La critique rouennaise des Trois Contes

Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 29

La critique rouennaise des Trois Contes

Le dernier ouvrage Les Trois Contes, édité du vivant de Flaubert, est paru à la fin d’avril 1877. Les journaux quotidiens rouennais l’ont signalé aussitôt, aussi bien le Journal de Rouen que Le Nouvelliste, tous les deux dans leur chronique locale, le 29 avril, comme un événement rouennais, qu’il importait de connaître. Le Journal de Rouen écrit : « Nous constaterons dès aujourd’hui ce grand succès qui accueille cet ouvrage à son apparition. Dans la première de ces nouvelles, on reconnaît la plume qui a écrit Madame Bovary. Dans les autres, on retrouve l’auteur de Salammbô, nous dirions presque le peintre avec toutes les richesses de sa palette et son érudition archaïque ». Le Nouvelliste de Rouen, dans un placard de publicité en faveur du Moniteur Universel, indiquait, le 9 avril, que ce Journal officiel « commence le 10 avril, la publication de deux œuvres inédites de M. Gustave Flaubert intitulées, la première : Un Cœur simple, l’autre Hérodias. À ces deux œuvres puissantes et qui feront voir que l’éminent romancier a su ajouter une veine nouvelle à un talent déjà si riche par lui-même, succédera un roman de M. Louis Ulbach : Le comte Orphée… » La troisième nouvelle parut dans un journal parisien, Le Bien Public, dont Le Nouvelliste de Rouen se gaussa, ce journal étant habitué de donner comme feuilleton des romans de moindre grande qualité. C’était aussi la première fois que Flaubert consentait à donner la publication totale dans un journal, mais il se débattait alors dans des difficultés financières dont il n’était pas cause et le moindre argent frais lui était sensible et nécessaire. Les journaux rouennais indiquaient que cet ouvrage était en vente dans la plupart des librairies de la ville et, par la suite, chez Auger et chez Schneider.

Le 2 mai parut dans le Journal de Rouen, sous le titre de « Bibliographie rouennaise » un article d’Alfred Darcel, Rouennais d’origine et critique d’art à Paris, qui a d’ailleurs donné dans ce journal un article sur tous les romans de Flaubert à leur parution. Il se plaint des difficultés de son état et débute : « Celui qui veut se tenir au courant du nouveau doit trouver qu’on lui taille une rude besogne depuis quelques jours. Un grand opéra, le lendemain un drame au Français, avant-hier un livre de Flaubert, hier l’ouverture du Salon, qui entrebâillait lundi ses portes aux artistes et à la critique, sous prétexte de voisinage. Que faut-il de plus ? Sans compter le murmure des petites nouvelles et la vaste clameur des grandes ».

« Nous ne savons si une pensée philosophique a présidé à la réunion des trois nouvelles… mais on croirait qu’il a voulu nous montrer trois des états sociaux dans lesquels l’humanité s’est un moment arrêtée. Un cœur simple est l’histoire d’une humble servante normande ; mais c’est aussi le tableau d’un intérieur étroit et bourgeois. La Légende de Saint Julien l’hospitalier fait agir devant nous un châtelain grand chasseur, au milieu de sa cour fidèle et de ses forêts séculaires. Hérodias, enfin, nous reporte dans le monde semi-romain, semi-oriental, des proconsulats de la Judée, au moment où le Christ va paraître. Ces trois contes, ainsi qu’il les intitule, ou ces trois tableaux, ont permis à M. G. Flaubert de montrer trois faces de son merveilleux talent d’écrivain, en même temps que l’immensité de son érudition ».

C’est Un cœur simple qui a touché le plus Alfred Darcel : « L’intérieur de Mme Aubain, petite bourgeoise veuve de Pont-l’Évêque, où végète la servante Félicité, nous a rappelé celui de Blois, où Eugénie Grandet, de Balzac, cousait derrière la fenêtre. Cette Félicité est une fille au cœur simple qui, jetée toute jeune, par une triste histoire d’amour, sur les pas d’une veuve et de ses deux enfants, s’y attache, fait d’eux sa famille et qui, héritant d’un perroquet qui lui rappelle le souvenir d’un neveu mort aux colonies, finit par confondre ce volatile avec la colombe enluminée qui descend du ciel dans les images d’Épinal et meurt, après avoir enterré la fille de sa maîtresse, et celle-ci se croyant emportée au ciel sur les ailes d’un perroquet immense, tandis que par sa fenêtre, un beau jour de printemps, montait l’odeur de l’encens d’un reposoir. La Basse-Normandie et le Trouville de jadis, celui que n’ont point connu les mondaines qui le hantent aujourd’hui, et Honfleur et les pâturages de la vallée de la Touques, avec ses troupeaux de bœufs perdus dans l’herbe jusqu’au poitrail, au milieu des vapeurs du matin, et la vie végétative d’une petite ville ; la première communion et la mort d’une jeune maîtresse de Félicité et les naïves ignorances de cette dernière ; son étrange affection pour un perroquet, en qui se confondent le souvenir du mousse qui était son neveu, et des aspirations religieuses localisées en un saint esprit aux ailes d’azur, tout cela est dessiné de la même plume qui a buriné les personnages et les paysages de Madame Bovary ».

Nous savons ce que Pont-l’Évêque, ville natale de sa mère, et sa région avec Trouville, un Trouville bien différent de celui que nous découvrons aujourd’hui, accolé au mondain Deauville et dont nous avons une idée avec les dessins de Mozin, ont représenté pour le jeune Flaubert et pour le Flaubert vieillissant de 1877. Ce genre de Félicité était alors commun dans les familles bourgeoises de cette époque, et qui faute d’avoir pu « s’établir » était demeuré sa vie entière au service d’une famille qui, finalement, était considérée comme un véritable membre de la famille avec les avantages de la fortune en moins.

La légende de Saint Julien l’hospitalier « participe des romans de chevalerie et de la légende chrétienne. C’est un fragment du cycle du roi Arthus. La vie féodale et surtout la chasse telle que le Livre du roy Modus et les Déduiz de Gaston Phœbus nous en donnent les préceptes, dans de nombreux manuscrits magnifiquement enluminés : au vol, à courre, au filet, à l’arc et à l’épieu y sont mis en relief avec un luxe de détails et une abondance de surnaturel qui tourne parfois à l’énorme » et sur Hérodias qui est, on le sait, « la mère de Salomé, celle qui, pour récompense d’avoir dansé, reçut la tête de saint Jean-Baptiste. C’est l’histoire du martyre du précurseur, que M. Gustave Flaubert a habillée à l’orientale, mettant en scène tout le monde romain, juif, essénien, pharisien, dans un château de Judée. Nous nous trouvons en présence de l’auteur de Salammbô. Nous supposons qu’il s’y est servi des fragments des recherches immenses qu’il a faites tant pour cette histoire que pour La tentation de Saint Antoine : mais nous trouvons que, sachant trop et en tout, il ne se donne pas la peine de nous faire monter à son niveau. Comme dans sa dernière œuvre, une ligne est le résumé de dix volumes lus. Mais nous, qui ne les avons pas lus, qui ne sommes point versés dans la connaissance de toutes les querelles qui s’agitaient entre les différentes sectes et les différentes tribus de la Judée, qui ne connaissons point par le menu, ni l’histoire de Vitellius, proconsul en Syrie, ni celle d’Hérode Antipas, tétrarque en Judée, ni une foule de choses, nous aurions besoin d’une explication. Mais de quel magnifique coloris est recouvert ce tissu intime de l’histoire… Tout cela est magnifique, coloré comme un tableau de Décamps, brillant comme un paysage de Marilhot et violent comme une ébauche de Regnault. Mais nous lui préférons la simple histoire d’un Cœur simple. M. Flaubert y arrive à l’émotion sans avoir l’air d’y toucher… Ces sentiments sont plus ceux de notre société ; ces tableaux sont de notre temps, et une douceur s’en dégage comme de la calme et puissante nature normande ».

Alfred Darcel était un peu plus âgé que Flaubert, et il devait lui survivre, mais il a toujours défendu avec âpreté son compatriote, dans son œuvre.

Le Nouvelliste de Rouen, dirigé par Charles Lapierre, ami personnel de Flaubert, était politiquement plus axé à droite et était davantage, depuis la disparition de La Gazette de Normandie, le journal des tendances légitimistes et le survivant des idées du Second Empire qu’il avait âprement défendues. Il signala également, le 29 avril, le nouveau livre de Flaubert dans sa chronique locale, ce qui est important et peut être considéré comme un événement rouennais. Article non signé, mais qui en dit long sur l’opinion qu’on pouvait en avoir et la faire partager : « La nouvelle œuvre de notre célèbre compatriote qui, dès son apparition, a fait l’objet d’une confiance publique à Paris est un événement. Pour tous ceux qui suivent avec intérêt le mouvement littéraire, il n’y a qu’un maître qui, par le relief de l’image et la magie du style, puisse tirer de sujets aussi simples, d’aussi puissants effets. Comme M. Sarcey l’a justement dit : M. Gustave Flaubert n’est pas seulement un profond analyste, un grand écrivain, il est peintre et musicien, ses descriptions sont des tableaux et sa phrase agit sur l’imagination comme la plus expressive des harmonies musicales, cela repose des lieux communs ou des originalités cherchées de la littérature contemporaine ». Il s’agissait, bien entendu, du naturalisme, et nous retrouvons cette pensée dans la longue critique, publiée trois jours plus tard dans ce même journal et signée par Paul Donzère. Nous avons cherché à percer cette identité, que nous n’avons rencontrée que rarement dans Le Nouvelliste. S’agit-il de son nom véritable ou masque-t-il une autre personnalité comme Charles Lapierre, ce qui ne nous surprendrait pas, surtout que nous n’avons trouvé aucun ouvrage signé de ce nom dans les imprimés de la Bibliothèque Nationale, alors que nous savons que les journalistes d’alors aimaient se distinguer par quelque publication. Comme le Journal de Rouen, cet article donne une analyse de chacune des trois nouvelles. Sa conclusion fort longue nous paraît intéressante et audacieuse : « Au moment de terminer cette courte analyse d’une des œuvres les plus complètes de M. Gustave Flaubert, nous ne pouvons nous empêcher de nous élever encore une fois contre les théories banales qui font de lui le chef de l’école naturaliste. Comme nous l’avons dit plus haut, M. Flaubert est un spiritualiste, un spiritualiste de haute volée. S’il n’a pas les indignations faciles d’une rhétorique vulgaire à l’adresse du vice triomphant, de la vertu opprimée, comme plus durable est l’impression qu’il produit par la savante et complète exposition des faits. Pour ne prendre que Madame Bovary, qu’un excès de zèle a traduit devant la justice, y a-t-il un plaidoyer plus terrible contre l’adultère ? On nous objectera la vivacité de certaines peintures, mais ne devait-il montrer qu’un des côtés de la médaille ? Le châtiment, la mort de Madame Bovary, ne produisent-elles pas une plus grande impression par leurs contrastes avec les aventures auxquelles l’ont entraînée une imagination maladive et l’absence de l’idée du devoir ?

M. Flaubert, d’ailleurs, est condamné par l’ampleur et l’universalité de son intelligence, sa conscience d’artiste, les particularités de sa vie de bénédictin, à une spiritualité intellectuelle dont ses ouvrages sont, à notre avis, l’expression. Il a étudié l’Histoire comme peu d’historiens ; il en sait le fond et le tréfonds ; la science, il la possède, nous l’avons montré. Y a-t-il beaucoup de docteurs en théologie aussi compétents que lui, dans les questions de dogme, les thèses des hérésiarques, leur influence et leurs conséquences ? Or, un homme aussi versé dans toutes les branches des connaissances humaines ne doit-il pas être frappé de la supériorité de l’idée spiritualiste ? Lui est-il possible, par conséquent, de ne pas être son interprète, de la sacrifier à nous ne savons quel matérialisme grossier, de poursuivre la glorification, des appétits et de n’en montrer que les côtés alléchants ? La question ainsi posée est résolue. Ceux qui font un pareil reproche à M. Flaubert sont ignorants de son œuvre, ou, la connaissant, ils en dénaturent la portée.

M. Flaubert, d’ailleurs, se soucie peu, croyons-nous, de ces attaques. La postérité, par un gracieux privilège, a commencé pour lui de son vivant et il peut pressentir le jugement qu’elle portera sur lui. Il restera comme une des personnifications les plus hautes et les plus sérieuses de la littérature contemporaine, à côté de Balzac ; bien au-dessus de ceux qui n’ont su qu’imiter ses procédés, sans se pénétrer de son esprit et qu’un engouement passager tend à faire ses émules, quand ils ne sont pas ses élèves. Sur Balzac, il aura la supériorité d’un style lapidaire, d’une intensité de composition que l’auteur de la Comédie humaine ne possédait pas. Il n’aura pas, comme lui, produit une œuvre dont bien des fragments sont à peine ébauchés, mais son monument « d’ordre composite » pour nous servir d’une expression de Sainte-Beuve est entièrement terminé ; rien n’y choque l’œil et nulle dissonance ne vient en altérer l’harmonieuse élégance et l’incomparable solidité ». Ainsi, Paul Donzère, critique rouennais, pense avec preuve que Flaubert est plus près de Balzac que de Zola, pourtant ami bien connu du romancier rouennais. Flaubert n’aimait pas les mots en « isme », que ce soit réalisme ou naturalisme, se défendant d’être l’un ou l’autre. Il tenait à se montrer indépendant et n’appartenir à aucune école littéraire. On peut constater un fond anarchisant dans Flaubert, il serait cependant plus réaliste que naturaliste, s’il fallait le rattacher à un clan. On comprend cette position avancée par Le Nouvelliste, avant tout organe de la bourgeoisie non libérale par opposition au Journal de Rouen qui, sans défendre énergiquement les intérêts matériels des travailleurs, était porté plutôt de ce côté. Le Nouvelliste n’a aucune sympathie pour Zola, dont les idées sont plutôt à gauche et qui a pris, dans ses romans, la défense des ouvriers des usines et de la mine, et surtout a fait connaître leur sort matériel malheureux et les conditions pénibles de travail. Les lecteurs du Nouvelliste en sont plutôt irrités. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en 1877, six ans après la chute de la Commune qui a tant effrayé la bourgeoisie cléricale ou libérale des provinces, que Mac-Mahon est président de la République, mais monarchiste d’esprit, que les prétendants des familles déchues s’agitent avec leurs partisans, que Gambetta est encore une sorte d’épouvantail et que le parti radical, qui n’a pas encore été au pouvoir, est jugé d’extrême gauche, et que les républicains, se renforçant à tous les scrutins, sont en lutte ouverte avec le président. C’est dans cette atmosphère trouble que paraissent les Trois Contes. Le Nouvelliste est obligatoirement contre Zola, mais il cherche à démontrer que Flaubert n’est pas le chef de cette école, qui semble être la suite du réalisme difficilement accepté. Il cherche donc à faire apparaître Flaubert comme différent. Il essaie, de cette manière, à le faire estimer d’une fraction de la bourgeoisie, qui le boude depuis Madame Bovary, et c’est pourquoi nous sommes tentés de croire que cet article du Nouvelliste est de Charles Lapierre ou qu’il l’a fortement inspiré.

Les deux quotidiens rouennais ont ainsi fait connaître, en avril et mai 1877, à leurs lecteurs, ce recueil des Trois Contes, car il est de bonne tradition que les auteurs locaux aient droit à une sympathie particulière, comme si leurs succès retombaient finalement sur l’ensemble de la population et devaient l’honorer.

André Dubuc