1957 Vie de la Société

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 65

 

Célébration du centenaire de Madame Bovary

La Vie de notre Société

Dimanche 16 décembre 1956 : Me Magné de Lalonde évoque par la parole et par l’image sites et prolongements de Madame Bovary, p. 65 – Samedi 2 février 1957 : à la Société Libre d’Émulation, une étude de M. Robert Eude sur l’histoire de Madame Bovary, p. 71 – Vendredi 22 mars 1957 : M. le Bâtonnier Pierre Macqueron a évoqué le procès de Madame Bovary, p. 71-72

 

Le Dimanche 16 Décembre 1956
Mme  Magné de Lalonde évoque par la parole et par l’image
sites et prolongements de Madame Bovary

Conservateur de la Bibliothèque Historique à la Préfecture de la Seine, Mme  Magné de Lalonde a eu l’heureuse idée de faire un choix parmi les très nombreux clichés en couleurs qui sont à sa disposition, en vue de les utiliser à illustrer les plus belles pages de Madame Bovary.
C’est à ce régal artistique et littéraire que M. Jacques Toutain avait convié, dimanche après-midi, au Muséum, les Amis de Flaubert, sociétaires ou non, qui répondirent nombreux à son appel et se déclarèrent enchantés de cette évasion dans la forêt normande, à travers les chemins de nos campagnes et aussi dans le Rouen d’antan, où Emma erre avec Léon et dont on applaudit l’éphémère résurrection.
La diction de Mme  Magné de Lalonde met en valeur merveilleusement le texte de Flaubert. Le synchronisme du texte et des images est parfait. Et nous fûmes au vrai emportés, une heure durant, au pays du rêve, de ce rêve qu’a conçu l’imagination du créateur d’Emma et qu’il eût été ravi, s’il eût pu assister avec nous à ces rapprochements heureux, qui manifestent la pérennité et la beauté de notre Normandie, la pérennité et la beauté du grand roman qui la célèbre.
Comment ne pas souhaiter qu’en une autre occasion, Mme  Magné de Lalonde revienne à Sainte-Croix-des-Pelletiers, devant l’auditoire de 500 personnes que mérite son initiative, refaire l’expérience que nous avons tant goûtée dimanche après-midi ?
M. Jacques Toutain, président des Amis de Flaubert, avait présenté Mme Magné de Lalonde. Il la remercia chaleureusement.
Nous citerons parmi les personnes présentes à cette conférence : M. le Premier Président Ricaud, M. Yves Fouyé, conseiller à la Cour ; MM. Sénilh, trésorier des Amis de Flaubert ; Andrieu, secrétaire des Amis de Flaubert ; René Herval ; Robert Eude, de l’Académie de Rouen ; Fontaine, des Amis de Flaubert ; Arinal, du Groupe Folklorique de Normandie.

M. MORISSET.

(« Paris-Normandie », mardi 18 décembre 1956).

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Du 21 Décembre 1956 au 11 Janvier 1957
Au Musée Gustave-Flaubert de l’Hôtel-Dieu,
les Amis du Romancier ont réuni maints documents
sur ce grand livre et sa petite histoire

C’est quelque chose que de passer le cap du centenaire ; surtout pour une dame. On n’aime guère, à partir d’un certain âge, avouer le nombre de lustres que l’on peut compter derrière soi.
Il en va autrement pour les héroïnes de roman. Certaines vieillissent très vite. Prématurément. D’autres, au contraire, « gardent, après cent ans, la jeunesse d’un jour ».
C’est bien le cas d’Emma Bovary. Et je n’en veux pour preuve l’actualité que conservent, pour les fervents de l’héroïne de Flaubert, les documents exposés actuellement, en l’enceinte de l’Hôtel-Dieu de notre ville, au pavillon d’histoire de la Médecine, à l’occasion du fameux centenaire, par les soins pieux des Amis de Flaubert, dont M. Jacques Toutain-Revel assume, avec dévouement et autorité, la présidence.

Le cadre est sévère. Mais comment s’en plaindre ? Ce cadre est justement celui dans lequel s’écoula la jeunesse du jeune Gustave. On y est accueilli par de grands personnages en pied ou en buste, qui vous regardent comme ils ont regardé sans doute ce monde où évolua le gamin qui, à neuf ans, avec un singulier pressentiment de ce que serait toute sa vie, sa philosophie de l’existence, écrivait à son camarade Ernest Chevalier : « Tu as raison de dire que le jour de l’an est bête ».
Nous montons un étage, un autre. Ce sont maintenant des médecins, des chirurgiens, des professeurs, qui vous entourent, qui vous regardent de partout, dans ce Musée, dont M. René Marie-Martin est l’aimable conservateur et qui réunit, répartis dans les appartements qu’occupa la famille Flaubert, les souvenirs du grand homme et ceux relatifs à l’histoire de la médecine.
Tout est contraste, ici. Voici trois magnifiques exemplaires de Madame Bovary, de Novembre et de Par les champs et par les grèves, aimablement prêtés par Me Maxime Denesle. On y voit Emma se précipitant dans les bras de Rodolphe, par un de ces matins où Charles la laissait seule à la maison.
Et d’autres images nous sourient : les photographies des deux tableaux de Joseph Court, qui se font face au Musée des Beaux-Arts de Rouen, et où, selon le Dr Brunon, les gens qui ont connu l’aventure dont s’est inspiré Flaubert, reconnaissaient Delphine Delamare.
Avec un grand souci d’objectivité, les organisateurs de cette exposition ont réuni, ont rapproché dans ces vitrines, les documents relatifs à Ry et à ceux de ses habitants qu’une tradition rapportait comme ayant servi de prétexte à Flaubert pour faire jaillir de son imagination et de sa plume le célèbre roman, et ceux relatifs à Forges-les-Eaux, où M. René Herval nous invite à voir la source principale de l’inspiration du maître lorsqu’il s’est agi de faire surgir l’image d’Yonville-l’Abbaye.
On aperçoit ce que fut l’ancienne église de Forges, ainsi que la maison du notaire. On retrouve la grande rue de Ry, la pharmacie, et même la facture pour une ordonnance dressée par Jouanne fils. Et par là, mieux peut-être que par les autres documents, on mesure le temps écoulé : l’élixir purgatif se payait un franc ; la pommade et le collyre, trente-cinq centimes !
Quel visiteur ne s’attardera avec amour, avec ferveur, sur les fac-similés des pages du manuscrit de Madame Bovary, travaillées avec un acharnement qui tient du prodige. Et sur le manuscrit autographe où Flaubert a consigné des notes qui ont un prix inestimable. Et voici la dernière page d’une première édition du roman où il a lui-même transcrit ces remarques qui font rêver : « Il fallait, selon Maxime du Camp, retrancher la noce ; selon Pichat supprimer, ou du moins abréger considérablement ou refaire les comices d’un bout à l’autre ». Il est vrai que si Corneille avait écouté les oracles de l’Hôtel de Rambouillet, nous n’aurions pas Polyeucte.
Cette exposition a eu des visiteurs (même en ce jour du nouvel an que vous dénonciez si cruellement, Gustave Flaubert !). Elle les mérite. Elle restera ouverte jusqu’à dimanche, chaque après-midi.
Et, nous arrachant à regret à ces précieux témoignages de l’amour de Flaubert pour son art et de l’amour des générations suivantes pour Flaubert, nous ne pouvions, en retraversant les salles adjacentes qui racontent une histoire bien moins romantique que les rêves d’Emma, nous empêcher de songer à cet éloge de Corneille qu’à dix ans Gustave parlait de faire imprimer, que René Descharmes a pu lire : « Il commence par une dissertation sur le génie de Corneille et se termine, à propos du grand tragique, par un éloge ordurier de la constipation ».
Il y avait, il y a toujours eu, en Flaubert, un côté rabelaisien. Il n’était pas né pour rien dans la proximité de ces hommes qui luttent pour faire reculer les limites des misères humaines, et qui en rient parfois pour ne pas être tentés d’en pleurer.
Maurice MORISSET.
Paris-Normandie, jeudi 3 janvier 1957.

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Dans la maison natale de Flaubert,
Madame Bovary
un siècle après sa grande révélation littéraire

         En cette vieille demeure de l’Hôtel-Dieu, que hante toujours l’ombre du jeune Gustave Flaubert ; là, tout près de la chambre natale du grand romancier — qui, plus que tout autre, allait connaître les affres du style — en prolongement de la salle à manger familiale, qu’une simple porte, aujourd’hui condamnée, séparait des cholériques, cette même porte qui s’ouvrait chaque matin, devant le chirurgien Achille-Cléophas Flaubert — le père de Gustave Flaubert — lequel, dès l’aube, bougeoir en main, et les « carabins » faisant la haie, prenait son service d’hôpital ; en cette vieille demeure de l’Hôtel-Dieu, il est un musée, vous le saviez déjà, qui garde avec ferveur son souvenir toujours vivant.
Or, actuellement, dans ce même musée, sous l’impulsion des Amis de Flaubert, qu’anime avec la foi de l’apôtre, le fils du lucide et vigoureux écrivain normand Jean Revel : Jacques Toutain-Revel, et grâce à la Bibliothèque Historique de la ville de Paris et à quelques particuliers, et en dépit du curieux oubli de la Bibliothèque de « La Ville Natale de Gustave Flaubert », qui, cependant, possède depuis 1914, ses manuscrits autographes, lesquels lui ont été légués par sa nièce, Mme Franklin-Grout ; le visage douloureux et torturé de Madame Bovary s’y profile, envoûtant comme le pastel en relief d’un être que l’on aurait point cessé d’aimer et dont l’âme tourmentée demeurerait au milieu de nous, à la face même du temps, ce temps qui grignote nos jours, comme notre cœur ou notre bonheur…
Mais voici la première page des « brouillons » de Madame Bovary, fidèlement reproduits. Voici une page de la description de Tôtes ; puis le début de Yonville ; et le prélude des Comices.
Ici apparaît le plan de Yonville-l’Abbaye, dessiné par Flaubert lui-même.
Parmi tout un ensemble de documents iconographiques, clichés, photographies, surgit L’Auberge du Cygne, qui était située place Beauvoisine, à Rouen, et où dételait la diligence L’Hirondelle, qui venait de Buchy et non de Ry, comme certains l’ont raconté.
Le visiteur découvre alors un acte de décès bien émouvant, daté du 6 mars 1848 : celui de Delphine Delamare, née Couturier, qui, dit-on, servit de « modèle » à Flaubert, pour son Emma Bovary.
On caresse d’un pieux regard la première édition originale de Madame Bovary, en deux volumes, qui fut publiée immédiatement après le procès. Le Dépôt légal en parvint à Rouen le 18 avril 1857 ; le volume était vendu 1 franc, soit 2 francs l’édition. On tira à quinze mille exemplaires ; mais Gustave Flaubert avait vendu son manuscrit à Michel Lévy, son éditeur, pour huit cents francs…
Cette première édition contient les passages qui furent « coupés » dans La Revue de Paris, en 1856, et qui furent considérés comme « contraire aux bonnes mœurs et à la religion » et que Maxime Du Camp n’avait pas voulu insérer…
L’exemplaire est biffé de la main de Flaubert, avec des « exclamatifs » qui s’insurgent, visiblement, contre les passages supprimés
Cet autre exemplaire de la seconde édition, qui parut en 1857, six mois après en un seul volume, sur « papier fort », prend un sens plus pathétique encore, peut-être, lorsqu’on en lit la dédicace :

À ma bonne mère, son vieux compagnon.
Gustave Flaubert.

Ailleurs,
ce sont les originaux de Carnets de notes et de Carnets de voyage, rédigés, à l’encre et au crayon, par Flaubert.

Enfin, une magnifique édition moderne illustrée de Madame Bovary, en un volume, qui appartient au bâtonnier Maxime Denesle.

Mais une lettre attire irrémédiablement le regard : celle que le poète José-Maria de Hérédia — qui avait rencontré Flaubert à Croisset, en, 1879, en même temps que Guy de Maupassant, lequel était l’hôte, également, de l’auteur de Madame Bovary — adressait, le samedi 8 mai 1880 à Zola, pour lui annoncer la fin brutale de Flaubert.
Samedi soir.
Mon cher Zola,
Flaubert, notre cher Flaubert, est mort ce matin à Croisset, d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Sa nièce, en partant pour Rouen, m’a chargé de vous apprendre cet affreux malheur. Elle m’a promis de me faire savoir le jour et l’heure du service. Je vous télégraphierai immédiatement.
Je vous serre les mains et vous prie de mettre mes hommages aux pieds de Madame Zola.
J.-M. de HÉRÉDIA.

On sait que Flaubert devait être inhumé le mercredi 12 mai 1880 et que Zola allait laisser un saisissant tableau de ses obsèques, se dressant en termes virulents contre les Rouennais, indifférents et oublieux…
Mais c’était il y a soixante-dix-sept ans ! Aujourd’hui, tout a changé, dit-on !…
Paul LEROY.
Liberté-Dimanche, dimanche 6 janvier 1957.

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Le samedi 2 février 1957, à la Société Libre d’Émulation,
une étude de M. Eude sur l’histoire de Madame Bovary

      Le 31 janvier 1857 — il y a cent ans — Gustave Flaubert comparaissait, avec le directeur de la « Revue de Paris », Laurent Pichat, et l’imprimeur A. Pillet, en police correctionnelle, sous l’inculpation d’outrages à la morale et à la religion, à la suite de la publication de son roman « Madame Bovary », dans cette Revue. Le 7 février, le tribunal les acquittait, sans dépens, mais en disant « qu’il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et ses co-inculpés paraissent ne s’être pas suffisamment rendu compte… »
C’est pour commémorer le centenaire de ce procès que, dans sa séance du 2 février, la Société Libre d’Émulation a entendu une fort intéressante communication de M. Robert Eude sur l’histoire du célèbre roman, dont il rechercha les détails dans la correspondance de l’écrivain.
Le président André Dubuc le remercia vivement pour cette étude si documentée. Une intéressant échange de vues, auquel prirent part notamment M. Jacques Toutain, président des « Amis de Flaubert », et M. Senilh, trésorier, suivit cette causerie.
Au cours de cette même réunion, M. Michel Flavigny parla de la situation actuelle des Sociétés Savantes et des solutions à apporter pour leur sauvegarde et leur développement.

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Le vendredi 22 mars 1957, M. le Bâtonnier Macqueron a évoqué
le procès de Madame Bovary

      Le 7 février 1857, le Tribunal correctionnel de Paris acquittait Mme Bovary. Il l’acquittait non sans avoir sévèrement jugé l’héroïne poursuivie, en la personne du romancier, de l’imprimeur et de l’éditeur, pour délit d’outrages à la morale publique et à la religion.
Il eût été facile ce vendredi soir de reconstituer les éléments d’un Tribunal ou même d’une Cour pour réformer ou confirmer le jugement du 7 février 1857. Nombreux, en effet, étaient les magistrats qui gravirent la pente de la rue Beauvoisine pour se retrouver au Muséum, autour de M. le Premier Président Ricaud, coude à coude avec les avocats, les avoués qui eussent complété le tribunal.
Le tribunal ne fut pas composé. M. Jacques Toutain, président des Amis de Flaubert, ouvrant la séance, rappela l’anniversaire de la parution et des premiers avatars de « Madame Bovary ». Il donna ensuite la parole à M. le Premier Président Ricaud, qui dégagea en termes élevés le sens du roman et le sens du procès.
Il appartient à M. le bâtonnier Macqueron, du Barreau de Rouen, petit-fils de Me Sénart, qui défendit Flaubert, et de Robert Baudry, l’âme du romancier.
Riche de nombreux souvenirs sur Flaubert qu’il tient de traditions familiales, Me Macqueron évoqua avec beaucoup de charme et d’intérêt la personne même de l’auteur de « Madame Bovary », les intentions du roman, les circonstances de la parution et le fameux procès qui donna tant de souci au prévenu.
« Vous vous arrêtez à des détails. C’est à l’ensemble qu’il faut s’en prendre ». Cette remarque de Flaubert, que cita Me Macqueron, dit bien l’essentiel sur la manière dont il faut juger l’œuvre. Aucun retranchement du genre de ceux qu’opéra la « Revue de Paris » et qui motiva les protestations du romancier, ne pouvait changer l’esprit du livre, le caractère de l’héroïne et la leçon que porte ce beau texte.
Incompréhension réciproque de l’accusateur et de l’accusé. Là est le point essentiel que Me Macqueron mit judicieusement en lumière. De Sénart, défenseur de Flaubert, il fit un portrait très beau, émouvant que nous espérons avoir un jour la joie de lire.
M. Jacques Toutain remercia vivement Me Macqueron et le félicita de ce bel hommage rendu à la fois à Gustave Flaubert et à son digne défenseur, Me Sénart.
Et gageons qu’à l’issue de cette soirée où trois délicats humanistes nous entretinrent de Flaubert, si l’assistance s’était constituée en jury, il eût été acquitté de nouveau à l’unanimité.

Maurice MORISSET.