L’élève Flaubert (Gustave) au Collège Royal de Rouen

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 2

 

L’élève Flaubert (Gustave) au Collège Royal de Rouen

Le Lycée de Rouen, ancien collège de Jésuites, fondé en 1631, a grande allure avec sa cour d’honneur d’une pureté classique, sa chapelle et ses bâtiments d’une sobre grandeur. Au cours des années, les rapports d’inspection n’ont pas manqué de lui apporter d’académiques hommages. « Le public et les familles », déclare un inspecteur d’Académie, s’intéressent à sa prospérité. Les habitants de Rouen tiennent d’autant plus à cet établissement qu’il est le plus beau fleuron universitaire de cette ville.

« Le Lycée, écrit un autre, est situé dans une des parties les plus saines de la ville. Les cours de récréation sont au levant, elles se succèdent du Midi au Nord et s’élèvent en terrasses. Elles sont balayées par un courant d’air très salubre ».

On sait que toutes ces séductions ne suffirent point à apprivoiser l’élève Gustave Flaubert qui n’a point ménagé ses anathèmes au vieil établissement, devenu pour lui une géhenne de laideur et de bêtise à laquelle il se sentait parfaitement étranger.

Lorsqu’en 1832 Flaubert fait ses débuts dans la classe de huitième du Lycée, devenu « Collège royal », celui-ci vibre encore au souvenir de la grande révolte de l’année précédente. Au mois de mars 1831, en effet, M. Faucon, le proviseur, signalait au recteur « l’acte d’insubordination » du jeune Clouet qui s’était montré comme « chef et principal agent d’une espèce de complot tendant à compromettre gravement l’ordre ». L’élève Clouet et quatre ou cinq de ses camarades avaient refusé à l’aumônier de se confesser. Clouet maintint son attitude devant le proviseur qui déclara ne pouvoir le garder au Collège jusqu’à ce que le Ministre ait statué sur cette affaire. Par représailles, les élèves de première conspuèrent l’ecclésiastique aux cris répétés de « À bas l’aumônier ! ».

Ce n’était qu’un début. Quelques jours après, des désordres éclatèrent dans la classe d’anglais de quatrième, puis les élèves témoignèrent leur hostilité au professeur de philosophie, l’abbé Denize, en le chahutant copieusement. L’administration ayant prononcé le renvoi des coupables, les internes dînant au réfectoire accueillirent le censeur par des sifflets et des trépignements et l’accusèrent d’avoir frappé deux élèves de quatrième.

« Je m’élançais au réfectoire » écrit le proviseur dans une narration dramatique au recteur, « ma présence suffit pour apaiser le tumulte ; il a recommencé hier soir. Je fis comme la veille et le calme se rétablit aussi à l’instant. Ce soir, M. le Censeur me désigne un élève lançant un œuf sur lui. C’est celui que M. le Censeur a maltraité. Il sera remis à sa famille ».

La rébellion n’en diminua pas d’autant, bien au contraire ! Le 6 mars, les élèves externes de la classe de quatrième s’engagèrent, sur l’honneur, à faire rentrer de gré ou de force leurs camarades exclus, jurant de se faire exclure tous plutôt que de céder ! Le lendemain matin, en effet, externes et internes refusèrent de se rendre en classe et commencèrent à se barricader dans un dortoir. Voici le proviseur en alerte et dans les transes !

« Après avoir prié deux professeurs » écrit-il « de se rendre en courant chez M. le Recteur, j’y vole et j’arrive à temps pour empêcher ce malheur. Je suis resté près de trois heures au milieu des grands. Aussi n’ont-ils rien fait que d’inutiles efforts pendant que les moyens, s’étant barricadés dans le quatrième dortoir, ont fini par y briser tout. Le recteur, arrivé sur les lieux, fut impuissant à conjurer les hurlements des collégiens, que ponctuait le fracas des carreaux et des vitres de l’établissement volant en éclats. Les insurgés entreprirent de bombarder avec des projectiles variés la salle des délibérations où le Conseil Académique siégeait sans désemparer. Il dut faire appel à la Garde Nationale et aux pompiers qui placèrent des détachements à la porte des dortoirs. Enfin, après avoir consenti à parlementer, les mutins quittèrent leurs retranchements. Le 10 mars, le Lycée fut temporairement licencié ».

Le sang de Flaubert dut bouillir pour n’avoir pas participé à l’insurrection. Les récits qu’en faisaient ses aînés s’accordaient trop bien avec son tempérament de collégien révolté pour ne pas frapper son imagination. Il s’inspirera plus tard de ces temps héroïques et en particulier du serment spartiate des élèves de quatrième se solidarisant avec leurs camarades exclus. Beau geste romantique, estimait-il, où la révolte, alliée au désespoir, s’accordait bien aux sentiments qui agitaient sa génération. Romantique, on l’était éperdument au Collège de Rouen. On lisait des romans, on portait un poignard dans sa poche, on venait en classe avec des cravates étonnantes, on récitait des vers d‘Hernani. « On n’était pas seulement » dira Flaubert « troubadour insurrectionnel et oriental. On était avant tout artiste ».

Drapé dans le manteau des romantiques, Flaubert oppose sa révolte, son amertume et son dédain au milieu dans lequel il se voit condamné à vivre. Il écrit, en 1838, dans Les Mémoires d’un Fou : « Je suis au Collège dès l’âge de dix ans et j’y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes. Cette société des enfants est aussi cruelle pour ses victimes que l’autre petite société pour celle des hommes. J’y fus froissé dans tous mes goûts, dans la classe pour mes idées, aux récréations pour mes penchants de sauvagerie solitaire. J’y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtres et raillé par mes camarades. Je me vois encore assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins et que mes camarades me regardaient en ricanant ».

D’autres, les faibles, les souffre-douleurs, se seraient résignés. Lui, déverse son plein de sensibilité dans la littérature. Ce collégien écrit des essais, des contes historiques, un Louis XIII, drame en cinq actes. Il collabore au Colibri, journal de la Littérature, des Théâtres, des Arts et de la Mode. Une soif d’écrire le dévore. Mais sa hargne contre le disciple, l’obligation de marcher en rangs, d’obéir aux roulements de tambour l’indignent et l’exaspèrent. Il prend en haine le quinquet fumeux de l’étude, le pupitre de bois, les rideaux blancs du dortoir.

Du régime impérial, le Collège de Rouen a hérité une certaine allure militaire. On peut en juger d’après ce rapport écrit en 1835 par l’Inspecteur général Naudet qui, chargé d’une enquête spéciale, débarqua inopinément au Collège sur le coup de quatre heures du matin, afin de s’assurer par lui-même de l’observation des règlements :

 « À cinq heures moins dix minutes, les maîtres étaient levés, le censeur et le sous-censeur faisaient leur ronde : au premier roulement de tambour, les 30 ou 40 élèves qui dormaient dans le dortoir où je me trouvais alors sont sortis de leurs lits et ont commencé à s’habiller ; je ne puis comparer la précision et l’uniformité de ce mouvement qu’à la manoeuvre d’un régiment sous les armes. Cependant, le sous-censeur a noté deux ou trois retardataires arriérés de quelques secondes. Les élèves ont fait leur toilette en silence à la fontaine ; ils sont revenus à leurs lits en silence et sont restés la main appuyée sur le chevet. Puis, à un signal, ils se sont formés en rang ; le sous-censeur a passé la revue de propreté et l’on est descendu sans autre bruit que celui des pas. On n’a que vingt minutes à présent pour le lever ; autrefois on n’avait qu’une demi-heure et l’on ne s’arrachait du lit que cinq minutes avant le départ et il y avait des traîneurs.

Cette métamorphose du Collège en moins d’un mois et l’aspect des élèves eux-mêmes m’ont persuadé que l’esprit de cette jeunesse est bon et qu’elle ne demande qu’à être bien gouvernée ».

M. l’Inspecteur général se trompait certainement sur les sentiments personnels de l’élève Flaubert à l’égard de ce mode de gouvernement. Le jeune Gustave traîne le collège comme un boulet. Il vitupère, tempête, explose, est en état d’insurrection permanente. Un jour, on lui confisque un journal manuscrit où il prend comme tête de turcs les professeurs et les élèves qu’il déteste. Il s’en faut de peu qu’il ne soit renvoyé.

Flaubert eut aussi une altercation avec un pion nommé Gerbal, sa bête noire :

« Je lui ai dit » raconte-t-il en 1835 à Ernest Chevalier « que s’il continue à m’ennuyer j’allais lui f… une volée et lui ensanglanter la mâchoire, expression noble » (2). Il fut vengé, du reste, car le proviseur dut renvoyer le répétiteur pour sa mauvaise tenue (3).

Quant aux amitiés, aux vraies amitiés du Collège, Flaubert n’en compte guère. Il se lie tout de même avec Frédéric Baudry, le futur philologue ; Ernest Chevalier, Alfred Nion, G. des Hogues, Charles d’Arcet (4). Le Poittevin est dans une classe supérieure à la sienne. Louis Bouilhet se trouve sur les mêmes bancs que lui, mais Gustave ne découvrira que plus tard ce « frère de Lettres ».

Le Collège de Rouen n’a pas fait de Flaubert un « fort en thème » ou plutôt celui-ci n’a pas daigné l’être. Il est un bon élève moyen dont le nom ne brille ni dans les compositions ni dans les palmarès de distributions de prix. Par exemple, il est premier en histoire. C’est que Flaubert a un professeur qui a forcé sa sympathie, comme celle des autres élèves. Ce maître, Cheruel, qui deviendra son ami, jouit au Collège d’un prestige mérité. Ses supérieurs le couvrent d’éloges : « professeur très distingué, les élèves l’aiment beaucoup… son enseignement n’a pas d’égal en province, conduite irréprochable. Caractère doux, ferme et loyal, fort considéré pour son caractère et pour son mérite incontestable. Il a publié, dans le courant de l’année, un volume sur la domination des Anglais à Rouen pendant le XVe siècle. Cet ouvrage lui a valu l’envoi par le Ministre de quelques volumes de documents inédits » (5).

Le rapport de l’Inspecteur général pour l’année scolaire 1839-1840, indique comment ce maître, cher à Flaubert, dirigeait sa classe :

« Dans chaque leçon, la première heure est consacrée à de nombreux interrogatoires sur l’avant-dernière leçon et à des observations sur les rédactions corrigées. Deuxièmement : à la vérification des rédactions du jour. La seconde heure est employée à l’exposition orale et au développement des questions du programme. Cette exposition est faite avec méthode et netteté. Les élèves prennent des notes et suivent avec intérêt. Quand une époque entière a été étudiée, une rédaction spéciale en présente le résumé. Les rédactions sont annotées en particulier par le professeur et rendues aux élèves qui les conservent soigneusement. La marche est la même pour les trois cours. Les notions de géographie propres à éclairer l’histoire sont données dans une large mesure par de rapides questions adressées sur tous les points de la salle. M. Cheruel sait tenir tous ses élèves en haleine. Les questions du programme sont épuisées avant la fin du cours ».

Complétant ce portrait pédagogique, Félix Bouquet, dans ses « souvenirs du collège de Rouen par un élève de la pension », nous décrit Cheruel : « il était de haute taille, le front haut et large, de grands yeux vifs et intelligents, un nez bien fait et fin, la chevelure châtain, la démarche alerte et ferme ». Sous sa robe, son air seul nous imposait à tous le silence et le respect. Sa parole claire, sonore, bien timbrée, était facilement entendue de tous… Il parlait sans notes ».

Grâce à ce maître, l’élève Flaubert prend goût à l’histoire. Son nom brille au palmarès. En troisième et en, seconde, il décroche le premier prix ; en rhétorique, le second. Il écrit des nouvelles historiques : « Deux mains sur une Couronne », « Loys XI », « La Mort du Duc de Guise », etc. Cheruel l’engage, à traiter un grand sujet : « La lutte du Sacerdoce contre l’Empire ».

Flaubert accepte, mais ne se presse guère. Il écrit à Ernest Chevalier : « Cheruel, en partant, m’avait dit : « Avec le plan que vous avez formé, il vous faudra au moins deux mois, et je n’ai presque rien fait. En huit jours, cependant, la besogne sera bâclée » (6).

L’auteur de « Salammbô » retrouvera un jour, à Paris, Cheruel, devenu professeur à la Sorbonne. Il lui marquera toujours une fidélité reconnaissante. L’élève Gustave Flaubert ne consentait à briller qu’avec les maîtres qu’il estimait. Il en fut ainsi avec le savant Pouchet, professeur d’histoire naturelle, qui lui attribua la première place en composition. Pouchet, malheureusement, manquait de qualités pédagogiques. « Ce professeur, dit un rapport d’inspection, a de l’instruction, mais sa mauvaise santé et la difficulté de s’occuper en même temps de la tenue et de la leçon l’empêchent d’obtenir de grands résultats » (7).

Félix Bouquet raconte que les croquis de bêtes au tableau noir, exécutés par le naturaliste, s’accompagnaient de cris appropriés et en présence d’un désordre intolérable. On dut bientôt suspendre son cours.

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Si l’élève Flaubert détestait l’autorité, il n’en demeurait pas moins généreux et bon. Il le démontra une fois de plus en apportant son témoignage en faveur du censeur Galtier, menacé par les foudres administratives.

C’était en 1835. Le collège de Rouen était en pleine crise. Les familles lui retiraient leur confiance. « On reprochait à l’Administration », déclarait un rapport d’inspection, « d’avoir ruiné la discipline, d’avoir laissé affaiblir les études au détriment des élèves internes et de n’avoir pas empêché la corruption des mœurs ». Le proviseur, M. Faucon, était très critiqué par ses supérieurs. Selon l’avis général, il était « un bon homme qui veut le bien, mais qui se perd dans les petits détails du ménage et qui manque de caractère et d’habileté ». Des grief analogues s’adressaient à M. Galtier, le censeur, auquel on reprochait son défaut d’autorité. Les Inspecteurs généraux se faisaient l’écho des doléances des familles, se plaignant de ce que les élèves « n’aient point dans l’intérieur de la maison les secours des répétitions générales, que ceux des pensionnats particuliers reçoivent des instituteurs ».

Le censeur se défendit. Il brandit bientôt une attestation du docteur Flaubert, membre du Conseil d’Académie, qui lui-même s’appuyait sur l’avis de Gustave, jouant le rôle de témoin à décharge.

Voici la lettre du Docteur à Galtier :

« Rouen, onze décembre 1835.
» Monsieur,
» J’avoue que j’étais dans l’erreur en attribuant le dépérissement du collège à l’abandon et au laisser-aller des études de la part de MM. le Proviseur et le Censeur. J’ai interrogé mon fils, actuellement en quatrième ; il m’a assuré que tous les jours, M. le Censeur appelait les élèves de sa classe pour les faire travailler ; que la dernière année, vous le faisiez, il est vrai, bien moins souvent, mais que vous veniez tous les jours deux fois dans son étude.
» J’attribue cette diminution de zèle pour pousser les élèves, à votre état de santé et aux conseils que je vous avais donnés de parler le moins possible.
» Je dois donc reconnaître que, de ce côté, je m’étais trompé pour ce qui vous regarde.
» Agréez…
» Flaubert ».

La loyauté des Flaubert, père et fils, ne suffît point à empêcher le départ du censeur, qui fut changé de lycée, ainsi que le proviseur.

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L’année suivante, la ville de Rouen fut le théâtre d’un événement médical qui rappelle singulièrement l’opération du pied bot, tentée par Charles Bovary.

On se rappelle l’épisode où le pharmacien Homais apporte triomphalement à Emma Bovary et à son époux l’annonce qu’il a rédigée à l’adresse du Fanal de Rouen et qui débute ainsi :

« Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de la face de l’Europe comme un réseau, la lumière, cependant, commence à pénétrer dans nos campagnes. C’est ainsi que mardi, notre petite cité d’Yonville s’est vue le théâtre d’une expérience chirurgicale qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués… »

Les protestations émues de Charles, les commentaires de Homais interrompent un moment la lecture, puis le pharmacien reprend :

« M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a opéré d’un pied bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d’écurie depuis vingt-cinq ans à l’Hôtel du Lion d’Or, tenu par Mme Lefrançois, sur la place d’armes ».

Or, l’Écho de Rouen avait publié, le 9 août 1836, la lettre ci-dessous :

« Monsieur,
» Si l’on doit proscrire avec soin le charlatanisme éhonté qui, trop souvent, spécule sur la crédulité publique, c’est un devoir aussi de signaler à l’attention les hommes que leur expérience et leur spécialité rendent véritablement dignes de confiance. M. Burgué, oculiste distingué, de passage à Rouen, restant à l’Hôtel de Fécamp, avenue du Mont-Riboudet, sur mon invitation, opéra l’enfant du nommé Boimard, indigent de ma commune, aveugle né, âgé de 8 ans, et au même moment, il opéra aussi le nommé Girouard, de la commune de Saint-Denis, près Tôtes, privé de l’oeil gauche depuis quatorze ans et entièrement ; aveuglé depuis deux ans. Ces opérations furent faites en ma présence et celle de MM. Flaubert, Vingtrinier, Grout et Béchet. Le 25 juillet et le 11 août, je fus les visiter, et à ma satisfaction ils ont tous deux recouvré la vue.
» Je vous prie, Monsieur le Rédacteur, dans l’intérêt des personnes affligées de la vue, d’insérer cette note dans votre plus prochain numéro.
» Agréez, etc… ».
» A. Potel, Maire ».

On est tenté de voir une similitude entre l’article rédigé par Homais et celui du maire Potel. Gustave Flaubert avait entendu son père parler de cette opération. Il connaissait l’article publié par le Journal de Rouen et devait s’en souvenir plus tard (8). Il n’est pas interdit de supposer qu’il s’en soit inspiré, en le travestissant, dans la lettre au journal qu’il fait écrire à Homais. L’aveugle né est devenu un pied bot. Le Journal de Rouen : le Fanal de Rouen. M. Burgué, oculiste distingué, est transformé en « M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués ». L’Hôtel de Fécamp s’appellera « Hôtel du Lion d’Or ».

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Les années passent. À la rentrée d’octobre 1838, grand changement dans la vie scolaire de Flaubert, qui devient externe et annonce la nouvelle à Ernest Chevalier :

« Je n’aurai pas le collège pour m’embêter ; je suis externe libre ce qui est on ne peut mieux ; dès maintenant, adieu et pour toujours aux pions et aux arrêts » (9).

Gustave, néanmoins, continue à vitupérer. En 1830 il entre en philosophie. « J’ai l’avantage, annonce-t-il à Ernest Chevalier, d’être sous le père Gors (10), qui fait des racines carrées ; qu’importe ! grecques ou carrées, c’est de pitoyable soupe !… Te voilà donc revenu à Paris et moi revenu mieux que jamais au collège où l’ai l’honneur de m’ennuyer au superlatif, et pourtant, c’est là cette heureuse année de philosophie que tout le monde envie et que j’ai désiré aussi ardemment qu’on désire le ministère, un peuple, un roi, un état, une constitution, une dinde… ».

Flaubert décroche pourtant, au mois de novembre, le premier prix de dissertation française et en avertit Ernest Chevalier :

« Je suis le premier en philosophie. M. Mallet a rendu hommage à mes dispositions pour les idées morales. Quelle dérision ! À moi, la palme de la philosophie, de la morale, du raisonnement, des bons principes ! Ah ! Ah ! Paillasse ! Vous vous êtes fait un beau manteau de papier avec des grandes phrases plates sans coutures ».

Le professeur, M. Mallet, est très estimé, mais de santé précaire. « Des absences forcées, note un rapport d’inspection, ont donné lieu à un peu de désordre dans sa classe et même des plaintes anonymes. Ces plaintes sont très mal fondées ». En fait, le professeur suppléant est très mal accueilli par les élèves qui, le 11 novembre 1839, organisent en son honneur, Flaubert en tête, un chahut mémorable. Il s’ensuivra un drame universitaire dont Gustave sera le héros et qui l’amènera à planter là le lycée et la philosophie en pleine année scolaire.

À la suite du charivari dont il avait été victime, le remplaçant de M. Mallet rendit compte de l’incident au censeur :

 » J’ai l’honneur de vous adresser le rapport relativement au désordre qui a eu lieu lundi soir pendant la classe de philosophie, lorsque je suppléais M. Mallet. Les élèves sont entrés très bruyamment, en causant tout haut, et ce n’est qu’après être parvenu avec peine à obtenir le silence, que j’ai pu commencer la leçon qui a été interrompue trois fois par les élèves Flaubert, Santreuil et Poitevin, que j’ai été forcé de punir séparément. Le désordre continuant toujours, les élèves ayant été jusqu’à remuer les pieds et à murmurer, et étant obligé de suivre une explication assez difficile, il m’a été de toute impossibilité de distinguer les coupables. Je me suis vu forcé, quoiqu’à regret, d’infliger une punition générale, car je n’ignore pas les inconvénients qu’il y a de confondre l’innocent avec le coupable. J’ai longtemps hésité, et ce n’est qu’au troisième avertissement, que j’ai donné mille vers à toute la classe, promettant toutefois de lever la punition si les coupables se déclaraient. Mon intention était aussi de profiter du premier moment de silence pour les exempter de ce pensum, mais le désordre ayant continué, j’ai dû maintenir la punition.
» Je suis, avec respect, Monsieur le Censeur, votre très humble serviteur.
» 11 décembre 1839 ».

C’est alors que Flaubert rompt en visière à l’Administration. Il est le premier à signer (sans doute est-il le meneur du mouvement) une déclaration courte mais ferme qui résonne comme une déclaration de guerre :

« Les élèves dont les noms suivent refusent de faire le pensum général donné par M. Bezont. Après la signature de Gustave, on lit les noms suivants : Jore, Lemarié, Baudin, Hamard, Bouvil, A. Luce, Louis Bouilhet, Delporte, Eude, Bocquet, J.-A. Mallet, A. Delahaye, Dumart, A. Guillaume, Boulland, Bleaut, Piedelièvre, Santreuil, Lemaréchal, Barré, Rochet, Perre, Guyet, Lebourg, A. de Mesnard, Pinel, Oursel, Durand, Le Duc ».

Voici la classe de philosophie en rébellion ouverte ! Le nouveau censeur, M. Paillet, noté comme possédant une fermeté qui n’exclut pas les bonnes manières envers les élèves et les parents, « prend trois ou quatre fortes têtes et les menace d’exclusion ».

C’en est trop pour Gustave Flaubert qui, se souvenant des grande ancêtres de 1830, engage ses camarades à se solidariser avec les victimes et, au nom de tous, rédige une protestation à l’adresse du proviseur, M. Dainez :
« Monsieur le Proviseur,
» On nous a dit que nous étions des enfants, que nous agissions en enfants ; nous allons essayer, par notre modération et notre loyauté, à vous convaincre du contraire.
» Nous avons remis à M. le Censeur une lettre de tous les élèves qui ont refusé de faire le pensum. Sans avoir égard à cette liste, M. le Censeur s’est contenté de trois élèves qu’il ne menace de rien moins que d’une exclusion totale du collège, ce qui veut dire de briser leur avenir et de leur interdire à jamais la carrière qu’ils auraient pu embrasser. Il aurait peut-être été bien, avant de prendre une mesure aussi grave, aussi décisive, de peser dans une impartiale balance l’équité ou l’injustice d’un pensum qu’on vient aujourd’hui nous réclamer si impérieusement. Nous ne craignons pas de dire qu’un pareil examen eût incontestablement adouci la rigueur que M. le Censeur manifeste à notre égard. Quoi qu’il en soit, comme le pensum est un pensum général et, à ce titre, doit être supporté par toute la classe, par tous les élèves et non pas plutôt par Mallet, Guyot ou Delahaye, que par nous tous qui avons signé la liste dont M. le Censeur est en possession et que nous ne renions pas, nous signons ici de nouveau, en vous déclarant, Monsieur le Proviseur, d’abord, que nous sommes prêts à vous exposer les raisons qui nous font agir aujourd’hui et ensuite, si nonobstant ces raisons, on continue à décimer la classe, que nous réclamons, pour nous tous soussignés, le pensum, s’il y a pensum, l’exclusion, s’il y a exclusion, qu’on infligerait à quelques-uns de nous séparément, ce qui alors ne serait plus un pensum général. Si l’on peut bien donner mille vers à toute la classe de philosophie, on peut bien aussi renvoyer toute la classe de philosophie.
» Au reste, nous nous en rapportons en cela, Monsieur le Proviseur, à votre justice et à votre impartialité, qui, nous le savons, aime à s’exercer en faveur d’élèves qui le méritent, d’élèves de Philosophie qui n’agissent pas inconsidérément comme des enfants de sixième, mais qui ont réfléchi, profondément médité, avant de prendre une mesure qui leur paraît juste et qu’ils sont bien résolus à poursuivre jusqu’à la fin.
» Voici les noms des élèves qui ont signé la liste que M. le Censeur a dans ses mains et qui vous assurent, Monsieur le Proviseur, de leur respect et de leur parfaite considération.
» Gustave Flaubert ! ».

La lettre est de l’écriture de Flaubert qui, là encore, a signé le premier. Suivent douze autres noms ; Hamard, A. Luce, Delporte, Baudin, Dumont, Bosquet, Boivin, Guesnier, Le Marié, Louis Bouilhet, Jore, Perré.

Mais le Proviseur est l’inflexible gardien de la discipline. De jeunes  insubordonnés ont enfreint la loi. Le collège ne les connaît plus. Et voici la note qu’il adresse au Censeur, le 14 décembre 1839 :

« Les élèves Flaubert, Piedelièvre et Dumont, ayant refusé de faire leur pensum, se sont, par cela même, fermé la porte du collège. Il n’y a donc pas lieu d’informer les parents de l’absence de ces élèves, dans le cas où MM. les Professeurs, par inadvertance, les porteraient sur la liste des absents ».

C’est, du reste, ce qui se produisit : le lundi 16 décembre, le Professeur de philosophie note huit absences dans sa classe : Delporte, Lemarié (Ernest), Flaubert, Baudin, Piedelièvre, Guesnier, Dumont, Hamard. Le mardi matin, les absents sont : Guesnier, Baudin, Flaubert, Lemarié, Piedelièvre.

Gustave est un de ceux qui, en dépit des défections, n’ont pas capitulé. Plutôt que de céder, il s’est retiré sous sa tente, c’est-à-dire dans la maison paternelle où il préparera, seul, le baccalauréat.

Chose étrange, Flaubert, si prompt à jeter feux et flammes sur le collège, s’est montré plutôt discret sur cet événement. Il se borne à annoncer son départ, sans plus, à Ernest Chevalier :

« Si tu veux apprendre des nouvelles, ou tout au moins une nouvelle, je t’apprendrai que je ne suis plus au collège, et comme je suis tellement fatigué des détails de mon histoire et que j’en suis tanné, je te renvoie à Alfred pour la narration ».

On peut supposer que l’affaire s’arrangea à l’amiable entre le Proviseur et le père de Gustave. On ne l’ébruita pas.

N’importe, tout Flaubert est là dans cette révolte, cet esprit d’indépendance, cet amour-propre. On avait voulu traiter en enfant ce collégien dont l’attitude devant ses maîtres, ses condisciples, étaient déjà celle d’un homme. Il l’a montré, une fois de plus, à l’occasion de cet incident, où prenant la tête d’une rébellion, il a assumé ses responsabilités jusqu’au bout.

Coup de tête, sans doute, mais aussi caractère et courage !

Pierre Labracherie
Archiviste aux Archives Nationales de France,
Membre de la Société des Amis de Flaubert

 

(1) Cette étude a été faite avec les documents qui se trouvent à la Direction des Archives de France, 60, rue des Francs-Bourgeois, Paris-3e, sous la cote F 17 80.

(2) Cette même année, un rapport de l’Inspecteur général signale au Ministre les plaintes élevées contre l’indiscipline du collège. « Les élèves, parait-il, insultent, battent les maîtres d’études, sans aucune sanction. Le proviseur ne résiste pas à leurs prières et à celles des parents ».

(3) État du Collège de Rouen. Année 1834-1835.

(4) René Dumesnil : Gustave Flaubert, l’Homme et l’Œuvre (Desclée de Brouwer et Cie).

(5) Notes du recteur pour l’année 1840-1841.

(6) Edmond Spalikowski : « Autour de Flaubert ».

(7) Rapport du Ministre, 29 septembre 1835.

(8) Flaubert était d’autant plus incité à lire l’exemplaire du Journal de Rouen où se trouvait la lettre du Maire Potel, que le même numéro publiait les résultats de la distribution des prix du collège. Gustave n’est pas nommé une seule fois. Par contre, son condisciple, Louis Bouilhet, obtient le premier prix de vers latins. Enfin il est intéressant de constater que le prix de mathématiques spéciales est décerné à l’élève Frédéric Pécuchet !

(9) Correspondance. Tome I.

(10) Un rapport d’Inspection de 1836 note ainsi M. Gors : « Une discipline faible, un enseignement froid et sans intérêt, un cours peu avancé ».