Gustave Flaubert et Madame Schlésinger

Les Amis de Flaubert – Année 1960 – Bulletin n° 17 – Page 25

 

Gustave Flaubert et Madame Schlésinger

Maxime Du Camp, qui a très bien connu Flaubert, a nettement indiqué au chapitre XXVIII de ses Souvenirs littéraires, une relation étroite entre L’Éducation Sentimentale et la vie intime de son auteur : « Il a raconté là très sincèrement une période, ou comme il disait, une tranchée de sa vie ; il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer (…), depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Mme Arnoux, qui est l’inconnue de Trouville, transportée dans un autre milieu ». Cette « inconnue de Trouville », que Maxime Du Camp n’a pas voulu nommer, nous savons qu’elle s’appelait Mme Maurice Schlésinger et nous devons les plus précieuses révélations sur ses origines, ainsi que sur sa jeunesse, aux travaux de M. Gérard-Gailly. Il importe d’insister sur le rôle de cet érudit qui a tant contribué à nous éclairer sur la genèse de notre roman, et d’indiquer les trois ouvrages qui contiennent l’essentiel de ses découvertes : Flaubert et les Fantômes de Trouville (1930), L’Unique Passion de Flaubert,  Mme Arnoux (1932), Le Grand Amour de Flaubert (1944). Ces trois livres doivent être considérés comme des versions de plus en plus précises et complètes d’une même étude : il est donc inutile de les lire tous les trois et on se référera de préférence au plus récent. Depuis 1944, il est vrai, d’autres découvertes ont été faites, qui nous inciteront à corriger ou à contester certaines interprétations traditionnelles. Dans l’ensemble, cependant, les travaux de M. Gérard-Gailly demeurent à la base de toutes les recherches modernes sur la part de l’autobiographie dans L’Éducation Sentimentale.

I. — FLAUBERT DANS SA QUINZIÈME ANNÉE

Il est établi que Flaubert a rencontré pour la première fois Mme Schlésinger sur la plage de Trouville en août 1836 : tous les témoignages fournis par sa correspondance et par son œuvre s’accordent sur cette date. Or il est né en décembre 1821. Il est donc âgé de quatorze ans et demi : « J’avais à peine quinze ans. », devait-il écrire en 1846 à Louise Colet. Il passait alors ses vacances à l’auberge de l’Agneau d’Or à Trouville, avec ses parents qui possédaient des terres dans le village voisin de Deauville. Il venait d’achever sa Quatrième au Lycée de Rouen. D’emblée, ce qui nous frappe, donc, c’est l’extrême précocité sentimentale du futur romancier. Elle va de pair, il est vrai, avec une extrême précocité intellectuelle. Il n’est pas indifférent, pour comprendre l’aventure, de nous représenter, au moins à grands traits, l’état d’esprit de Flaubert dans sa quinzième année.

Ce lycéen a révélé de très bonne heure ses dons littéraires. Il a fondé un journal, dont il est le principal rédacteur. Il a composé une Chronique normande du Xe siècle. Il a jeté sur le papier, une nuit et, nous dit-il, en moins d’une demi-heure, sous le titre La Femme du Monde, une sorte d’apostrophe lyrique, adressée à une « frêle et chétive créature » et placée dans la bouche de la mort. Il a écrit, en outre, plusieurs récits historiques, deux histoires corses et des contes divers, dont le plus important s’appelle Un parfum à sentir et se déroule dans le monde des saltimbanques. Au total, en une année, la valeur d’une centaine de pages, d’ailleurs très diverses d’inspiration et de ton. Le jeune Flaubert est évidemment sous l’influence de ses lectures. Déjà, cependant, on devine chez lui une vie intérieure ardente. Sa prédilection va au romantisme échevelé, qu’il découvre dans sa province, alors même que la vogue commence à en passer à Paris. Son grand amour est Byron, dont le succès en France a connu son apogée vers 1830, mais décline en 1835. Aussi n’est-il pas tellement byronien pour suivre la mode, mais pour répondre aux exigences de son tempérament fougueux et fiévreux. II est Jeune-France après les Jeunes France et romantique comme on ne l’est déjà plus. Mais peut-être est-il ainsi plus fidèle à lui-même que vingt ans plus tard, lorsque, par scrupule d’artiste, il condamnera et raillera l’idéal romantique. On ne doit pas s’étonner, en tout cas, s’il rêve pour lui, comme pouvait rêver Musset au seuil de sa rencontre avec George Sand, d’une passion violente qui l’occupera tout entier. Il est prédisposé à subir le coup de foudre qui va le frapper à Trouville.

II. — LE MÉNAGE SCHLÉSINGER

A : ÉLISA FOUCAULT

Celle qu’il va aimer est née Élisa Foucault et son histoire nous a été contée par M. Gérard-Gailly. Elle a, en 1836, vingt-six ans. Elle est la fille d’un ancien officier de carrière qui s’était retiré dans l’Eure, à Vernon. Au sortir du couvent, elle avait épousé, dès 1829, un sous-lieutenant du train des équipages, Émile Judée, qui, l’année suivante, était parti pour l’Algérie. Ce Judée passe cinq ans en campagne, y abîme sa santé et rentre définitivement en France en novembre 1835. À cette date, sa femme attend un enfant depuis quatre mois et tout le monde l’appelle Mme Schlésinger.

Nous voici devant une situation délicate et complexe. Pour l’état-civil, il n’y a pas de question. À cette époque, le divorce n’existe pas. Donc, tant que le mari vivra, la compagne de M. Schlésinger gardera le nom de Mme Émile Judée. Dès lors, la fille qui lui naît en avril 1836 devrait s’appeler, elle aussi, Judée. Mais la mère ne peut s’y résoudre et, pour lui laisser porter le nom de son vrai père, Schlésinger, décide de se sacrifier : sur l’acte de naissance, Marie Schlésinger est déclarée « de mère non dénommée ». C’est cette année-là, nous l’avons déjà dit, qu’a lieu la rencontre avec Flaubert. La situation irrégulière sera, dénouée, le 1er novembre 1839, par la mort du capitaine Judée, à peine âgé de 43 ans. La veuve d’Émile Judée épouse enfin Maurice Schlésinger après les dix mois réglementaires, le 5 septembre 1840.

Tels sont les faits. Mais l’attitude de Judée dans cette affaire a pu paraître étrange et soulève en tout cas un problème. Pourquoi cet officier qui, à son retour, pouvait faire valoir des droits légitimes, a-t-il accepté la ruine de son foyer ? Pourquoi, du moins, s’est-il effacé avec tant de discrétion ? M. Gérard-Gailly a supposé, entre Schlésinger et lui, une sorte de marché, Judée aurait commis des malversations qui risquaient d’arrêter net sa carrière : Schlésinger serait alors intervenu, aurait désintéressé les créanciers, mais en exigeant qu’il disparaisse à jamais : il lui aurait, en quelque sorte, acheté sa femme en sauvant son honneur.

Cette hypothèse a trouvé de l’écho chez les flaubertistes. Nous devons bien avouer qu’elle nous paraît insuffisamment fondée. Elle a été combattue, selon nous à juste titre, par M. Georges Bauchard, dans un article publié par la Revue d’Histoire littéraire en avril-juin 1954 et intitulé Le premier mari de Mme Arnoux. M. Bauchard a voulu, selon son expression, « laver la mémoire » de l’officier Judée d’un soupçon injurieux. Il a consulté son dossier au Ministère de la Guerre (d’ailleurs après M. Gérard-Gailly) et en a cité de larges extraits. Il est vrai que ces pièces administratives sont muettes sur le drame conjugal de Judée. Elles révèlent, du moins, que ses supérieurs lui ont témoigné, jusqu’au bout, de l’estime et aussi que la gastro-hépatite dont il est mort s’accompagnait d’une grande « excitabilité nerveuse ». On peut se demander si cet état nerveux n’a pas été aggravé par ses chagrins intimes. On se dit dès lors qu’étant malade et sans force pour lutter, Judée a fort bien pu s’incliner devant la situation de fait, et tout de même en souffrir.

À vrai dire, ce malheureux Judée nous intéresse peu, Mme Schlésinger nous importe davantage, dans la mesure où elle a servi de modèle pour Mme Arnoux de L’Éducation Sentimentale. Mais nous devons convenir, à ce propos, que le secret de sa vie privée nous échappe. M. Gérard-Gailly incline à croire qu’elle a aimé Judée, qu’elle ne s’est attachée à Schlésinger que par reconnaissance et que ce sentiment de reconnaissance a agi comme un frein dans ses relations avec Flaubert. Mais si l’hypothèse d’un marché entre Judée et Schlésinger ne tient pas, les enseignements qu’on en tire sont sujets à caution. Nous pouvons affirmer seulement que Mme Schlésinger, lorsque Flaubert adolescent l’a rencontrée, avait un passé un peu agité et qu’elle se trouvait dans une situation fausse. Comme l’écrit très justement M. Gérard-Gailly, « il ne fallait pas qu’on sût qu’elle avait été, des années durant, la maîtresse d’un prétendu mari et la femme d’un autre, et que sa fille n’était point sa fille ». Peut-être aurons-nous à nous souvenir de cette situation, en suivant le déroulement de son aventure amoureuse avec le futur auteur de L’Éducation Sentimentale.

B. MAURICE SCHLÉSINGER
Avant de conter cette histoire, nous devons faire connaissance avec le personnage qui, dans le roman, sert de prototype à M. Arnoux : à savoir Maurice Schlésinger. C’est une figure pittoresque, intéressante à bien des égards et qui, d’ailleurs, ne serait pas tombée dans l’oubli, quand bien même Flaubert ne s’en serait pas inspiré. Nous allons voir que le nom de Schlésinger, en effet, est inséparable de toute étude sur les milieux musicaux dans la France du siècle dernier.

Maurice Schlésinger est, de naissance, un juif prussien. Il est né à Berlin en 1797. Il a treize ans de plus que sa femme et vingt-quatre ans de plus que Flaubert. Il est le fils aîné de Martin Schlésinger, libraire et éditeur de musique à Berlin : c’est son frère cadet, Henri, qui héritera du fonds paternel. À seize ans, il s’est enrôlé dans les armées prussiennes ; en 1814 et 1815, il a porté les armes contre la France, sous l’uniforme des hussards de Brandebourg. Il s’est établi à Paris en 1819 et entra d’abord chez Bossange comme employé de librairie. Très vite, il fut mis en surveillance pour ses idées libérales et, quand il voulut s’établir à son compte comme libraire, l’autorisation lui en fut refusée. Il décide, dès lors, en 1823, de s’installer comme éditeur de musique, 89, rue de Richelieu.

Dans l’exercice de sa profession, Schlésinger a montré beaucoup d’initiative et d’entregent. Comme éditeur, il ne s’est pas borné à publier des œuvres déjà classiques, comme celles de Mozart ou de Beethoven ; il s’est fait une spécialité d’éditer les opéras modernes, notamment ceux de Meyerbeer et d’Halévy. Il a noué des liens avec de très nombreux musiciens : Wagner raconte, dans l’histoire de sa vie, comment il a été introduit chez Maurice Schlésinger par Meyerbeer et comment il fut chargé, pour un salaire minime, de fabriquer des réductions d’opéras pour piano et pour divers instruments. Pour accroître son autorité et son influence, il fonde, en 1834, la Gazette musicale, à laquelle collaborèrent des écrivains connus comme Balzac, Dumas et George Sand. Il devint donc aussi une personnalité pour le monde littéraire et nous avons conservé, notamment, d’intéressantes lettres de Balzac qui lui sont adressées.

Maurice Schlésinger, d’ailleurs, ne borne pas là son activité. Il aime les bonnes affaires, quelles qu’elles soient. Si on le voit à Trouville, en 1836, c’est qu’il a deviné les possibilités de ce village, encore peu connu, mais fréquenté déjà, l’été, par des artistes et des écrivains. Il fait bâtir l’Hôtel Bellevue, qui sera appelé à une grande fortune ; il entreprend de « lancer » la station : il prend une part dans la construction d’un théâtre, d’une église nouvelle ; il organise des manifestations artistiques, auxquelles fait écho la Gazette musicale. Grâce à lui en partie, Trouville, avant Deauville, devient une plage à la mode.

Tel est ce personnage, à mi-chemin entre l’artiste et le pur homme d’affaires. Il s’intéresse à l’art, sans doute, mais de façon discontinue et sans qu’on puisse faire commodément la part du goût natif et celle du métier. Ses contemporains l’ont décrit comme un homme aimable, liant, d’humeur facile, de caractère léger et peu scrupuleux ; certains ont ajouté qu’il était toujours à l’affût de quelque aventure féminine et il est bien établi que Mme Schlésinger eut à souffrir de ses dispositions volages. On hésite à décider s’il fut sympathique ou non. Mais il ne manque pas de relief. Retenons, pour l’avoir mieux campé devant nous, le portrait qu’en a tracé Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires : « un brasseur d’affaires qui avait les mains dans vingt opérations à la fois, dirigeant à Paris une importante maison de commerce, flairant les truffes de loin et abandonnant sa femme pour courir après le premier cotillon qui tournait le coin des rues, passé maître en fait de réclame… ». Maxime Du Camp ajoute : « Flaubert se prit à l’admirer, et restait bouche bée à écouter le récit de ses conquêtes ».

III. — HISTOIRE D’UN AMOUR

A. LA RENCONTRE À TROUVILLE (Août 1836)

S’il est vrai que Flaubert a éprouvé, à l’égard de Maurice Schlésinger de la sympathie et même de l’amitié, il a réservé l’admiration pour sa femme. Cette admiration est née le jour où il l’aperçut pour la première fois sur la plage de Trouville. Nous connaissons indirectement le détail de cette rencontre, par des témoignages autobiographiques contenus dans l’œuvre, et qui doivent être interprétés avec une certaine prudence. Contentons-nous pour le moment des témoignages directs fournis par la Correspondance de Flaubert, et qui tous se recoupent. « J’ai aimé depuis quatorze ans », écrit-il le 7 août 1846 et, le 8 octobre de la même année : « J’avais à peine quinze ans ». « Il y a de cela dix-sept ans », note-t-il en 1853 et de même, avec quelque mélancolie, en 1857 : « Voilà plus de vingt ans ». Tous ces textes nous ramènent bien à l’année 1836. Flaubert se souviendra d’ailleurs que la petite Marie (ou Maria) Schlésinger avait trois ou quatre mois, et elle est née le 19 avril 1836.

Cette rencontre dura quelques instants et nous devons admettre que Flaubert ait gardé, avant tout, l’impression d’une apparence physique. Il a fixé dans son esprit et dans son cœur un certain type, de femme qu’il n’oubliera jamais. Les contemporains, et en particulier Maxime Du Camp, ont été frappés surtout par le teint mat de Mme Schlésinger, par ses cheveux bruns, qu’elle prit l’habitude, d’assez bonne heure, de ranger en bandeaux, et par ses très grands yeux. « Elle était jolie et surtout étrange », note Du Camp, qui ne l’a pas connue, il est vrai, aussi tôt que Flaubert. Retenons toutes ces indications : nous les retrouvons, non seulement dans le portrait de Mme Arnoux, mais dans celui des diverses héroïnes imaginées par Flaubert, comme s’il avait voulu toujours demeurer fidèle, jusque dans sa création romanesque, à un même idéal féminin.

B. L’IDYLLE A PARIS (1843)

Naturellement, Flaubert se trouve trop jeune, en 1836, à Trouville, pour qu’un roman s’ébauche entre Mme Schlésinger et lui ou plutôt, si ce roman s’ébauche, c’est dans son imagination seulement, Mme Schlésinger ne se doutant même pas, selon toute vraisemblance, de l’effet qu’elle avait produit sur lui. Comme il devait l’écrire à Louise Colet, il ne l’a retrouvée qu’après plusieurs années, et à Paris.

Gustave Flaubert, en effet, une fois bachelier, en 1840, a quitté Rouen pour Paris. Pendant un an, il a cherché sa voie. En 1841, il a fini par s’inscrire à la Faculté de Droit et il fit deux ans d’études juridiques, d’ailleurs sans aucun goût et sans, grand succès. Nous savons qu’il échoua à l’examen de première année en août 1842 et qu’il fut reçu à la session de décembre ; qu’il subit un second échec en août 1843, confirmé, celui-là, en décembre. La littérature le préoccupe évidemment davantage, et aussi la vie mondaine : Flaubert à vingt ans a beaucoup de succès, partout où il se présente ; il est très grand, athlétique, il porte de magnifiques cheveux blonds. « Une beauté héroïque », écrit Du Camp. Lorsque les Schlésinger reçoivent sa visite, dans leur appartement de la rue de Grammont, ils se souviennent de Trouville ; mais l’adolescent aux traits encore indécis est devenu un jeune homme plein de séduction et de force, que le ménage accueille avec une vive, sympathie.

Nous avons gardé des témoignages sur les relations entre Flaubert et les Schlésinger à Paris. Flaubert les fréquente assidûment à partir de mars 1843. De longues conversations se déroulent, sur l’art, notamment. Malgré la différence d’âge, les deux hommes s’appellent par leur prénom. Maurice Schlésinger fait des séjours à Rouen dans la famille de Flaubert. Une lettre de l’écrivain, le 2 octobre 1856, évoque ces années d’amitié étroite : « Jamais non plus je n’oublierai la maison de la rue de Grammont, l’exquise hospitalité que j’y trouvais, ces dîners du mercredi qui étaient une vraie fête dans ma semaine ».

Quant aux relations particulières avec Mme Schlésinger, elles posent un problème délicat. Il est extrêmement probable que Flaubert lui avoua son amour, qu’elle en fut troublée et qu’une tendresse profonde naquit entre eux. S’il n’en avait pas été ainsi, observe M. Gérard-Gailly, L’Éducation Sentimentale n’aurait pas de sens. Faut-il aller plus loin ? Faut-il admettre que Mme Schlésinger ait été la maîtresse du jeune Flaubert ? M. Gérard-Gailly ne le pense pas. Nous aurons cependant à relever, en étudiant la genèse de notre roman, des indices qui nous inclineraient plutôt dans l’autre sens et qui laisseraient croire à une liaison effective ; mais ce sont seulement des indices. En réalité, sur les circonstances et sur les épisodes de cet amour plane un certain mystère. Ce qui est incontestable et ce que démontrent surabondamment les analyses et les spécialistes, c’est l’étroitesse du lien entre l’histoire vécue et l’histoire imaginée.

C. LE MAL DE FLAUBERT (1844)

L’idylle se prolongerait sans doute, sans la catastrophe qui s’est abattue sur Flaubert. Si l’on en croyait Maxime Du Camp, dont le témoignage a longtemps prévalu, Flaubert aurait été victime, en octobre 1843, d’une crise d’épilepsie. En réalité, c’est en janvier 1844 seulement que la maladie l’abattit, alors qu’il revenait, en voiture, de Pont-l’Évêque vers Honfleur et Croisset. Il s’agit sans doute d’une congestion cérébrale, qui détermina des séquelles nerveuses. Flaubert devait parler plus tard de sa maladie nerveuse, mais, comme le pensent MM. Dumesnil et Gérard-Gailly, cette maladie fut un effet et non pas une cause.

Quoi qu’il en soit, cette crise entraîne un changement radical dans la vie et dans la carrière de Flaubert. Il renonce au Droit, il quitte Paris pour Croisset où il mènera une vie quasi sédentaire, et pour compenser les émotions de toute sorte auxquelles il renonce, il s’en prépare d’autres en décidant de se consacrer tout entier à l’art. C’est ce qu’il devait exprimer plus tard lui-même, dans ces phrases d’une pathétique précision : « Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. À cette époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup, et autre chose est venu ».

D. LA SÉPARATION (1844-1861).

Dès cette date, Flaubert ne doit plus guère revoir Mme Schlésinger. Lors de ses rares voyages à Paris, c’est plutôt le mari qu’il semble rechercher. Est-ce pour se garder de lui-même ? ou parce qu’il est libéré de son ancienne passion ? M. Gérard-Gailly croit qu’il demeure hanté par l’image de Mme Schlésinger et qu’il poursuit son fantôme dans toutes les femmes qu’il rencontre. D’autres érudits et notamment M. Jean Pommier pensent qu’on a peut-être accordé trop d’importance à cette idylle de la vingtième année, si nets qu’en soient les souvenirs dans L’Éducation sentimentale. De toute manière, Flaubert n’a pas oublié sa ferveur d’autrefois et nous en trouvons les preuves dans sa Correspondance. Non pas de façon continue cependant : aussi devons-nous détacher certaines années plus importantes que d’autres, au point de vue qui nous occupe.

1846. C’est l’année où il écrit à Louise Colet ces deux phrases célèbres, que M. Gérard-Gailly a inscrites en épigraphe à son dernier livre : « Je n’ai eu qu’une passion véritable. J’avais à peine quinze ans ». Il est vrai qu’il ajoute, comme nous le rappelle M. Pommier : « Ça m’a duré jusqu’à dix-huit (ans) et quand j’ai revu cette femme-là, après plusieurs années, j’ai eu du mal à la reconnaître. Je la vois encore quelquefois, mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré ». À en croire Flaubert, dans cette lettre au moins, son amour aurait donc coïncidé avec la crise d’adolescence. Mais nous ne pouvons oublier qu’il s’adresse à sa maîtresse : il peut n’être pas parfaitement sincère.
1849. C’est l’année où Flaubert part pour l’Orient. Il a un dernier entretien avec Maurice Schlésinger, sous les arcades de Rivoli, le 23 octobre. Or la situation de Schlésinger est devenue chancelante à Paris : il a dû, dès 1846, céder son fonds d’éditeur et sa revue ; ses moyens d’existence sont précaires et il songe à regagner son pays natal. Dès 1849, il prépare son installation à Bade. Lorsque Flaubert reviendra d’Orient, deux ans plus tard, il ne reverra plus ses deux amis : la séparation définitive est consommée.

1853. C’est l’année d’un nouveau voyage de Flaubert à Trouville. Les souvenirs l’assaillent et il en fait l’aveu à Louise Colet : « J’entends gronder les jours passés, et se presser comme des flots toute l’interminable série des passions disparues. Je me rappelle les spasmes que j’avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales comme le vent dans les cordages, et de larges envies vagues tourbillonnent dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse.

1856. C’est l’année de Madame Bovary. Mais c’est aussi l’année du mariage de Marie Schlésinger, qui a maintenant vingt ans, avec un architecte allemand, maire de Stuttgart, M. Leins. Successivement Maurice Schlésinger, puis Élisa, puis Maurice encore insistent pour qu’il fasse le voyage et qu’il assiste à la cérémonie. Il refuse par économie semble-t-il, mais il est profondément ému : dans sa réponse à Mme Schlésinger, il évoque Trouville et le passé disparu. La correspondance se poursuit pendant quelque temps, à l’occasion du procès de Madame Bovary et Flaubert veut constater, dans l’épreuve, qu’il compte toujours en eux des amis très sûrs.

1859. Mme Schlésinger mère est morte. Flaubert écrit à Élisa pour témoigner sa sollicitude et semble avoir la nostalgie de sa présence : « Je n’ai aucune idée de vous. Et quand nous reverrons-nous ? » demande-t-il ; et à la fin de la lettre : « Ne reverrai-je plus personne ? Dites-moi ce que vous devenez, femme, fille, fils et petite-fille… ». La même année, écrivant à Amélie Bosquet, il a recours à une métaphore émouvante qui, selon M. Gérard-Gailly, enfermerait le secret de sa vie : « Chacun de nous a dans le cœur une chambre royale. Je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite ».

Tels sont les textes qui jalonnent ces années de séparation. Nous pouvons leur accorder une importance plus ou moins grande. Mais nous n’avons pas le droit de les ignorer. Ainsi serons-nous acheminés vers un nouvel épisode de cette aventure, épisode longtemps resté inconnu, et particulièrement douloureux.

E. LE MAL DE Mme SCHLÉSINGER (1861-1863)

Cet épisode, c’est l’internement de Mme Schlésinger dans une maison de santé, à Illenau, en Bade, dès la fin de 1861. On savait depuis longtemps par un témoignage de Maxime Du Camp, qu’il l’avait rencontrée en cet endroit peu de temps avant qu’elle ne meure, qu’elle y avait vécu ses dernières années. Mais on sait seulement depuis six ans qu’elle y avait fait un premier séjour antérieur à la rédaction de L’Éducation Sentimentale. Les deux contributions les plus importantes à ce propos sont l’article de MM. Pommier et Digeon Du Nouveau sur Flaubert et son œuvre, dans Mercure de France du 1er mai 1952, et celui de M. Bauchard sur les Traces de Flaubert et de Mme Schlésinger, dans la Revue d’Histoire littéraire de janvier-mars 1953.

On doit à M. Bauchard des révélations sur le dossier médical de Mme Schlésinger à Illenau. Une déclaration de Maurice Schlésinger au médecin traitant précise que sa femme « a toujours été excentrique et exaltée » ; Élisa, de son côté, se plaint à lui d‘« une union mal assortie ». Le médecin traitant diagnostique une « mélancolie dont la cause principale réside dans les épreuves subies par une femme de caractère noble, qui s’est sacrifiée elle-même » ; il ajoute : « À cet égard, on nous a révélé des angoisses et des soucis d’ordre familial ». Il importe de savoir, même pour l’intelligence de L’Éducation Sentimentale, que Mme Schlésinger a connu, d’assez bonne heure, des déceptions du côté de sa fille, qui semble avoir été fort dure et intéressée ; devenue Mme Leins, Marie Schlésinger, d’autre part, a cédé à la gallophobie qu’il faut peut-être expliquer par certaines rancœurs à l’égard de sa mère. Sans doute devons-nous voir dans ce malentendu prolongé la principale explication psychologique de cette crise traversée vers 1862. En tout cas, la mélancolie dont elle souffre est cruelle ; selon des notes dictées par elle-même, « elle ne peut plus supporter les impressions extérieures. Elle ne peut ni pleurer, ni lire, ni écrire… tout lui est odieux : l’air, le chant des oiseaux, le commerce des hommes ». Les photos qu’on a gardées d’elle après cette crise révèlent une attitude crispée, un regard fixe et tendu et plus généralement les stigmates d’une déchéance physique.

Or on sait, grâce à des lettres dont MM. Pommier et Digeon ont montré toute l’importance, que Flaubert a été au courant de cette maladie psychique, et cela pendant l’événement. Dès le 28 janvier 1862, il écrit de Croisset à Maurice Schlésinger : « Ma mère m’écrit de Paris avoir vu votre fils… (il s’agit d’un frère aîné de Marie, prénommé Adolphe-Maurice). Il lui a dit que Mme Maurice était malade d’une affection nerveuse. Qu’est-ce donc, mon Dieu ! donnez-moi, je vous prie, de ses nouvelles, promptes et détaillées ». Le 18 février, Maurice Schlésinger lui donne quelques précisions navrantes : « Ma pauvre femme est toujours malade dans une maison de santé, je ne l’ai pas vue depuis six mois, on ne veut pas me permettre de la voir, craignant pour elle toute émotion, bonne ou mauvaise ». Maxime Du Camp n’a donc rien à apprendre à Flaubert, lorsqu’il lui écrit, assez rudement, le 20 août 1863 : « À propos d’enfance, t’ai-je dit que la mère Schlésinger était folle, atteinte de lypémanie ; mélancolique au dernier degré et enfermée comme telle dans une maison de santé ?… On cache cela avec grand soin, mais je l’ai su par son médecin même ». Une autre lettre de Maxime Du Camp lui annonce, le 10 septembre, que la malade a quitté sa maison de santé et qu’elle est revenue à Bade : « Je l’ai aperçue dernièrement (…) maigre, pâle, brune, des cheveux tout blancs et de grands yeux égarés ; elle avait l’air d’une Guanhumara » (Guanhumara est la vieille sorcière des Burgraves…).

F. LE PROBLÈME DE LA NOUVELLE RENCONTRE (1864-1867)

Il est probable que Flaubert a revu Mme Schlésinger après cette épreuve, et alors qu’il travaillait à L’Éducation Sentimentale, commencée en 1864, publiée en 1869. Sur ce point, cependant, les recherches des érudits ont été diverses, parfois contradictoires et demeurent incertaines dans leurs résultats. M. Gérard-Gailly, faisant état d’une lettre qu’il datait de 1866, a supposé d’abord que, cette année-là, le romancier est allé voir son amie à Bade, car dans la lettre en question Flaubert fait part à Maxime Du Camp de son intention formelle de s’y rendre très prochainement ; mais il dut écarter l’idée que Flaubert ait pu voyager en Allemagne à cette date, les indications de la lettre ne cadrant pas avec ce que nous savons de son emploi du temps par le reste de sa correspondance. M. Gérard-Gailly supposa qu’au dernier moment Flaubert avait renoncé à son projet et il s’attacha dès lors à prouver, sur la foi d’un témoignage oral, que Mme Schlésinger était allée le voir à Croisset en 1864. MM. Pommier et Digeon ont montré, depuis lors, que la lettre analysée par M. Gérard-Gailly est de 1865 et que Flaubert s’est bien rendu à Bade cette année-là. M. Bauchard, nanti de ces précisions, a découvert d’intéressantes traces de ce séjour, sans pouvoir assurer, toutefois, que la rencontre ait effectivement eu lieu. Enfin MM. Pommier et Digeon se sont demandé si la date de mars 1867, indiquée dans L’Éducation

Sentimentale, au début de l’avant-dernier chapitre, comme celle de la dernière entrevue entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux, ne serait pas celle d’une visite de Mme Schlésinger au cabinet de travail de l’écrivain. En définitive, trois rencontres au moins ont pu se produire : en 1864 à Croisset, en 1865 à Bade, en 1867 à Paris. On est tenté de supposer, dès lors, que tels détails de la fin du roman ont été inspirés à Flaubert par l’une ou l’autre de ces possibles entrevues.

G. DERNIÈRES RELATIONS (1871-1872)

Nous pouvons passer très rapidement sur les épisodes de cette aventure qui sont postérieurs au roman, puisque notre propos est d’expliquer le roman par les événements qui ont pu le précéder. Mais enfin il est naturel de vouloir connaître comment prit fin cet amour entre Flaubert et Mme Schlésinger.

En avril 1871, Mme Schlésinger écrit à Flaubert pour lui apprendre la mort de son mari, âgé de 73 ans. Flaubert lui répond avec émotion et désormais il ose employer des termes dont il s’abstenait du vivant de Schlésinger et qui témoignent bien de la réalité de l’idylle d’autrefois. Il écrit, non plus, un peu cérémonieusement, « chère Madame », mais « ma vieille tendresse » ou « ma toujours aimée ». Mme Schlésinger lui répond, l’invite à venir en Allemagne ; au lendemain de la défaite, le patriote Flaubert refuse avec indignation de mettre le pied sur cette terre maudite. Mais il exprime le souhait de recevoir en France la visite de son amie et bientôt l’entrevue a lieu. Mme Schlésinger, qui est venue régler à Trouville pour l’Hôtel Bellevue, des questions de succession avec ses deux enfants, le frère et la sœur (qui sont d’ailleurs en violent désaccord), passe par Croisset le 8 novembre 1871.

En 1872, d’autres circonstances privées sont à l’origine d’une nouvelle rencontre. Alors que Flaubert vient de perdre sa mère, il reçoit de Mme Schlésinger une lettre qui lui annonce le prochain mariage de son fils Maurice à Paris. Flaubert assiste avec émotion à la cérémonie, le 12 juin. Puis Mme Schlésinger regagne l’Allemagne définitivement. Une dernière lettre est à citer, très belle ; elle date d’octobre 1872 ; c’est Flaubert qui s’adresse à sa vieille amie : « L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés d’une vapeur d’or. Sur ce fond lumineux où de chers fantômes me touchent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre, oui la vôtre ! Ô pauvre Trouville !… »

Les dernières dates sont d’une éloquente sécheresse. Le 8 juillet 1875, Mme Schlésinger est de nouveau internée à Illeneau, où elle mourra en 1888. Flaubert est mort dans l’intervalle, en 1880 : on ne sait s’il a connu la rechute de son amie. Ainsi s’achève une histoire tendre et mélancolique. Nous verrons quels échos subsistent dans L’Éducation Sentimentale. Mais il importe auparavant d’interroger les œuvres de jeunesse, où Flaubert a déposé ses premiers secrets.

Pierre-Georges Castex

Professeur à la Faculté des Lettres de Paris.

Extrait de « Les Cours de Sorbonne », Centre de Documentation Universitaire, Paris.


L’étude de P.-G. Castex est publiée en trois parties : Flaubert et Madame SchlésingerLes premiers écrits autobiographiquesL’élaboration de l’œuvre définitive