlois… Je veux me forcer à écrire Saint Julien. Je ferai cela comme un pensum, pour voir ce qui en résultera » (6).

Le 30 septembre 1875, il écrit encore : « Lis dans la Légende dorée l’histoire de Saint Julien l’Hospitalier. Tu l’as mal comprise dans Langlois, où elle est pourtant bien racontée » (7).

Il était alors en train d’écrire Bouvard et Pécuchet, mais il avait interrompu ce travail, car les deux bonshommes étaient « trop difficiles ». Il s’est mis donc à écrire cette Légende qui devait être déjà bien mûre dans son esprit « uniquement pour s’occuper à quelque chose… » « Ce sera quelque chose de très court, une trentaine de pages, et pourtant cela ne sera pas facile non plus ! …Ce n’est pas commode à écrire, cette histoire-là ! Je persévère néanmoins, je suis vertueux » (8). Le 18 février 1876, il annonce à George Sand que la Légende est achevée.

Marie-Jeanne Durry, dans son livre « Flaubert et ses projets inédits » (9), nous a donné une description exacte du Carnet 17, un calepin où Flaubert avait pris des notes, en l’entamant par les deux bouts. Il y travaillait, sans en parler, à ce Saint Julien qu’il avait espéré écrire dès 1856. « …À Kaltbad, Flaubert se remet en goût par des lectures. Il compulse des ouvrages de vénerie et prend des notes sur « le milan, le gerfaut, la corneille… » Ce calepin, daté Karlt (sic) Bad-Rigi-Suisse, 4 juillet 1847, fut son compagnon dans son maussade séjour à Kaltbad : ce sont trente pages de notes et une liste d’ouvrages de vénerie. Madame Durry rappelle les paroles de Maxime Du Camp : « …Je l’ai vu souvent dépouiller cinq ou six volumes pour écrire une phrase… Avant de faire la nouvelle de Saint Julien l’Hospitalier, il lut tous les livres de vénerie qu’il put se procurer, — je le sais, car c’est moi qui les lui envoyai, — depuis Gaston Phœbus et Du Fouilloux jusqu’au Dictionnaire des Chasses, de Baudrillart qui, naturellement, ne lui furent d’aucune utilité » (10), Madame Durry observe justement que personne ne saurait juger des nécessités propres à chaque créateur ; elle rappelle aussi ce que Flaubert lui-même avait dit à Louise Colet : « Il est possible, comme  tu me l’observes, que je lise trop, quoique je ne lise guère. L’étude, au bout du compte, ajoute peu : mais elle excite » (11).

C’est donc Flaubert lui-même qui nous livre le secret de son procédé : il puisa, bien sûr, dans ses lectures des détails précis (12), mais surtout une atmosphère, le goût et le frisson du chasseur…

Mais revenons aux mots de Flaubert : « L’étude… ajoute peu ; mais elle excite ». Il s’agit de mettre en mouvement la vision en excitant la sensibilité jusqu’à obtenir cette extrême acuité qui peut lui permettre la pénétration, non dans la somme des petits détails concrets, mais dans un certain sens de la vie, dans une vérité qui dépasse ces détails et dans laquelle ces détails s’élèvent de plan et de signification (13). « Mainte précision… », dit Madame Durry. Mais souvent, la précision, chez Flaubert, grandit dans une signification qui la dépasse, se faisant une image expressive, un symbole.

Flaubert donc, par les notes de son calepin, par les dernières lignes de son récit (« Et voilà l’histoire de Saint Julien l’Hospitalier, telle à peu près qu’on la trouve, sur un vitrail d’église, dans mon pays ») et par les informations qu’il nous donne dans les lettres à Bouilhet à sa nièce, à Mme des Genettes, nous a révélé quelles ont été ses sources et il nous a même suggéré quels étaient pour lui l’importance, le poids la signification de ces sources. « L’étude… ajoute peu ; mais elle excite » ! Flaubert sait que l’artiste, même s’il part d’un document, finit par créer quelque chose qui en est fort éloigné. En 1879, il écrivait à l’éditeur Charpentier au sujet d’une édition de la Légende : « Je désirais mettre à la suite de Saint Julien le vitrail de la Cathédrale de Rouen. Il s’agissait de colorier la planche qui se trouve dans le livre de Langlois, rien de plus. Et cette illustration me plaisait précisément parce que ce n’était pas une illustration, mais un document historique. En comparant l’image au texte, on se serait dit : « Je n’y comprends rien. Comment a-t-il tiré ceci de cela ? » (14)

C’est à nous, à présent, de nous demander : Comment Flaubert a tiré ceci de cela ? Est-ce que la Légende de Flaubert est née réellement de ce document, le vitrail de Rouen et de la statuette de Caudebec ? ou plutôt, ne serait-il pas plus exact de penser que ces images anciennes, qui évoquaient dans leur simplicité raide et expressive des événements si tragiques, donnèrent un nom et une forme plastique à une conscience aiguë ou ses méditations l’avaient porté, c’est-à-dire à la conscience du mal qui est congénital à la vie et de la nécessité sanglante et tragique qui est liée à l’existence même de l’homme ? Flaubert s’arrêta devant la statuette de Caudebec et sa rêverie ne fut probablement pas la rêverie de quelqu’un qui contemple pour la première fois quelque chose mais celle d’un homme qui reconnaît et qui cherche à comprendre ce qu’il reconnaît. Peut-être s’était-il trouvé encore une fois devant cet infini qui avait troublé son esprit de garçon quand il s’essayait à un mystère médiéval, Smahr : « …dans la composition de mon mystère je me trouvais toujours face à face devant l’infini ; je ne savais comment exprimer ce qui me bouleversait l’âme » (15).

En lisant ces aveux d’un jeune homme qui devait devenir le Grand Flaubert, comment ne pas être frappé par la continuité de son travail et de ses recherches ? Saint Julien l’Hospitalier parut en 1876. Ce fut donc une œuvre de maturité achevée. En cherchant d’embrasser d’un seul regard les œuvres de ce créateur, on doit bien reconnaître que chacune d’elles n’est qu’une étape de ce chemin si dur qu’il appelait l’Art et que l’on pourrait peut-être définir le chemin d’un homme impatient de se mesurer avec cet infini, cet abîme pascalien qui est le cœur de l’homme, pour arriver à l’exprimer dans une forme plastique et rythmée. Cette tentative ambitieuse et mal réussie, Smahr, ne représente que la première étape de Flaubert sur ce chemin par lequel il devait arriver, tôt ou tard, à l’expression artistique de cet infini. Ayant laissé derrière lui son effort d’enfant, sans toutefois l’avoir renié, Flaubert tombe comme par hasard sur certaines images qui saisissent sa fantaisie : Saint Antoine et Saint Julien, le tableau de Brueghel et la gravure de Callot ; la statuette de Caudebec et le vitrail de la Cathédrale de Rouen, qui suggèrent une forme presque concrète, une histoire et une légende à cette réalité intérieure qu’il avait déjà contemplée avec enchantement et avec terreur. Ces désirs immenses et insatiables qu’il avait déjà constatés depuis longtemps en lui-même (16) devaient être son véritable sujet. Il fallait contenir dans une forme précise et communicable la soif et la faim qui torturent le cœur de l’homme et qui font tantôt sa grandeur et tantôt sa misère ; il fallait les transformer en personnages, en images, en poésie, La Légende, ce poème, eut son origine dans l’expérience tout à fait particulière d’un artiste qui s’était battu avec l’infini et le démesuré pour en faire un fini, une forme, une construction cohérente et ferme.

« Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche… » (17), écrit Flaubert dans la même lettre où il exprime, pour la première fois, timidement, le rêve d’écrire la Tentation. Durant toute sa vie, il ne chercha qu’à contenir dans une forme vivante et organique ce qu’il avait senti et pressenti depuis longtemps, dès les premières années de son adolescence et presque de son enfance. « J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la Vie » (18). Dans l’année terrible 1846, il avait déjà appris que : « …à force de s’élargir pour la souffrance, l’âme en arrive à des capacités prodigieuses… » et que « l’homme est organisé pour le malheur ».

Il avait aussi découvert que « l’on s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine ». Sa maladie de nerfs, à 25 ans, avait été le résultat logique de sa jeunesse ; puis tout s’était rétabli : « …J’avais vu clair dans les choses et dans moi-même, ce qui est plus rare » (19). Cependant, il est encore bien loin de se connaître. « Je voyage en moi comme dans un pays inconnu, quoique je l’ai parcouru cent fois » (20).

Il découvre que tous, tant que nous sommes, nous cherchons, suivant nos instincts divers, la satisfaction de notre nature. « Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de charité, comme Caligula à un appétit de cruauté. Chacun jouit à sa mode et pour lui seul, les uns en réfléchissant l’action sur eux-mêmes, en s’en faisant la cause, le centre et le but ; les autres en conviant le monde entier au festin de leur âme… » (21).

Quelque temps après, il accroche au mur la gravure de Callot, la Tentation. Le « Grotesque triste » de cette œuvre le fait rêver longuement. « Je le saisis partout où il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde, voilà pourquoi j’aime à m’analyser » (22). La contemplation de la gravure de Callot n’est donc qu’une invitation au voyage dans ce pays qu’il a parcouru maintes fois et qui lui reste cependant inconnu, c’est-à-dire en lui-même.

Saint Antoine et Saint Julien restent durant de longues années au-dedans de lui, une obsession. Ces hommes aux tentations infinies, à la volonté de rachat infinie et désespérée, prédestinés et sublimes ; les saints, hommes et plus qu’hommes, parlaient à son esprit avec une insistance particulière.

« Connaissez-vous les Fioretti de Saint François ? » écrivait-il à Mme des Genettes, tout en ironisant un peu sur lui-même. « Je vous en parle parce que je viens de me livrer à cette lecture édifiante. Et, à ce propos, je trouve que, si je continue, j’aurai ma place parmi les lumières de l’Église. Je serai une des colonnes du temple » (23).

Saint Julien avait pour origine ces amères réflexions sur le besoin des hommes de satisfaire leur nature, et l’angoisse de l’adolescent qui, en composant son mystère, s’était trouvé en face de sl’infini ; il s’était nourri ensuite d’une vie entière d’homme et d’une expérience achevée d’artiste. Dans sa Légende, Flaubert n’aboutit pas à un conte ou à un récit, mais à un poème. C’est un poème, cette Légende, pour le déroulement rythmique et solennel de la narration en des périodes liées entre elles, dans une brève unité de sens et de rythme les rendant pareilles à des strophes ; c’est un poème, pour la stricte unité de l’action qui s’y développe ; c’est un poème au dessin précis et symétrique. De la première scène de paix se déroulant au dehors du temps, dans un monde heureux et calme, mais menacé du dedans, cette sorte de Paradis terrestre qui est le château du père de Julien, on s’élève, par une vaste expérience de crime et de rachat, au Paradis céleste, à la joie surhumaine de Julien mourant, une joie que les parois de sa cahute misérable ne peuvent contenir. C’est un grand voyage du monde de l’imperfection et de la menace à celui de la perfection et de l’absolu ; un voyage du Paradis terrestre, d’où l’homme est destiné à être chassé, à ce Paradis intangible et éternel que Julien contemple dans le visage du Christ.

Mais l’homme ne saurait atteindre ce Paradis intangible qu’en consommant jusqu’au bout sa volonté de destruction, et de mal, jusqu’à ce qu’elle retombe sur lui comme une force qu’il vient de déchaîner et dont le contrôle lui échappe. C’est le poème de l’homme, de l’homme tel qu’il est, ou pour mieux dire, de l’humanité, en lutte éternelle avec elle-même, toujours altérée de sang et cependant anxieuse d’atteindre une paix parfaite, une charité et une douceur plus qu’humaines ; c’est le poème de l’humanité, dont le ciel est tantôt de sang et tantôt de lumière (24). Le vitrail de la cathédrale ne suggéra à Flaubert que le nom et la forme que pourraient prendre les méditations et les visions qui l’avaient certainement hanté, plus que jamais, dans les jours de sa douleur d’homme.

Si les grandes lectures qu’il avait faites ne furent pour lui que des excitants, des excitants pour la vision, pour la sensation, et donc pour la représentation, les scènes qui étaient peintes sur le vitrail lui suggérèrent peut-être comment composer son travail, dans un rythme et dans une architecture solennels.

Le Romantisme, dit Valéry (25), a pour essence la suppression « de la suite dans les idées… ; il a favorisé par là un immense développement de littérature descriptive. La description dispense de tout enchaînement, admet tout ce qu’admettent les yeux, permet d’introduire de nouveaux termes à chaque instant. Il en résulta que l’effort de l’écrivain, réduit et concentré sur cet instant, s’est appliqué aux épithètes, aux contrastes de détail, aux « effets » facilement séparables. Ce fut le temps des joyaux ». De notre Flaubert, du Flaubert de la Légende, on pourrait dire ce que Valéry dit de Mallarmé, c’est-à-dire que tout en conservant les beautés de la matière littéraire, il a relevé son art vers la construction.

 « … Il m’est arrivé d’écrire certain, jour, dit ailleurs Valéry (1), au commencement était la fable.

« Ce qui veut dire que toute origine, toute aurore des choses est de la même substance que les chansons et que les contes qui environnent les berceaux… »

Toujours, « le faux supporte le vrai ; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. Toute antiquité, toute causalité, tout principe des choses sont inventions fabuleuses… »

Ce sont là des mots qui expliquent parfaitement comment Flaubert dans sa Légende s’est délivré de tout souci d’évocation exacte, de couleur locale authentique.

On dirait que Flaubert a eu l’intuition que le Moyen Age pouvait lui servir, non pour exprimer un temps déterminé, historique, mais pour sortir du Temps (2). Saint Julien n’est point dans le Temps, mais dans la Fable et Flaubert a atteint les origines où « le faux supporte le vrai » et « le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré ».

Peut-être Flaubert avait-il cherché cela même en Salammbô et en Madame Bovary, malgré son amour pour le « document ». Il n’y aurait aucun sens à reprocher à Flaubert certaines inexactitudes historiques : même en Salammbô, l’histoire est presque un moyen pour se libérer du Temps, pour arriver à l’homme nu, à l’existence.

Madame Bovary, c’est Flaubert. Saint Antoine, c’est encore Flaubert. Mais pourquoi et comment ? Cela ne revient-il pas à dire que ces personnages sont la fable, le faux qui supporte le vrai, le vrai qui devient fable, mythe ? Et pourtant ils n’arrivaient pas à l’être complètement : ils restaient comme pris dans leur temps et dans leur milieu social, qui les avaient faits en partie ce qu’ils étaient, liés à jamais, pour parler avec Mallarmé, à « …l’horreur du sol où le plumage est pris ». Mais dans cette « bêtise » de trente pages, Flaubert se libéra entièrement et, avec lui, il libéra ses personnages, qui sortirent par la porte du Moyen Age du Temps historique dans le Temps fabuleux. C’est pourquoi nous croyons pouvoir affirmer que de toutes les œuvres de Flaubert, la Légende est la moins romantique et, pour le même motif, la moins réaliste, et qu’elle est, au contraire, la plus mythologique, la plus poétique, celle dont la construction est le plus organique, dans l’extrême simplicité du dessin.

J. Lemaître, en affirmant que la Légende était « un bijou… d’une rare perfection » (3) ne s’était pas trompé. Il ne s’était pas trompé non plus en disant que le Moyen Age de Flaubert n’était pas « ce Moyen Age barbouillé avec fougue » qui avait été à la mode en 1830. Il était peut-être moins exact de dire que ce bijou était un « bijou gothique » et que Julien symbolisait à merveille le Moyen Age, violent et mystique. S’il avait osé aller jusqu’au bout de sa pensée, il aurait peut-être découvert que le Moyen Age de la Légende n’avait été qu’un moyen pour s’échapper du présent et de tout temps précis, pour entrer dans la Fable, antérieure à l’histoire ; antérieure à cette même histoire que Flaubert aimait et qu’il avait fini par identifier avec le roman. Et du reste, dans Salammbô, Mâtho, jeune barbare sans histoire et fabuleux, n’est-il pas là pour témoigner de ce conflit intérieur de Flaubert ? Carthage et Salammbô sont, dans un certain sens, l’histoire, et Mâtho, avec sa fureur et sa candeur, avec sa vie et avec sa mort, n’est-il pas l’homme mythologique, vivant au dehors de l’histoire et en lutte avec l’histoire ? Mais à cette histoire qui l’exclut et qui l’attire, charmante et impénétrable, il reste lié par son désir et sa fureur de possession. Et si Flaubert sortit, même dans Salammbô, de l’histoire pour entrer dans le mythe, ce fut en tant qu’il exprima ce conflit entre l’homme et l’histoire, en d’autres termes, entre Tanit et Moloch, Mâtho et Salammbô, l’armée des Mercenaires et Carthage. C’est là la grandeur, pathétique et imposante, de Salammbô.

En sortant de l’histoire, il arriva à Flaubert de sortir même du Roman pour entrer dans la Poésie. Réalisme et romantisme fondirent complètement dans le creuset de la poésie, ou de la Fable, ou du Mythe ou de la Vérité, des termes qui, en ce cas, sont tous synonymes.

« Vous êtes un évocateur et un voyant ; de plus, vous avez ce qui manque à la plupart de vos cadets : une érudition sans bornes… » écrivait L.-A. Cladel à Flaubert (29) et il était bien près de la vérité, même s’il n’avait pas réellement compris quels étaient les rapports entre l’évocateur et le voyant. Flaubert est vraiment grand quand le voyant prend le dessus sur l’évocateur ; il faudrait ajouter que l’évocateur chez lui a toujours la tendance à se faire voyant.

Est-ce que Flaubert avait la conscience précise de son besoin de se servir de l’évocation historique comme d’un moyen pour sortir du Temps, pour atteindre celle que Proust appelait la belle généralité ? Je n’oserais le dire ; mais son anxieuse recherche du style, que signifiait-elle sinon l’exigence, qu’il sentait profondément, de faire pénétrer dans la prose le rythme de la poésie, en passant du récit au chant, de l’histoire au mythe, du relatif à l’absolu ? Il savait que toutes ses lectures n’étaient que des excitants, auxquels il devait de voir, d’une façon plus intense, ce qu’il avait déjà vu. Comment aurait-il pu dire sans cela : « Tout ce qu’on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie » ? (30).

Deux mois après avoir fini, sa Légende, il écrira à George Sand des phrases encore plus significatives : « Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu… Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel, comme un principe ?… Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans… » (31).

Ici, on dirait que toute exigence descriptive et narrative est absolument dépassée : la parole doit devenir chant, la période strophe et toute figure doit correspondre à une signification intérieure, au delà de n’importe quelle précision dans le Temps.

Flaubert paraît avoir eu une conscience précise du caractère extra-temporel de la Légende : dans la scène de la grande chasse, il conduit son héros hors de l’histoire, aux limites de l’existence ; Julien, « …était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissant avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves » (32). Ce que Flaubert dit de la grande chasse est extensible à tout le récit ; la personne de Julien est tout à fait dépassée ; il s’agit de l’existence même.

Que dis-je, le récit ? La Légende n’est pas un récit et on ne saurait la raconter : on y admire le dessin harmonieux de l’architecture, mais aussi une orchestration, une progression musicale d’intensité, par laquelle tous les thèmes qui se sont présentés dans les trois chapitres parfaits, le thème du sang, de la volupté, de l’abîme, de la solitude, de la nostalgie, du remords, de l’amour humain et de l’amour divin s’harmonisent dans un finale lumineux.

Le premier leit-motiv qui chante dans cette œuvre si poétique, c’est le leit-motiv de la paix ; mais c’est une paix menacée, qui renferme en soi, comme un mal pouvant toujours se renouveler, la guerre. Le Seigneur du Château est un homme à l’esprit pacifique, occupé à rendre justice à ses vassaux et plongé dans une douce et rêveuse contemplation de l’univers. Mais ses aventures existent encore, même si elles sont reléguées dans un passé qui paraît éloigné, parmi les souvenirs de la salle d’armes ; cependant, la châtelaine, douce et fière, un peu solennelle, règle son domestique comme l’intérieur d’un monastère. Cette vie rêveuse et calme se déroule à l’imparfait, à cet imparfait flaubertien qui, selon Proust, devait renouveler la vision du monde. Mais le grand événement, la naissance de Julien, s’est introduit, soudain, comme une rupture, dans un subit passé défini : c’est la détermination dans le Temps d’une action précise.

Deux annonciations parallèles agitent ensuite les eaux de ce conte tranquille : l’annonciation au père (Julien sera un guerrier) et l’annonciation à la mère (Julien sera un saint). Les deux époux ne se confient pas l’un à l’autre ; chacun reste isolé dans sa rêverie, mais tous les deux, ils veillent anxieux et tendres sur l’enfant qu’ils considèrent, chacun d’une façon différente, comme marqué de Dieu. Le cœur même de l’enfant est un cœur divisé. Les vieux compagnons d’armes du châtelain racontent, aux festins, leurs anciennes aventures, et Julien, enthousiasmé, en pousse des cris. Mais le soir, au sortir de l’angelus, « il puisait dans son escarcelle avec tant de modestie et d’un air si noble, que sa mère comptait bien le voir par la suite archevêque ».

Le thème de la férocité et du sang se présente avec le meurtre de la petite souris blanche, lequel est déjà une annonciation et une destinée. Elle se montre à Julien chaque dimanche, sur la première marche de l’autel. Julien en est troublé ; peu à peu, il est pris de haine contre elle et décide de « s’en défaire ». C’est un vrai crime. L’enfant lui-même éprouve un étonnement profond « devant ce petit corps qui ne bougeait plus. Une goutte de sang tachait la dalle, il l’essuya bien vite avec sa manche, jeta la souris dehors et n’en dit rien à personne ».

Julien répétera bientôt son « crime ». Ce sera une action aussi gratuite que le meurtre de la souris blanche, mais aggravée par une férocité plus prolongée et par une jouissance sauvage et tumultueuse. Au dernier raidissement de l’oiseau qu’il étranglait, Julien « … se sentit défaillir ».

C’est alors, quand l’instinct sadique et féroce de l’enfant est en plein éveil, que l’on décide de lui apprendre la vénerie. Mais Julien méprise les commodes artifices en usage : il préfère chasser loin du monde, seul. Il revient de ses chasses solitaires, tout couvert de sang et de boue, sentant l’odeur des bêtes farouches. C’est un fauve lui-même, un fauve solitaire au milieu d’autres fauves solitaires. « Quand sa mère l’embrassait, il acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des choses profondes ».

Dans la scène de la grande chasse, le bras de Julien est animé d’une puissance de destruction plus qu’humaine : il avance, toujours en tuant sauvagement et sans but, jusqu’à ce qu’il tombe, « la face au-dessus de l’abîme et les deux bras écartés ».

Des animaux connus et des animaux inconnus, toujours plus tremblants et plus doux, le regard plein de supplication (la souris blanche et le pigeon étranglé qui reviennent multipliés à l’Infini !) se présentent eux-mêmes, paraît-il, à la mort. On dirait presque qu’ils sont là pour amener Julien dans le cercle des cerfs. Spectacle extraordinaire ! « Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d’un cirque, et tassés, les uns près des autres, ils se réchauffaient avec leurs haleines que l’on voyait fumer dans le brouillard » (33)

C’est évidemment là une image poétique de la vie, de la fraternité chaleureuse liant entre eux les vivants, ces créatures sensibles et continuellement exposées à la mort.

Mais le thème du sang recommence, aggravé. « L’espoir d’un pareil carnage suffoqua Julien de plaisir… » Ces cerfs, il les assomme tous, par ses flèches.

Les chassés en deviennent furieux et se battent, maintenant, entre eux. Puis c’est l’immobilité et le silence. Le ciel même qui couvre Julien est désormais un ciel de sang. Il contemple, stupéfait, l’énormité de ce massacre, « …ne comprenant pas comment il avait pu le faire ».

Julien ne comprend pas. Il ne peut pas comprendre, puisque la conscience est toujours absente des folles explosions de l’instinct ; mais l’étonnement silencieux de Julien est comme une annonciation de sa future présence. Et cette conscience qui va parler aura la figure du grand cerf noir, qui apparaît inattendu de l’autre côté du vallon, avec sa biche et son faon. Celui-là est un animal prodigieux. Est-ce Julien qui l’a évoqué du fond ténébreux de son âme d’assassin ? On le dirait. Encore une fois, son bras infatigable lancera ses flèches meurtrières : c’est la mort pour le faon, c’est la mort pour la biche. Contre le grand cerf noir, Julien, lancera « sa dernière flèche ». Ce sera vraiment la dernière ! Le cerf, blessé à mort, avance vers Julien, solennel comme un patriarche et comme un justicier, en le maudissant et en lui annonçant son horrible avenir. C’est pour Julien une épouvante indicible. Il recule, terrifié, devant le cerf mourant, et après la prédiction du cerf et sa mort, il éprouve une fatigue soudaine, un dégoût, une tristesse immense. Julien pleure, maintenant, plein de dégoût et de fatigue, le dégoût et la fatigue de l’assassin qu’il est, qu’il sait, désormais, qu’il est. Il pleure sur ses victimes ou sur lui-même, se sentant perdu, un parricide, un être abandonné et plein de solitude, dont ses chiens mêmes et son cheval ne veulent plus. Il pleure sur la prédiction terrible qui n’est venue qu’apparemment du dehors, mais qui est son désir subconscient d’homme féroce (34).

Il va rentrer au château malade, gémissant : il renoncera, il le croit, il le veut, à la chasse, mais sa terreur étant aggravée par d’autres signes du destin et d’autres gestes inconscients mais bien à lui, et homicides, il ne lui restera, dans une tentative désespérée d’échapper à soi-même, que quitter à jamais la maison de ses pères.

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Ce premier « chant » du poème s’est développé suivant un dessin d’une limpide clarté ; c’est un crescendo continu, depuis le premier cri de guerre poussé par l’enfant inconscient jusqu’au cri d’horreur de l’homme qui vient de frôler son père et sa mère de son arme homicide. L’instinct féroce de Julien s’est cristallisé pour la première fois autour de la souris blanche. Julien l’a tuée après un processus intérieur bien semblable à celui qui le portera à tuer son père et sa mère : c’est un trouble, une irritation qui dure et qui n’a pas de nom ; ce sont l’innocence, la faiblesse et la confiance de la créature sans soupçon et sans défense qui réveillent la férocité de Julien. Son père et sa mère devront être réduits presque à la même condition de la souris blanche pour que Julien les tue ; il les tue sans le savoir consciemment, mais en le sachant pourtant dans la profondeur obscure de l’instinct. Il les trouvera, les victimes, sans défense, abandonnées dans un sommeil tranquille avant-coureur de la mort, dans ce lit qui avait été pour eux le terme bienheureux de leur voyage.

Le deuxième « chant » a un dessin aussi clair que le premier : c’est la lutte de l’homme contre son instinct, sa tentative inefficace d’y échapper et sa chute finale,

Julien a renoncé à la chasse, mais, peut-être sans le savoir, il cherche une autre chasse. De la chasse à l’animal, il passe à la guerre ; il croit lutter pour des causes justes : pour les gens d’église, les orphelins, les vieillards. Mais pourquoi crie-t-il quand un vieillard marche devant lui, pourquoi veut-il le reconnaître, pourquoi craint-il de le tuer par méprise ?

Après s’être fait une grande armée, il abandonne la guerre, ébloui par une jeune fille dont les yeux brillent comme des lampes douces. Il choisit de vivre avec elle dans un château heureux, sous un ciel toujours bleu. Julien cherche la paix, maintenant ; on dirait qu’il veut laisser derrière lui, comme avait fait son père, le bon, Seigneur, la chasse, les aventures, la guerre, pour se reposer, au milieu d’un peuple tranquille, dans un grand silence. Quel silence ! « On y entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir ».

Mais dans le plaisir de tuer, Julien, a perdu à jamais son innocence et la paix qui entoure sa vie ne règne pas sur son cœur. Ce chasseur parricide avait été longtemps chaste, mais d’une chasteté qui n’était pas innocente, car dans le sang qu’il répandait, il avait connu la volupté, — et il atteint la volupté de l’amour lorsque, ayant déjà acquis la conscience de lui-même, dans le pressentiment de son destin, il cherche à fuir la volupté de la chasse. C’est pourquoi son amour humain n’est pas, malgré toute apparence, un amour innocent : il est aussi une « fleur du mal » étant à son origine même né du sang. C’est en vain que la femme de Julien lui jette des fleurs sur le visage et qu’elle chante doucement des chansons d’amour. Elle ne peut le satisfaire. Le monde du désir et de la nostalgie s’ouvre devant lui, et dans ses rêves, ces désirs et cette nostalgie se présentent avec leur vrai visage ! Il se voit pareil à notre père Adam, au milieu du Paradis, entre toutes les bêtes. Mais ce Paradis, c’est un Paradis de sang. Ces bêtes innombrables, il les fait mourir en allongeant le bras. Les bêtes du rêve défilent deux à deux comme le jour où elles entrèrent dans l’arche de Noé. Mais c’est la mort que leur apporte Julien. « À l’ombre d’une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles ; il en survenait d’autres ; cela n’en finissait pas, et il se réveillait en roulant des yeux farouches ».

C’est sa femme qui cherche à délivrer Julien de ses angoisses, en le poussant à la chasse. Pourquoi aurait-il dû tuer ses parents, qui d’ailleurs n’étaient pas là ? Elle ne conçoit pas, l’innocente, la gratuité du crime ; et c’est elle qui, pendant l’absence de son mari, accueille au château deux vieillards malheureux ; ce sont les parents de Julien. Ils avaient quitté leur maison dans l’espoir de retrouver leur fils, et ils avaient erré au hasard, comme des mendiants. La douce femme, émue par tant de dévouement et d’amour, les fait reposer dans son lit nuptial, et par son imprudente charité, elle livrera à la fureur du chasseur les douces victimes prédestinées.

Mais la force de Julien chasseur n’existe plus. Des yeux innombrables d’animaux le regardent, ironiques, entre les branches. Il ne peut rien contre eux : les flèches qu’il darde se posent sur les feuilles comme des papillons, les pierres qu’il leur lance retombent sans rien toucher. Le thème de la terreur se fait encore entendre : les victimes d’autrefois font autour de lui un cercle étroit, le suivent et le poursuivent ; il court, glacé de terreur et frémissant d’angoisse. C’est une scène magnifique, parfaitement équilibrée avec la scène de la grande chasse de la première partie ; chaque « mouvement » de cet épisode a une signification absolue : rien ici n’est description, mais tout est « figure » poétique, symbole dans le sens plus vaste du mot, image expressive et essentielle.

Les bêtes sauvages et les oiseaux et tous les petits animaux de la forêt sont désormais impossibles à atteindre. La chasse s’est épuisée, pour Julien, avec le meurtre du grand cerf noir. Le désir insatiable veut désormais une proie différente, et il évoque, d’une façon magique et mystérieuse, les victimes convoitées, les seules qui pourront convertir cette soif de sang dans une soif, elle aussi insatiable, de charité, cette volonté de mort en volonté de vie.

La seule perdrix qu’il avait réussi à prendre dans son manteau était déjà morte depuis longtemps, pourrie ; c’est la même « pourriture des choses » qu’avait expérimentée Emma Bovary. Et cette déception porte à la conscience claire de Julien sa vraie convoitise : « Cette déception l’exaspéra plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait ; les bêtes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes ».

Dans l’obscurité se consomme le Parricide. Dans l’obscurité, c’est-à-dire dans les ténèbres de cette libido sanguinaire : « Éclatant d’une colère démesurée, il bondit sur eux à coup de poignard, et il trépignait, écumait, avec des hurlements de bête fauve. Puis il s’arrêta. Les morts, percés au cœur, n’avaient pas même bougé… »

Autrefois, il rentrait de la chasse pareil à une bête farouche ; et le voilà, maintenant, tout à fait un fauve. Puis il s’arrête, rassasié à jamais. Et il écoute, le parricide, les râles des agonisants. Ils s’affaiblissent, mais qu’est-ce que cette voix plaintive qui les continue, au loin ? C’est le passé qui revient, qui s’enfle, devient cruel : « …et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir ». Les morts, les victimes, commencent à vivre en Julien d’une vie immortelle ; et la vie réelle disparaît, devient un fantôme. « …Il crut voir, dans l’encadrure de la porte, le fantôme de sa femme, une lumière à la main ».

Le visage des morts est d’une majestueuse douceur et ils ont l’air de garder un secret éternel. Mais quels sont ces visages ? Et quel est ce sang que Julien voit partout ? Il ne s’agit plus d’une petite goutte que l’on peut essuyer avec la manche. Des éclaboussures et des flaques, même le long du Christ d’ivoire suspendu dans l’alcôve. Et le reflet écarlate d’un vitrail en jette des taches plus nombreuses, partout. C’est l’existence même de Julien qui sombre dans le sang. Des gouttes, suintant du matelas, tombent une à une sur le plancher. Combien sont-elles ? Innombrables. Comment pourra-t-il les essuyer, Julien ?

Il pourra les essuyer en sortant de l’existence, qui est le mal, qui est le sang, le plaisir dans le sang et pour le sang. À la fin du jour, il parlera à sa femme « d’une voix différente de la sienne ». Il lui ordonne de prier « pour son âme », « puisque désormais il n’existe plus ». C’est la grande parole de Saint Julien ; dans le crime, l’homme cesse d’exister. Sa victime, au contraire, commence à vivre en lui d’une existence étrange, supérieure à la vie, absolue. Le bourreau obéit désormais à sa victime en tous ses pas, elle devient son ciel, sa loi, son amour, puisqu’il est sorti avec elle de l’existence où l’on jouit et où l’on tue, pour entrer dans la vie où l’on aime, on souffre, on supplie et où l’on est repoussé et bafoué.

Julien reste l’Adam voluptueux et féroce qui plonge ses mains dans la vie palpitante et innocente jusqu’à ce que le sang versé retombe sur lui. Mais son existence d’homme l’abandonne dans ces gouttes qui suintent, lentes et fatales, sur le plancher. Elles sont les gouttes de « son » sang !

Il mendie sur les grands chemins, il se confesse à tous ceux qu’il rencontre ; et maintenant que les hommes l’évitent, le repoussent, lui lancent des pierres et lui ferment leur porte, il commence à aimer la vie. Il regarde le spectacle de l’existence humaine si calme, si tranquille ; de l’existence de ceux qui ne se sont jamais penchés « vers les choses profondes », avec une mélancolie et avec un regret infinis. Il aime les poulains, les oiseaux, les insectes. Le loup voudrait devenir François : mais il n’est qu’au commencement de son chemin : « …Les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages ; et chaque nuit, en rêve, son parricide recommençait ». Il a horreur dé lui-même et pourtant ne se révolte pas contre Dieu qui lui a infligé cette action qu’il se désespère d’avoir pu commettre. Flaubert touche ici au mystère de la liberté humaine. L’homme n’est pas libre et pourtant il n’accepte point de ne pas se considérer responsable de ces actions que Dieu ou son Destin lui ont infligées.

Julien est désormais le repoussé, l’abandonné ; il ne cherche plus que la mort, mais l’abîme le rejette, les flammes l’épargnent. Il ne pourra entrer dans l’amour que le jour où il s’apercevra que sa figure s’est identifiée avec celle du père qu’il a tué en même temps, il cessera de chercher la mort.

Flaubert a accompli une transposition saisissante du mythe de Narcisse dans le monde chrétien, dans un monde qui a une conscience tragique du péché et un amour également tragique de la vie, un amour pathétique de l’amour : Julien, qui veut mourir, se penche sur une fontaine pour en mesurer la profondeur ; il ne voit pas dans l’eau claire le jeune homme fascinant dont la beauté parfaite donne l’illusion d’être incorruptible et qui est une invitation à une volupté solitaire et mortelle ; ce qu’il voit, c’est l’homme tel qu’il est au terme de son voyage terrestre, quand il a déjà consommé son existence et qu’il a déjà essuyé tous les outrages ; quand il a tué et qu’il a été tué.

« …Il vit paraître en face de lui un vieillard, tout décharné, à barbe blanche et d’un aspect si lamentable qu’il lui fut impossible de retenir ses pleurs… L’autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure rassemblant à celle-là. Il poussa un cri ; c’était son père ; et il ne pensa plus à se tuer ». Maintenant que l’identité avec la victime est achevée, Julien pourra entrer dans l’amour ; dans l’amour qui donne, dans l’amour qui agit.

Le fleuve orageux (35) qu’il entreprend de faire traverser à tous les voyageurs inconnus qui se présentent à lui est une figure poétique, un symbole. Il coule dans une lande humide, stérile, déserte, dont la terre, au printemps, a odeur de pourriture et où, l’hiver, d’atroces gelées donnent aux choses la rigidité de la pierre ; cette lande est le cœur ravagé de l’homme qui a assassiné son père et sa mère, les flots verdâtres du fleuve (c’est un fleuve infernal) sont les flots tumultueux de son remords.

Pourtant, seulement dans une terre comme celle-ci on pourra entendre, plus forte que les mugissements des flots, une voix puissante ayant l’intonation d’une cloche d’église ; seulement au bord d’un fleuve aussi tumultueux pourra paraître un homme dont le visage est recouvert d’une lèpre hideuse, mais dont l’attitude a une majesté de roi.

À cet homme ta dernière nourriture, Julien ! À cet homme, à l’Homme portant sur son visage les signes de sa misère et de sa majesté, ta dernière goutte de vin, ton dernier lit de feuilles mortes, la dernière chaleur de ta vie coupable, ta dernière haleine. Dans un retour pathétique de motifs, Julien fera avec le lépreux ce que les doux cerfs de la vallée avaient fait entre eux, sous les yeux de celui qui serrait leur mort dans son poing meurtrier. Et la mort de Julien qui vient de parcourir tout son chemin vers les choses profondes, c’est la grande extase, c’est la vie d’amour. « …Une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l’âme de Julien pâmé… »

C’est ainsi que se conclut la Légende, ce conte en trois parties où, pour mieux dire, en trois actes parfaits, équilibrés dans un dessin aux lignes précises, dont les thèmes et les motifs se correspondent, s’entremêlent, pour se développer, tous à la fois, dans le finale lumineux et apaisé. Parler pour la Légende d’un récit « genre romantique » signifie se laisser tromper, dans un jugement trop facile, par la couleur médiévale du Temps. Rien de plus classique que le dessin de ce poème, si essentiel, où il n’y a pas un seul détail pittoresque qui prenne le dessus sur le fond, mais où tout détail est sévèrement soumis à une fonction constructive. La brièveté et la concision même de ce conte en assurent la classicité. Dans cette œuvre à la parfaite unité d’action, on ne pourrait ajouter aucun détail nouveau, on ne pourrait introduire aucun commentaire ni aucune réflexion psychologique ; on ne pourrait rien enlever non plus. Aristote « aurait été content », comme Flaubert avait dit de Baudelaire à propos de Salammbô (36) ; c’est là une œuvre organique, c’est un « être vivant », organisé. Flaubert y a poursuivi et y a atteint ce que tout poète classique a poursuivi, une vérité universelle, qui n’est liée ni au Temps ni au Lieu.

Une fatalité tragique est en Julien, comme elle avait pesé sur Œdipe ; c’est la fatalité du sang qui ronge l’homme et son existence. Il s’agit d’une fatalité intérieure qui, du fait même qu’elle est intérieure, ne saurait le délivrer du sentiment de la responsabilité, de la conscience d’un péché dont la première manifestation volontaire se perd dans la nuit des temps, mais ne s’abolit pas ; c’est le contraste irrémédiable qui est dans le fond de la doctrine chrétienne et que le jansénisme mit au jour avec une violence particulière. Si Julien est situé dans le Moyen Age, c’est qu’il est chrétien ; pourtant, sa fable et son, mythe sont la révélation d’une vérité universelle : tout homme est, dans une certaine mesure, un parricide, et il cesse de l’être seulement quand il reconnaît dans ‘son propre visage le visage du père, un visage dont les traits portent tous les signes de la misère de l’homme et de ses larmes. Toute vie détruite, tout mal consommé sont parricide, car le père et la mère sont la vie, la continuité inexhaustible de la vie.

Il fut sans doute plus facile, pour Flaubert, d’écrire la Légende de Saint Julien que Bouvard et Pécuchet, parce qu’il est facile de cueillir d’un arbre un fruit mûr ; et à ce bref récit, Flaubert était arrivé après avoir vécu l’expérience de Madame Bovary, des trois versions de la Tentation, de Salammbô, de l’Éducation ; il y était arrivé après avoir vécu une vie entière penché en méditation sur « les choses profondes ».

L’aventure tragique de sang, de péché et de rachat put donc s’exprimer dans une composition brève et mesurée, où l’artiste, présent et absent partout, mit pierre sur pierre, en créant des arcades aériennes et fermes, en sculptant des bas-reliefs impétueux et anxieux et en polissant son œuvre entière avec amour et patience. L’œuvre pareille au mur de l’Acropole qui avait hanté Flaubert durant ses dernières années est donc là, réalisée dans cette « bêtise » de trente pages, qu’il avait composée comme intermède à un travail « plus difficile », sur lequel il devait mourir, insatisfait et pensif.

                                                         Lorenza  Maranini.

(1) Correspondance, Ed. Conard, Paris, 1926, t. I, p. 199-200.

(2) Cor. t. I, p. 203.

(3) Souvenirs littéraires, t. I, p. 237.

(4)M. Gossez. Le Saint Julien de Flaubert, Lille, 1903. R. Dumesnil, Gustave Flaubert, l’homme et l’œuvre, Paris, 1947.

(5) Cor.  t. III, p. 103 et suiv.

(6) Cor. t. VII, p. 262.

(7) Cor. t. VII, p. 263.

(8) Cor., t. VII, pp. 267, 263.

(9) Marie Jeanne Durry. Flaubert et ses projets inédits, Paris, 1950, p. 367 et suiv.

(10) Souv. litt., t. I, p. 237.

(11) Cor., t. I, p : 355 (4 octobre 1846).

(12) Madame Durry a retracé les notes du calepin que l’on retrouve par-ci par-là dans la Légende et elle conclut : « Un peu du goût sauvage qu’ont cette meute et cette fauconnerie, un peu de leur couleur, un peu de ces quelques noms de contrées fabuleuses qui donnent aux phrases leur lointain, viennent de ces vieux livres honnis. Mainte précision aussi… ». (Ouv. cit., p. 375).

(13) Même si, parfois, ces détails finissent par entrer avec un certain excès dans l’œuvre achevée.

(14) Cor., t. VIII, p. 207.

(15) Cor., t. I, pp. 37 et suiv.

(16) Cor., t. I, p. 76.

(17) Cor., I, p. 172.

(18) Cor., t. I, p. 201.

(19) Cor ., t. I, pp. 228 et suiv.

(20) Cor., t. I, pp. 238 et sulv.

(21) Cor., t. X, pp. 214 et suiv.

(22) 21-22 août 1846. Cor., t. I, pp. 259 et suiv.

(23) Cor., t. VII, p. 308. 19 juin 1876.

(24) Albert Thibaudet avait aussi observé, dans son « Gustave Flaubert », que… « dans cette destinée du meurtre qui saisit Julien et la roule sur la pente tragique, nous reconnaissons l’humanité entière qui porte cela dans sa chair et n’en peut être lavée que par une grâce surnaturelle ». (Gustave Flaubert, Paris, 1935, p. 179).

(25) P. Valéry. Variété, III, p. 9 et suiv. « Je disais à Stéphane Mallarmé… »,

(26) Lettre sur les mythes, Variété II, p. 255.

(27) « Un cœur simple et Saint Julien sont placés aux deux extrémités où il n’y a pas encore et où il n’y a plus d’histoire, et où, pourtant, la figure de l’histoire rôde, ici comme un pressentiment, là comme un souvenir », observe encore Thibaudet, avec sa pénétration habituelle. (Ouv. cit., p. 182).

(28) Les romanciers contemporains, « La Revue Bleue », 11 et 18 octobre 1875.

(29) Trois Contes. Paris, Ed. Conard, 1928, p. 220.

(30) Cor., t. III, p. 291.

(31) Cor., t. III, p. 294.

(32) Trois Contes, Ed. citée, p. 91.

(33) Madame Durry observe (ouv. cit., p. 369) que « …cette scène est le merveilleux aboutissement de ceci : dès Xbre, ils se mettent en bardes = troupes, pendant les grands froids se tiennent serrés les uns [contre] les autres et se réchauffent de leur haleine. (Carnet 17, n° 84 v°).

(34) Cette prédiction, nous dit Flaubert, « …l’obsédait, il se débattait contre elle » … et tout de même, il se demandait : « Si je le voulais, pourtant ? »

(35) M. Jacques Toutain-Revel, président de la Société Les Amis de Flaubert, a bien voulu me transmettre ces renseignements sur le passage du conte où le lépreux appelle Julien pour lui demander sa barque : « …Flaubert s’est servi de ce qu’il avait sous les yeux, c’est-à-dire la barque traversant la Seine et que les riverains, à Croisset, hélaient d’une berge à l’autre. L’embarcadère se trouvait — et se trouve encore d’ailleurs — devant le pavillon de Croisset, et le soir ou la nuit, il n’était pas rare que l’écrivain, dont les lampes servaient de phare aux mariniers, entendit les voix des « clients » appelant le passeur. Il y avait souvent du brouillard et l’ensemble fascinait Flaubert. Le passeur s’appelait Saint-Martin. Flaubert était très lié avec lui. Il a laissé à Croisset une assez nombreuse famille, dont deux ou trois membres, maintenant âgés, ont connu Flaubert. Il y a là une « source » certaine de la Légende… et la cabane du passeur Saint-Martin servit à coup sûr de modèle à Flaubert pour décrire la cabane de Julien ».

(36) Dans la lettre à Ernest Feydeau (début octobre 1661) : « J’arrive aux tours un peu foncés… Baudelaire sera content… ». (Cor., t. IV, p. 455).