Victor Hugo vu par Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 25

 

Victor Hugo vu par Flaubert

« …Je suis résigné à vivre, comme j’ai vécu, seul, avec une foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cour ».

« La solitude serait pesante sans la communion avec les grands esprits », écrivait Victor Hugo à Paul de Saint-Victor. Flaubert partageait cet avis, et c’est cette communion qui lui donna la force de persévérer dans son travail d’ermite. Comme le père des Châtiments exilé dans une île, Flaubert était parvenu à vivre à Croisset en complet désintéressement de toute chose, excepté des grandes manifestations de la conscience et de l’intelligence.

Ces grands esprits, quels étaient-ils ? D’abord, ceux de l’antiquité latine : Virgile, Lucrèce, Suétone, Tacite — et grecque, surtout : Sophocle, Homère, Hérodote, Théocrite, dont il avait appris la langue afin de les pouvoir entendre dans leur originalité. Puis « le sacro-saint et extra-beau Rabelais, père de la littérature naïve et franche de Molière et de La Fontaine et dont l’œuvre est un fait historique ayant par elle-même une telle importance qu’elle se lie à chaque âge et en explique la pensée » ; Montaigne, « Je ne connais pas de livre plus calme et qui nous dispose à plus de sérénité », disait-il des Essais ; Montesquieu ; Cervantès, « Don Quichotte, quel gigantesque bouquin » ; Ronsard, « Quel poète ! quel poète ! Quelles ailes ! C’est plus grand que Virgile et ça vaut Goethe, du moins par moments, comme éclats lyriques » (1) ; Voltaire, « un saint », qu’il aimait autant qu’il détestait le grand Rousseau ; les anglais Shakespeare et Byron.

Ensuite la plupart des vivants de haut renom, comme de grand talent : Victor Hugo, Théophile Gautier, Michelet, Renan, Baudelaire, Sainte-Beuve, les frères de Goncourt, Émile Zola, Leconte de Lisle, Ivan Tourgeneff, Guy de Maupassant, Hippolyte Taine, outre ceux qu’il connut dès sa prime jeunesse ou dans son adolescence : Alfred Le Poitevin, Louis Bouilhet de Cormenin, Maxime Du Camp, Ernest Feydeau, Eugène Duplan, le sculpteur Pradier, le savant naturaliste Georges Pouchet.

Comme la plupart des écrivains de sa génération, Flaubert eut une admiration à peu près totale pour Victor Hugo qu’il appelait, dans sa correspondance avec Louise Colet, le « grand crocodile ».

Jeune encore, il le voit chez des amis communs et fait part de ses premières impressions à son sujet, en décembre 1843, à sa sœur Caroline : « C’est un homme comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, l’air de s’observer et de ne vouloir rien lâcher, il est très poli et un peu guindé. J’aime beaucoup le son de sa voix. J’ai pris plaisir à le contempler de près, je l’ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était sorti de cet homme, les yeux fixés sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. C’était là, pourtant, l’homme qui m’a le plus fait battre le cœur depuis que je suis né et celui, peut-être, que j aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas… »

Flaubert devait, plus tard, lui adresser un exemplaire de Madame Bovary, sur grand papier velin, en un seul volume, avec cette dédicace sur le faux titre : « Au Maître. Souvenir et hommage » ; puis, « en tremblant », dès parue, sa Tentation de Saint-Antoine.

Hugo avait entendu parler de Flaubert, une première fois, par Louise Colet.

Correspondant avec la poétesse par l’intermédiaire de Mrs Tennant, amie de Flaubert, domiciliée à Londres, Hugo le remercia, ce qui lui valut cette réponse : « Cependant, vous me permettrez, Monsieur, de vous remercier pour tous vos remerciements et de n’en accepter aucun. L’homme qui, dans ma vie restreinte, a tenu la plus large place, et la meilleure, peut bien attendre de moi quelque service — puisque vous appelez cela des services ! La pudeur que l’on a à exposer soi-même toute passion vraie m’empêche — malgré l’exil — de vous dire ce qui m’attache à vous. C’est la reconnaissance de tout l’enthousiasme que vous m’avez causé ».

Lorsque Victor Hugo fut rentré en France, Flaubert fréquenta régulièrement chez l’auteur des Misérables qui, plus que personne, avait le goût de la plaisanterie, même de la bouffonnerie et aimait particulièrement à se livrer, avec le père de Salammbô, à des joutes d’esprit et de gaieté dont la verdeur les obligeait quelquefois à s’éloigner des dames. Une anecdote qu’a contée Maurice Talmeyr, montrera le degré d’admiration qu’avait Flaubert pour Hugo (2).

Un jour, il lui demande : « Et la prochaine Légende des Siècles, cher maître ? Quand pourrons-nous la lire ?

— Avant quinze jours d’ici, mon cher Flaubert. Elle va paraître !

— Encore quinze jours … Mais c’est un siècle !…

— Eh bien ! attendez… Vous allez être servi tout de suite… Je vais

vous lire Le Temple d’Ephèse.

— Ah ! sapristi, s’écriait Flaubert, transporté de joie… Bravo ! Bravo ! Bravo ! Ah ! Le Temple d’Ephèse !… Ah ! quel beau titre !… Ah ! nom d’un chien !… Ah ! le splendide sujet !… Ah ! Le Temple d’Ephèse !… Ah ! Saperlotte !…

Un instant après, Hugo, qui était allé chercher la pièce de vers, revenait tenant à la main de grands feuillets, mettait ses lunettes et commençait de lire. Flaubert l’écoutait, plongé dans l’admiration et profondément calé dans son fauteuil… Tout à coup, aux premiers vers particulièrement beaux :

« Ma tranquille blancheur fait venir les colombes…

Corinthe, en me voyant, pleure, et l’art ionique

Me revêt de sa pure et sereine tunique… »

Flaubert frappe le parquet du pied, secoue sa figure de vieux guerrier moustachu et lance d’une voix de basse, où il y avait à la fois de la religion et de la blague :

— Cochon !

C’était une hilarité générale, et le plus disposé à s’y associer était Victor Hugo lui-même. Puis le magnifique poème s’envolait, montait, planait :

« Mon frontispice appuie au calme entablement

Ses deux plans lumineux inclinés mollement,

Si doux qu’ils semblent faits pour coucher des déesses ; »

Et à chaque nouveau coup d’ailes qui l’emportait toujours plus haut dans la sublimité :

« Je suis l’art radieux, saint, jamais abattu ;

Ma symétrie auguste est sœur de la vertu ; »

Un nouveau coup de pied résonnait sur le parquet avec la même apostrophe :

« Mes degrés sont les mots d’un code, mon fronton

Pense comme Thalès, parle comme Platon ;

Mon portique serein, pour l’âme qui sait lire,

A la vibration pensive d’une lyre…

Je suis la vérité bâtie en marbre blanc ;

Le beau c’est, ô mortels, le vrai plus ressemblant ».

Autre fait. Louise Colet a reçu du grand exilé une lettre de félicitations qu’elle envoie au solitaire de Croisset. C’est en 1852, époque à laquelle le futur auteur de Madame Bovary et la Muse correspondent régulièrement. Flaubert en accuse réception en ces termes : « La lettre de Victor Hugo m’a fait un singulier effet ; malgré moi, tout cet après-midi, je ne pouvais m’empêcher de reporter mes yeux dessus et d’en considérer l’écriture. Je la connaissais pourtant, mais d’où vient qu’elle ne m’avait jamais causé cette impression ?… As-tu remarqué comme cette lettre écrite au courant de la plume est bien taillée de style, comme c’est carré, coupé ?… Mon vieux culte en a été rafraîchi ; on aime à se voir bien traité par ceux qu’on admire. Comme ils seront oubliés tous les grands hommes du jour quand celui-là encore sera jeune et éclatant ».

La veille des obsèques de Flaubert, on demandait à Victor Hugo pourquoi il ne prononcerait point (ou n’enverrait pas) quelques paroles sur l’auteur de l’Éducation Sentimentale.

— Je l’aurais fait, répondit le poète, mais on ne m’a rien demandé. J’aimais Flaubert parce qu’il était bon. L’humanité a, avant toutes choses, deux grandes catégories : les hommes bons et ceux qui ne le sont pas. Je ne veux point dire les méchants. Flaubert était de ceux qui sont bons, et à cette grande bonté, il ajoutait un grand talent. Je l’aurais dit volontiers.

Quelle admirable page nous eût valu l’oraison funèbre du poète de Salammbô par le poète de la Légende des Siècles !

Maurice Haloche.

(1) On sait que Flaubert pensa, en 1852, publier avec Louis Bouilhet, qui en avait eu l’idée, une édition nouvelle des poésies de Ronsard, « qui contiennent cent belles choses, mille, cent mille ».

(2) Voir Souvenirs d’avant le Déluge, par Maurice Talmeyr, aux Éditions du « Myrte », in-16e portrait, Paris 1947, et Les Grands Jours de Flaubert, par Georges Bertrand (préface H. Dumesnil), Éditions Perrin, 1927.