Flaubert et la guerre de 1870

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37  – Page 4

 

Flaubert et la guerre de 1870

Pourquoi n’ajouterait-on pas au Dictionnaire des Idées Reçues l’article « Flaubert » ? Il pourrait être rédigé ainsi : « Flaubert (Gustave) : le « solitaire »ou l’« ermite » de Croisset. Type de l’écrivain qui ne s’intéresse qu’à la ciselure de ses phrases. Indifférent à tout le reste. Quand on parle de lui, rappeler la parole de sa mère : « La rage des phrases t’a desséché le cœur ». Idée reçue en effet. Idée reçue profondément ancrée, reconnaissons-le, dans l’esprit de la grande majorité des lecteurs du grand romancier. Que Flaubert ait été féru d’art et gourmand de style, nul ne peut le contester, évidemment ; mais une lecture attentive de la Correspondance — et même des grandes œuvres — fait apparaître, bien souvent, l’homme que fut Gustave Flaubert, avec sa sensibilité — disons plutôt son hypersensibilité — sa curiosité d’esprit touchant l’évolution de son époque, l’intérêt fréquent qu’il porta aux événements qui commandèrent cette évolution. L’étude des lettres qu’écrivit Flaubert durant la guerre franco-allemande de 1870 illustre, d’une façon saisissante cet aspect assez méconnu de l’auteur de Madame Bovary.

De juillet 1870 à mars 1871, Flaubert a su, au fil des semaines et des jours, confier à ses correspondants ses pensées et ses réactions les plus intimes devant le déroulement angoissant des opérations militaires et, une fois la défaite consommée, sa honte et son désespoir. C’est un Flaubert bien peu connu qui apparaît à la lecture de ces pages, un patriote humilié et désemparé, très pessimiste quant à l’avenir à court et à long terme, témoin de l’état d’esprit de bien des Français en ces années sombres.

À dire vrai, cette correspondance n’apporte rien de nouveau à la connaissance qu’ont les historiens de l’histoire, même de la guerre. Il s’agit plutôt d’une sorte de journal personnel. Mais ce journal apporte, malgré tout, sa contribution pour qui veut tenter de revivre les événements qui bouleversèrent, voici cent ans, notre pays.

Quand la guerre éclata, en juillet 1870, Flaubert connaissait, comme cela lui est arrivé maintes fois dans son existence, un état dépressif. Il « digère » mal l’échec de l’Éducation Sentimentale ; il songe à Bouvard et Pécuchet et s’effraie d’avance des difficultés d’exécution de cet ouvrage ; il voit autour de lui disparaître bien des amis chers. En juin, Jules de Goncourt meurt. Il écrit à Edmond : « Le bilan est joli depuis un an ! Votre frère, Bouilhet, Sainte-Beuve et Duplan. Voilà les idées qui sont comme autant de tombeaux, au milieu desquelles je me promène » (1).

Dès le début de juillet, alors qu’il vient de terminer la Préface aux dernières chansons de Louis Bouilhet, les événements se précipitent, c’est le soutien de Bismarck à la candidature de Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne, l’opposition de la France à cette candidature, le retrait de la candidature le 1er juillet, la demande de garanties, la célèbre dépêche d’Ems, et pour finir, le 19 juillet, la déclaration de guerre. Le 20, Flaubert écrit à George Sand : « Le bon Français veut se battre (…) c’est l’envie de se battre pour se battre (…). Le bourgeois d’ici ne tient plus. Il trouve que la Prusse était trop insolente et veut « se venger » (…). Ah ! que ne puis-je vivre chez les Bédouins ! » (2). On retrouve là le ton habituel d’ironie désabusée qui caractérise fréquemment les lettres de la maturité. Flaubert paraît encore s’amuser de la « tête du bourgeois ». Mais cela ne durera pas. Neuf jours plus tard, l’ironie fait place à l’angoisse. « Je me sens le cœur tout serré, écrit-il à sa nièce Caroline qui s’était réfugiée à Londres dans la famille de son ancienne institutrice, Mlle Farmer (Juliett Herbert), avec sa femme de chambre Marguerite. L’angoisse publique me gagne » (3). À partir de ce moment, il va suivre le mieux possible, compte tenu de la relative lenteur des communications, le déroulement des événements. La correspondance nous livre alors l’image d’un Flaubert très inattendu, à la fois patriote passionné et stratège en chambre. À mesure que la défaite militaire se dessine, Flaubert refuse de toutes ses forces à y croire et en même temps tente d’« arranger » les événements à sa façon, le plus souvent selon ses désirs.

Au début d’août, c’est la défaite de Mac-Mahon à Froeschwiller, et la fameuse charge des cuirassiers de Reichsoffen, la perte de l’Alsace, la défaite de Forbach, la perte de la Lorraine… Le 9, il écrit à Caroline : « Nous venons d’apprendre la dépêche de Verdun. Mais nous n’osons encore y croire » (4). Le 17, « Pas de nouvelles de la guerre ! J’ai peur qu’elles ne soient mauvaises » (5). La veille, c’était la défaite de Rezonville, le lendemain ce sera celle de Saint-Privat…

On le voit, le pessimisme de Flaubert était, sans qu’il le sût, justifié. Du reste, le 18, il confie à son neveu Ernest Commanville : « Eh bien ! nous sommes dans de beaux draps ! L’Empire n’est plus qu’une question de jours, mais il faut le défendre jusqu’au bout » (6). Réaction intéressante, d’ailleurs, car Flaubert n’a jamais été très tendre pour le régime impérial, en dépit de son amitié pour la Princesse Mathilde et de la considération dont il eut plusieurs fois à se louer de la part de la famille régnante. On le voit, au milieu de l’affolement général, il songe avant tout à la France et fait abstraction de ses conceptions politiques.

Vers la fin d’août, l’avance prussienne incite Flaubert à croire que le siège de Paris va avoir lieu ; le voici donc « prévoyant » les événements : « Ce qui me fait croire au siège prochain de Paris, c’est que l’ennemi se refoule (ou est refoulé) vers la Brie ; que la Nièvre et le Loiret sont en état de siège et qu’on s’est mis à refortifier Paris dès le lendemain de nos revers. Mais, avant le siège, il y aura sous les murs de cette bonne Lutèce une bataille décisive » (7). Cinq jours plus tard, il affirmera, non moins péremptoirement : « Le siège de Paris n’est guère probable » (8).

À ce moment, il se trouve d’ailleurs en proie à une intense fièvre patriotique ! « Si le siège de Paris a lieu (…), je suis très résolu à ficher mon camp avec un fusil sur le dos. Cette idée-là me donne presque de la gaieté (…) » (9). « Je me suis engagé comme infirmier à l’Hôtel-Dieu de Rouen, en attendant que j’aille défendre Lutèce, si on en fait le siège (…), j’ai une envie, un prurit de me battre. Est-ce le sang de mes aïeux, les Natchez, qui reparaît ? » (10). On sait que Flaubert aimait à se donner des aïeux Natchez, ce qui correspondait assurément plus à ses profondes prédilections romantiques qu’à la vérité historique. Mais on ne peut s’empêcher, lisant ces lignes, de se rappeler Frédéric Moreau errant, le nez au vent, dans Paris en révolution, sentant bouillir « son sang gaulois »…

Comme son héros, l’auteur de l’Éducation Sentimentale était sensible aux atmosphères ; et aussi, reconnaissons-le, très réceptif aux « bobards ». Et les  « bobards » ne manquaient pas : « Il paraît que Bazaine a noyé dans la Moselle (ou plutôt dans une tranchée où il a amené les eaux de la Moselle) 25.000 Prussiens (…). Fortin a vu ce matin un jeune homme (…) échappé des mains des Prussiens et qui lui a affirmé que Mac-Mahon et Bazaine étaient dans d’excellentes positions. Il y a cinq jours, Mac-Mahon avait couché chez le père de ce jeune homme-là, deux jours avant qu’il fût fait prisonnier par eux » (11).

La lettre, dont nous citons cet extrait, date du 31 août. Trois jours plus tard, c’était Sedan.

Le désastre de Sedan n’accable pas Flaubert outre-mesure. Il garde espoir et, durant près de deux mois, jusqu’à la capitulation de Metz (27 octobre), ses lettres révèlent un optimisme qui ne se dément pas. Ce n’est pas que le changement de régime l’enthousiasme particulièrement. Il ne regrette pas l’Empire, mais n’applaudit pas sans réticence à l’établissement de la République. « Vous m’affligez, vous, écrit-il à George Sand, avec votre enthousiasme pour la République (…), notez que je la défends, cette pauvre République, mais je n’y crois pas » (12). Une telle prise de position ne peut surprendre. On sait que Flaubert était fort sceptique quant à la valeur respective des différents régimes politiques et qu’en particulier il récusait toute forme de démocratie.

Son « idéal » consistait en l’établissement d’un « gouvernement de mandarins », formé d’intellectuels de valeur, savants, artistes. Aussi bien, un régime républicain est-il pour lui aussi éloigné de cet idéal d’une « aristocratie légitime », que le pouvoir monarchique ou impérial. Mais il défend la République comme il déclarait devoir défendre l’Empire, car, à ses yeux, ce qui compte, avant tout, c’est la France.

Patriotisme, par conséquent. Un patriotisme qui, au long des mois de septembre et d’octobre, ne se démentira pas et ira de pair avec un optimisme aveugle, dû la plupart du temps, cela est visible dans les lettres, à l’autosuggestion.

Ce patriotisme et cet optimisme aboutissent, chez Flaubert, au refus passionné de la paix : « L’idée de faire la paix maintenant m’exaspère et j’aimerais mieux qu’on incendiât Paris (comme Moscou) que d’y voir entrer les Prussiens » (13). Aussi bien, durant environ six semaines, jusqu’à l’annonce de la reddition de Metz, Flaubert fait-il preuve d’un enthousiasme débordant, d’un fanatisme qui étonne chez cet « homme de cabinet », chez cet amateur d’art qui vivait en bon bourgeois dans sa douillette propriété de Croisset. Je cite ici quelques extraits significatifs de ces lettres de septembre-octobre 1870. Le ton ne trompe pas sur les sentiments qu’éprouvait alors Gustave Flaubert : « Achille a reçu deux lettres de Paris où on lui dit que Paris est très décidé à se battre. La ville compte maintenant 600.000 hommes, dont 500.000 bien armés (14). Il y a quantité d’inventions formidables. Seront-elles effectives ? Espérons-le. Moi, je ne compte pas sur la paix » (15). « Partout, on fond des canons (16), on s’arme, on marche sur Paris. Il est passé à Rouen depuis deux jours 53.000 hommes de troupe (tous les prisonniers de Sedan s’échappent) (17). On forme des armées : dans quinze jours, il y aura peut-être un million d’hommes autour de Paris. Les gardes nationaux de Rouen partent samedi prochain » (18). « Paris est décidé à la résistance quand même et les Prussiens vont refluer sur la province. Cela me paraît immanquable (…), Rouen est décidé à céder tout de suite (19), mais le département se défendra » (20). En post-scriptum à cette lettre : « Je vais m’équiper pour l’exercice ». Flaubert, en effet, fait état à ce moment de ses activités comme lieutenant de la garde nationale (21). Le fait, semble-t-il, est    discutable (22) ; quoi qu’il en soit, l’optimisme ne se dément pas : « À présent, j’ai de l’espoir. Si l’armée de la Loire ou celle de Lyon peut couper les chemins de fer des Prussiens, nous sommes sauvés. Il y a dans Paris 600.000 hommes armés de chassepots et 11.000 artilleurs de la marine, sans compter d’effroyables engins et une rage de cannibale qui anime tout le monde » (23). « D’ici à quinze jours, la France entière se soulèvera. Un paysan des environs de Mantes a étranglé un Prussien et l’a déchiré avec ses dents. Bref, l’enthousiasme est maintenant réel » (24).

Et, bien qu’il n’ait jamais fait preuve d’une admiration délirante pour les « inventions » modernes, il ne peut s’empêcher de rester bouche-bée devant l’exploit de Gambetta s’échappant de Paris en ballon au milieu des balles (25). Enfin, à la veille de la capitulation de Bazaine, Flaubert espère toujours : « Moi, je ne compte que sur Paris et sur Bazaine surtout. Paris pris, il n’est pas sûr que les Prussiens en sortent. La bataille dans les rues peut être formidable » (26). Quelle belle phrase et qui fait songer qu’à ce moment le grand romancier revivait en pensée les pages épiques de l’Éducation Sentimentale !

Mais dès le 29 octobre, à l’annonce de la reddition de Metz, tout est fini : « Je ne peux croire encore à la reddition de Metz (…). Cependant, comme il ne nous arrive que des malheurs, l’événement doit être sûr (…). Si nous avions un vrai accès sur la Loire, un seul, et si Trochu faisait trois ou quatre sorties furieuses, les choses changeraient peut-être, mais je n’ose plus espérer » (27).

À partir de ce moment, du reste, les lettres ne font plus allusion à la guerre

proprement dite, que Flaubert sait maintenant perdue. Il se répand, par contre,

en détails sur sa vie quotidienne, à Rouen ou à Croisset, et ces lettres, plus que les autres peut-être, restent infiniment émouvantes.

Lorsqu’on connaît le mode de vie de Gustave Flaubert et combien il aimait son existence paisible d’artiste « dans le silence du cabinet », lorsqu’on sait aussi à quel point ce célibataire endurci et hypernerveux tenait à ses habitudes, on imagine aisément ce qu’il a pu souffrir au long de ces mois d’hiver, de cet hiver 1870-1871 si rigoureux, durant lequel des conditions atmosphériques épouvantables ajoutèrent à l’angoisse et à la misère des Français.

Déjà, dès la fin de l’été, il n’est plus question pour Flaubert de retrouver son mode de vie habituel. « Quelle maison que la mienne, Quatorze personnes qui gémissent et vous énervent ! » (28). Ennui, « écœurement » (29), incapacité, bien entendu, de travailler, tout contribue alors à faire de ces mois de guerre un enfer moral et physique pour Gustave Flaubert. « Comme les journées sont longues à s’écouler ! » (30). « J’ai essayé plusieurs fois de travailler : impossible ! Le pire, c’est l’heure des repas » (31). « Je m’ennuie démesurément. C’est mon oisiveté forcée qui me ronge. Pour se livrer à des travaux d’imagination, il faut avoir l’imagination libre » (32).

Dès la fin septembre, les pauvres assaillent la maison de Croisset et il en ira ainsi tout au cours de ce long hiver. Fin octobre, on « attend » les Prussiens à Rouen. Cette attente durera plus d’un mois. Enfin, c’est l’occupation. L’occupation met le comble à la douleur de Flaubert. Humiliation, d’abord, que la nature fière du grand romancier rend d’autant plus vive : « Oh ! pauvre chère enfant, écrit-il à sa nièce, si tu savais ce que c’est que d’entendre traîner leurs sabres sur les trottoirs, et de recevoir en plein visage le hennissement de leurs chevaux ! Quelle honte ! quelle honte ! » (33). Les Prussiens occupent la propriété de Croisset, Flaubert loge alors à Rouen sur le port et a deux soldats à héberger… De temps à autre, il s’enquiert de ce qui se passe là-bas : « J’ai été ce matin à Croisset (…), 200 nouveaux soldats y sont arrivés hier (…) (34) ». « En quel état trouverai-je mon pauvre cabinet, mes livres, mes notes, mes manuscrits ? Je n’ai pu mettre à l’abri que mes papiers relatifs à Saint-Antoine. Émile a pourtant la clef de mon cabinet, mais ils la demandent et y entrent souvent pour prendre des livres qui traînent dans leurs chambres » (35).

Gustave Flaubert souffre alors au plus profond de lui-même de cette profanation, de cette violation de ce qu’il considère comme un sanctuaire de l’esprit, son cabinet de travail. Et l’existence qu’il mène contribue dans une large mesure à lui faire toucher le fond du désespoir : « Le froid a repris. La neige ne fond pas. J’entends traîner des sabres sur le trottoir et je viens de faire des comptes avec la cuisinière ! Car c’est moi qui m’occupe du ménage, jusqu’à desservir la table tous les soirs. Je vis dans le chagrin et dans l’abjection ! Quel intérieur ! Quelles journées ! » (36).

Le cauchemar prendra fin bientôt cependant, mais par la défaite totale. « La capitulation de Paris, à laquelle on devait s’attendre pourtant, nous a plongés dans un état indescriptible ! C’est à se pendre de rage ! » (37). Le  1er février, à l’annonce de cette nouvelle, Flaubert retire symboliquement de sa boutonnière le ruban de la Légion d’Honneur : « Je me suis retiré le ruban rouge, et ceux qui continuent de le porter me semblent de fiers impudents. Ces mots Honneur et Français sont incompatibles » (38).

Geste un peu théâtral, peut-être, mais qui correspond bien au fond même de la nature généreuse et du caractère entier de Gustave Flaubert. J’accorderai moins d’intérêt à la lettre (du 4 mars 1871), adressée à la Princesse Mathilde et qui a peut-être été écrite un peu pour les besoins de la cause. Le 1er mars, l’Assemblée Nationale confirma la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie et accepta les conditions de paix allemandes, dont le défilé solennel des Allemands aux Champs-Elysées. « Comme j’ai pensé à vous mercredi, et comme j’ai souffert ! Toute la journée, j’ai vu les faisceaux des Prussiens briller au soleil dans l’avenue des Champs-Elysées, et j’entendais leur musique, leur odieuse musique sonner sous l’Arc de Triomphe ! L’homme qui dort aux Invalides devait s’en retourner de rage dans son tombeau » (39). Reconnaissons qu’il y a un peu de « littérature » dans tout cela et que l’image poncive de la dernière phrase révèle un certain manque d’authenticité… Quoi qu’il en soit, ces six mois de guerre — et surtout à partir d’octobre — constituent l’une des périodes les plus sombres de l’existence de Gustave Flaubert et contribuent, cela va sans dire, à nourrir la misanthropie qui le caractérise en grande partie après 1869.

Maintes fois, au cours de ces mois terribles, il juge avec dégoût ses contemporains. Le ton, la plupart du temps, est violent, volontairement agressif. Les exemples sont nombreux et il serait fastidieux de les citer tous. « Mes compatriotes me donnent envie de vomir. Ils sont à mettre dans le même sac qu’Isidore » (40). « Il y a des phrases toutes faites et qui consolent la foule de tout : « La France se relèvera ! À quoi bon se désespérer ! C’est un châtiment salutaire ! etc… Oh ! éternelle blague ! » (41). Quelquefois, rajeunissant pour ainsi dire de vingt-cinq ans, Flaubert retrouve l’ironie amère, caractéristique de ce qu’il appelait dans les années 1845 le « grotesque triste » : « Le père Cottard (42) a des hallucinations. Il croit que les Prussiens se livrent sur son épouse à des actes de la plus complète immoralité, il veut étrangler cette même épouse, qu’il prend pour les Prussiens (…). Je trouve cette petite anecdote pleine de charme » (43).

Bien entendu, c’est avec une particulière sévérité que Flaubert juge les Prussiens, non sans répéter complaisamment un certain nombre d’idées reçues sur leur compte : « Ces officiers qui cassent des glaces en gants blancs, qui savent le sanscrit et qui se ruent sur le Champagne, qui vous volent votre montre et vous envoient ensuite leur carte de visite, cette guerre pour de l’argent, ces civilisés sauvages me font plus horreur que les cannibales ! » (44).

Enfin, profondément traumatisé par les événements, Gustave Flaubert, lorsqu’il envisage l’avenir de l’humanité à court et moyen terme, le dépeint en couleurs très sombres. « Dans quel monde de pignoufs on va entrer ! » (45). Cette conviction, il la répète à longueur de pages dans les lettres de cette époque. Ce qu’il redoute avant tout, c’est la naissance d’une nouvelle civilisation « utilitariste », étrangère à toute préoccupation artistique.

Certains passages sont à cet égard fort significatifs : « J’ai le sentiment de la fin d’un monde, écrit-il à la Princesse Mathilde (qui, effectivement, représentait, quant à elle, la fin d’une époque…) quoi qu’il advienne, tout ce que j’aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût » (46). « Ce qui me navre, c’est (…) la conviction que nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique (…). La guerre de Prusse termine la Révolution Française et la détruit (…). Le pignouffisme commence » (47). « La société qui va sortir de nos ruines sera militaire et républicaine, c’est-à-dire antipathique a tous mes instincts (…). Il n’y aura plus de place pour les Muses » (48). Le voltairianisme foncier de Flaubert éclate dans ces phrases, la ruine de ses illusions aussi : « Un mandarin comme moi n’a plus sa place dans le monde » (49).

Parfois, ses visions d’avenir prennent un tour prophétique assez étonnant. En voici deux exemples : « Si nous prenons notre revanche, elle sera ultra-féroce, et notez qu’on ne va penser qu’à cela, à se venger de l’Allemagne. Le gouvernement, quel qu’il soit, ne pourra se maintenir qu’en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts, l’idéal de la France » (50).

Voilà, fort bien résumée, l’atmosphère de la période « revancharde » qui va caractériser le dernier quart du siècle et les premières années du siècle suivant. Mais il y a mieux. N’est-il pas saisissant, pour un homme du XXesiècle, de lire les lignes suivantes adressées à George Sand, dès le début de la guerre, le 3 août 1870 (51). « Il me semble que nous entrons dans le noir (…). On verra, avant un siècle, plusieurs millions d’hommes s’entretuer en une séance (…). Les grands travaux collectifs, comme l’isthme de Suez, sont peut-être, sous une autre forme, des ébauches et des préparations de ces conflits monstrueux dont nous n’avons pas l’idée ! » Tout commentaire me paraît, ici, superflu…

L’analyse des lettres écrites par Gustave Flaubert durant la guerre franco-allemande de 1870 permet donc de tirer quelques conclusions intéressantes, quant à l’étude de l’évolution de l’écrivain dans les dernières années de son existence.

1870-1871 marquent un tournant dans sa vie. C’est d’abord la fin de la « période mondaine » qui avait commencé pour Flaubert dès la publication et le succès de Madame Bovary, en 1857, et qui s’est achevée avec la déclaration de guerre. Après 1871, Flaubert ne fera plus que quelques séjours sporadiques à Paris, alors que, sous le second Empire, le « solitaire de Croisset » (qui ne le fut pas toujours) avait connu les fastes de la « vie parisienne ». C’est par voie de conséquence, un isolement renforcé, une misanthropie accrue, qui vont contribuer, dans une large mesure, à donner corps et âme au « livre des vengeances », qui sera Bouvard et Pécuchet

Les événements de 1870 ont donc exercé une influence directe sur la genèse des dernières œuvres. La Tentation de 1874, Les Trois Contes de 1877, représenteront ces tentatives d’évasion vers le passé, historique ou individuel (avec Un Cœur simple) ; Bouvard et Pécuchet, le Dictionnaire des Idées Reçues seront un hymne à la bêtise humaine…

En fin de compte, l’exemple de l’influence qu’a exercée sur l’esprit de Gustave Flaubert l’expérience de la guerre de 1870 montre qu’on ne peut, comme on aurait trop tendance à le faire aujourd’hui, négliger les événements historiques en tant qu’élément d’explication, de compréhension profonde d’un artiste ou d’un écrivain. Flaubert ne s’est pas bouché les oreilles, il a enregistré, avec son hypersensibilité, le contrecoup d’événements dramatiques qui l’ont marqué profondément — et jusqu’à sa mort, voici quatre vingt-dix ans, déjà.

 

Jacques-Louis Douchin.

(Nantes)

(1) Lettre à Edmond de Goncourt, (du 26 juin 1870), Corr. VI, p. 120.

(2) Lettre à George Sand, (du 20 juillet 1870), Corr, VI, p. 135.

(3) Lettre à sa nièce, du 29 juillet 1870, Corr. VI, p. 136.

(4) Lettre à sa nièce, (du 9 août 1870), Corr. VI, p. 140.

(5) Lettre à sa nièce, (du 17 août 1870), Corr. VI, p. 141.

(6) Lettre à Commanville, du jeudi matin (18 août 1870 ?), Corr. Supp. III, p. 241.

(7) Lettre à sa nièce, (du 26 août 1870), Corr. VI, p. 144.

(8) Lettre à sa nièce, (du 31 août 1870), Corr. VI, p. 145.

(9) Lettre à sa nièce, (du 26 août 1870), Corr. VI, p. 143.

(10) Lettre à Edmond de Goncourt, (de début septembre 1870), Corr. VI, p. 146.

(11) Lettre à sa nièce, (du 31 août 1870), Corr. VI, p. 145.

(12) Lettre à George Sand, (du 10 septembre 1870), Corr. VI, p. 148.

(13) Lettre à George Sand, (de milieu septembre 1870), Corr. VI, p. 151.

(14) Chiffres très loin de la vérité. Gambetta pouvait compter alors sur 25.000 soldats bien entraînés, environ 150.000 hommes dans les dépôts et théoriquement 350.000 « mobiles », levés en août.

(15) Lettre à sa nièce, (du 12 septembre 1870), Corr. VI, p. 149.

(16) Détail exact ici.

(17) Cela est beaucoup plus discutable !

(18) Lettre à sa nièce, (du 22 septembre 1870), Corr. VI, p. 152.

(19) Comme on le voit, Flaubert est toujours aimable envers ses compatriotes.

(20) Lettre à sa nièce, (du 15 septembre 1870), Corr. VI, p. 150.

(21) Cf. Lettres à Feydeau, (du 22 septembre 1870), Corr. VI, p. 156 ; à sa nièce (du 27 septembre 1870), Corr. VI, p. 157.

(22) M. Lucien Andrieu m’a déclaré n’avoir rien trouvé, dans les archives de Canteleu et dans celles de la préfecture de la Seine-Maritime, de cette activité de Flaubert. Il est fort sceptique sur sa qualité de lieutenant de la garde nationale. En effet, pour acquérir ce grade, il fallait être élu par les hommes y appartenant. La réputation de Flaubert n’était guère brillante au point de vue militaire. On sait par Maxime du Camp, comment à Paris, Flaubert faisait l’exercice entre lui et De Cormenin. Et du point de vue civil, ne le prenait-on pas pour une sorte d’énergumène ?

Il pense seulement que Flaubert groupa autour de lui, avec son domestique Émile Colange, peut-être son fermier Varin, et son ouvrier agricole s’il en avait un, le passeur d eau qui l’estimait, le cordonnier qui était son locataire, le docteur Fortin qui était de ses amis, une sorte de groupe d’auto-défense pour rassurer les gens de Croisset peu nombreux et encore moins en automne qu’en été. Ce groupe fut dissous de lui-même, vraisemblablement avant que la demande d’autorisation de port d’armes et d’uniforme fût accordée, si elle fut même demandée comme la loi le prescrivait. En quelque sorte, un groupement de francs-tireurs patriotes comme il y en eut tant, ce qui n’enlève rien au courage civique de Flaubert, en cette circonstance. Si comme tout semble l’indiquer, Flaubert n’a pas alors « fait l’exercice » que signifient ces passages où il se vante « de commencer (ses) patrouilles de nuit » ou de faire « à (ses) hommes une allocution » etc. ? Dans l’atmosphère hypertendue où il vivait, n a-t-il pas été victime de son imagination ? Parlant de ces activités de « lieutenant », il écrit à sa nièce « Ton vieux baudruchard d’oncle est monté au ton épique ! » (Corr. VI, p. 157). Que signifie ce genre de plaisanterie ?

(23) Lettre à sa nièce, (du 27 septembre 1870), Corr. VI, pp. 157-158.

(24) Lettre à Du Camp, (du 29 septembre 1870), Corr. VI, p. 159. L’anecdote est plausible. La guerre de 1870 ressemble, par bien des aspects, aux « guérillas » de notre siècle et les actes de cruauté furent nombreux. Flaubert pouvait parler d’une « rage de cannibale ». Mais, ce qui est admirable, c’est le « Bref », qui résume le tout !

(25) Lettre à sa nièce, (du 13 octobre 1870), Corr. VI, p. 168.

(26) Lettre à sa nièce, (du 24 octobre 1870), Corr. VI, p. 175.

(27) Lettre à sa nièce, (du 29 octobre 1870), Corr. VI, pp. 181 et 182-183.

(28) Lettre à George Sand, (du 10 septembre 1870), Corr. VI, p. 148. Les cousins Bonenfant de Nogent-sur-Seine, s’étaient réfugiés à Croisset, dès le mois d’août.

(29) Lettre à sa nièce, (du 12 septembre 1870), Corr. VI, p. 149.

(30) Ibid.

(31) Lettre à sa nièce, (du 15 septembre 1870), Corr. VI, p. 150.

(32) Lettre à sa nièce, (du 24 octobre 1870), Corr. VI, p. 175.

(33) Lettre (du 18 décembre 1870), Corr. VI, p. 188.

(34) Lettre à sa nièce, (du 24 décembre 1870), Corr. VI, p. 194.

(35) Lettre à sa nièce, (de janvier 1871), Corr. VI, pp. 195-196.

(36) Lettre à sa nièce, (du 24 décembre 1870), Corr. VI, p. 194.

(37) Lettre à sa nièce, du 1er février 1871, Corr. VI, pp. 197-198.

(38) Lettre à Commanville, (du 1er février 1871), Corr. Supp. III, p. 254.

(39) Lettre à la Princesse Mathilde, (du 4 mars 1871), Corr. VI, p. 206.

(40) Sobriquet de Napoléon III. Lettre à George Sand, (du 17 août 1870), Corr. VI, p. 142.

(41) Lettre à Claudius Popelin, (du 28 octobre 1870), Corr. VI, p. 179.

(42) Voisin de Flaubert.

(43) Lettre à sa nièce, (du 9 août 1870), Corr. VI, p. 141.

(44) Lettre à George Sand, (du 11 mars 1871), Corr. VI, p. 203.

(45) Lettre à la Princesse Mathilde, (du 13 octobre 1870), Corr. VI, p. 166.

(46) Lettre (du 23 octobre 1870), Corr. VI, p. 171.

(47) Lettre à George Sand (du 30 octobre 1870), Corr. VI, pp. 183-184.

(48) Lettre à sa nièce, (du 22 septembre 1870), Corr. VI, p. 154.

  1. Lettre à sa nièce, (du 28 octobre 1870), Corr. VI, p. 178.

(50) Lettre à George Sand, (du 11 mars 1871), Corr. VI, p. 203.

(51) Corr. VI, pp. 137-138.