L’influence de l’Orient dans les « Trois Contes »

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 9

L’influence de l’Orient dans les « Trois Contes »

Vouloir souligner l’influence de l’Orient dans les Trois Contes pourrait sembler banal, au premier abord : Hérodias en est un témoignage éclatant. Cependant, si l’on considère que l’inspiration orientale est, dans les contes ainsi que dans toute son œuvre romanesque, beaucoup plus considérable qu’on ne l’a montré jusqu’à présent (1) — ce qui nous a poussé à entreprendre à cet égard un travail, dont les pages que nous publions constituent un des chapitres ; et que, d’autre part, tout nouvel apport critique n’est pas à dédaigner, pour mieux célébrer le premier centenaire de la publication des Trois Contes (2), on conviendra que notre recherche s’imposait. Nous allons donc essayer de montrer l’influence de l’Orient, qui s’étend à tous les contes, en nous appuyant surtout sur la source fondamentale de Flaubert les notes du Voyage en Orient (3).

La méthode qui nous paraît la plus convaincante est celle de la comparaison du texte avec sa source ; nous estimons que toute autre méthode risquerait d’aboutir à des résultats faibles, sinon contradictoires. En principe, nous bornerons notre tâche à souligner ce qui pourrait ne pas être évident par la simple compa­raison ; ce qui appartient aux domaines de la technique romanesque, de la stylistique et de l’esthétique sera analysé ailleurs. La première partie de notre étude est consacrée aux personnages ; nous réservons à une seconde partie l’examen des paysages et des scènes.

Sur Un Cœur simple (4), il ne devrait pas y avoir grand-chose à dire, l’inspiration réaliste du milieu normand s’étalant d’un bout à l’autre. Et pourtant, plus d’un élément se distingue nettement.

Commençons par Félicité, protagoniste encore trop obscur malgré la tentative de l’éclairer de M. Gérard-Gailly. Nous ne savons sur quoi Caroline Franklin-Grout fondait le témoignage, cité par le critique, affirmant que « Félicité, la servante au dévouement canin, « le cœur simple », a existé, et aussi son perroquet » (5). À notre avis, il est très probable qu’elle l’ait inventée. En effet, on peut être sûr qu’il ne s’agit pas d’une « confidence de Flaubert faite à sa nièce », parce que l’écrivain savait très bien que Félicité est un personnage composé selon la singulière méthode de création, qu’il avait adoptée dès Madame Bovary : utilisation d’éléments disparates fournis par des personnes différentes, même de sexe différent.

M. R. Herval a très bien montré combien de personnes ou personnages concourent à la création d’Emma Bovary (6). D’ailleurs, M. Gérard-Gailly, après avoir avoué l’impossibilité de découvrir « le modèle précis de Félicité, est enclin à croire que Flaubert « a dû se rappeler une pauvre fille-mère nommée Léonie, dévouée comme un chien, qu’il connut au service de ses amis Barbey de Trouville » (7). Quoique les rapprochements qui suivent entre la réalité et le conte, surtout au sujet du perroquet (8), ne soient pas très convaincants, l’hypothèse nous semble raisonnable, car Léonie peut rentrer dans un des modèles dont s’est servi Flaubert pour créer son personnage. Mais, à côté de la vieille et fidèle servante de la famille Flaubert, et à côté de Léonie, n’y aurait-il pas aussi des modèles masculins ? Pour nous, aucun doute ne subsiste. Voyons un peu la première image de Félicité :

« Elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre. (C.s., page 201) »

Si l’on regarde d’assez près, on verra que ces travaux n’ont rien d’extraordinaire, au fond, pour une femme ; on peut même dire qu’ils faisaient généralement partie des occupations ordinaires des servantes, au service de ces familles qui ne pouvaient se permettre d’avoir plusieurs domestiques. Mais ces mêmes travaux peuvent être considérés comme extraordinaires s’ils sont accomplis par un homme. Or, Flaubert a eu à son service en Orient un homme qui, à une exception près, faisait les mêmes travaux que Félicité : Joseph Brichetti, son drogman (9). Voici à son sujet ce qu’il écrit du Caire à sa mère (cf. Corr., t. 12, pag. 660) : « Nous avons un drogman parfait […]. Il est bon cuisinier […] sait empailler les oiseaux, estamper les bas-reliefs ; il fait tous les métiers possibles ».

Bien que l’image du drogman représente parfaitement le « type » de la bonne à tout faire, nous admettons volontiers qu’il y aurait là matière à discussion ; il ne s’agit cependant que d’un premier élément. Pour compléter la présentation de la servante, l’auteur détaille ses habitudes, ses aptitudes et son tempérament ; en voici la partie qui nous intéresse, comparée à ce que Flaubert ajoute sur Joseph.

Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement.(C.s., page 202)

Excellent dans tous les marchés que nous faisons […]. Pour une piastre […] il se chamaille avec eux pendant une heure.

Les ressemblances entre le modèle et la création littéraire sont frappantes cette fois-ci, à notre avis ; les expressions ou les termes en gras le montrent clairement. II nous semble inutile de souligner que « marchandages » appartient au même champ sémantique que « marchés », et qu’ils sont en outre synonymes. Trouver dans le texte la même expression que dans sa source est d’ailleurs extrê­mement éloquent, car Flaubert y puise le plus souvent avec la plus grande discrétion. L’esprit qui animait le drogman est cependant parfaitement rendu. Celui-ci pouvait se chamailler avec les Arabes ; à un homme, c’est permis. Une femme, fût-elle servante, ne saurait arriver à cet excès ; mais elle peut très bien faire montre d’entêtement, arme essentielle pour conclure avantageusement les marchés.

II est assez étonnant de constater que dans la présentation de son héroï­ne, l’auteur ne donne — contrairement à son idée première (10) — aucun trait distinctif : « Son visage était maigre et sa voix aiguë » (11). C’est tout. Ne faudrait-il pas y voir un point de repère sur la nature non féminine, en tout cas ambiguë, de Félicité ? Elle « semblait une femme en bois », ajoute l’écrivain ; n’est-ce pas là la négation absolue de la féminité ? Voici un autre exemple sur son étrange nature :

Elle […] buvait à plat ventre l’eau des mares.(C.S., page 202) Nos hommes, se couchent à plat ventre et boivent.(V.O., t. 10, page 601)

L’expression « à plat ventre » rendue telle quelle, et l’action identique nous dispensent de tout commentaire. Nous soulignerons seulement que Félicité accomplit l’action de la même façon que les hommes accompagnant Flaubert au pied du Liban.

Sur le modèle de Mme Aubain, M. Gérard-Gailly a donné bien des ren­seignements ; et se fiant à ces renseignements, il affirme : « la maîtresse de Félicité a existé » (12). À la lumière de la méthode de composition de Flaubert, l’affirmation est insoutenable, même si les renseignements sont acceptables, parce qu’aucun des personnages de Flaubert n’est entièrement identifiable ; chacun des personnages créés par le romancier, tout au moins des protagonistes, s’inspire de plusieurs modèles, comme on l’a déjà dit. En ce qui concerne Mme Aubain, il faut mettre, à côté de Mme Allais, la mère de Flaubert. C’est à elle, nous semble-t-il, qu’il s’est inspiré pour raconter le moment du départ de Virginie pour le pensionnat de Honfleur.

Au début des notes du Voyage en Orient, Flaubert a donné un bon nombre de détails sur la scène de son départ ; cela est un signe évident, à notre avis, que l’événement a laissé une trace profonde dans son esprit. Il en a tiré matière à création littéraire dans Madame Bovary et ici. Après que la « tapissière » emportant Virginie fut partie.

Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous, ses amis […] se présentèrent pour la consoler.(C.s., page 210) Quel cri elle a poussé, quand j’ai fermé la porte du salon !(V.O., t. 10, page 434)

Le terme défaillance est assez vague ; il ne veut pas dire forcément que Mme Flaubert s’est évanouie ; il paraît plutôt vouloir dire qu’elle ne fut plus maîtresse d’elle-même, lorsqu’elle perçut le signal que l’éloignement de son fils était chose accomplie. On peut donc bien comparer son « cri » à une « défaillance », puisque jusqu’alors elle avait réussi à se contrôler.

Les suites du départ de Virginie s’inspirent aussi du départ de Flaubert pour l’Orient.

La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette façon comblait le vide des heures. (C.S., page 210).

Avant le départ, des accords durent être établis entre Flaubert et sa mère ; entre autres, celui de numéroter chaque lettre par précaution, afin de savoir si toutes arriveraient à destination ; et peut-être aussi celui d’écrire « trois fois, la semaine », ne serait-ce qu’un simple billet. On ne possède pas de lettres écrites par Mme Flaubert à son fils en Orient ; il n’est pourtant pas hasardeux d’affirmer que l’écrivain nous révèle dans le conte le principal des occupations quotidiennes de sa mère, pour que les heures s’écoulent sans trop en sentir le poids. En effet, le grand psychologue qu’est Flaubert aurait créé, avec Mme Aubain, une mère bien extravagante en imposant à Virginie d’écrire « trois fois la semaine » ; d’autant plus que Honfleur ne se trouve point au bout du monde ; et que si l’absence de sa fille lui était insupportable, elle n’avait qu’à prendre une voiture, ou la diligence, pour faire les quatre petites lieues qui la séparaient de Virginie. Les mêmes quatre lieues que Félicité fera, à pied, pour aller voir son neveu Victor. D’ailleurs, quelque temps après, Virginie étant malade, Mme Aubain « fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi ». Le grief d’extravagance tombe si l’on substitue un petit trajet pour Honfleur, la grande distance qui sépare Croisset du Caire, et de l’Orient en général, et si l’on songe aux périls des longs voyages et aux appréhensions que faisaient naître l’Orient.

Quant à Virginie, M. Gérard-Gailly a très bien mis en relief que Caroline Flaubert, la sœur de l’écrivain, a servi de modèle « pour les malaises de Virginie adolescente et pour sa mort si jeune » (13). Et pourtant, ici aussi, le modèle n’est point unique ; on serait étonné du contraire. M. Gérard-Gailly a objecté lui-même que Caroline Flaubert n’était pas si jeune quand elle est morte, et qu’elle était déjà mariée.

Un des autres modèles de Virginie est Gustave lui-même. Nous n’avons pu déceler qu’un seul élément, mais il relie étroitement le départ de Virginie pour le couvent à celui du départ de Flaubert pour l’Orient.

elle embrassait sa mère qui la baisait au front

comme je la caressais et lui parlais, je l’ai baisée sur le front. (V.O., t. 10, page 4 34)

Soulignons ici la façon dont l’écrivain tente de cacher sa source, et qui fait partie de sa technique romanesque : à l’évocation de l’identique baiser au front, il oppose le changement de sujets.

L’inspiration orientale est utilisée même dans la création de personnages secondaires. Voici le fermier de Geffosses :

un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, qui était Robelin. (C.S., page 204) notre guide de la journée, sheik Mohammed, homme à grand nez recourbé et qui porte le poids de son turban sur le côté droit (V.O., t. 10, page 559)

Quoique l’on ne puisse parler d’inspiration évidente quant au couvre-chef, nous sommes de l’avis que Flaubert a emprunté aux Notes les deux éléments qui caractérisent le visage et l’attitude du fermier (14), parce que l’auteur s’est inspiré de son voyage même pour des gens anonymes, comme on le verra ensuite. La forme du nez mérite d’être soulignée, car il s’agit du seul élément du visage mis en relief dans le texte et dans sa source.

Nous allons montrer maintenant un exemple où l’écrivain puise de la façon la plus discrète à la source. La mort de Victor survient parce qu’

On l’avait trop saigné à l’hôpital, pour la fièvre jaune.(C-S. Page 214) Sassetti va plus mal. Visite du médecin […] Il le saigne. (V.O., t. 10, page 606)

Il faut dire tout d’abord qu’à la différence de Victor, Sassetti ne meurt pas, et qu’il n’avait non plus la fièvre jaune. Mais il avait été atteint au Liban, ainsi que Joseph, de la malaria, à ce qu’il paraît des symptômes décrits par Flaubert et Du Camp. Un jour, le domestique corse se sentait si mal et avait si mauvaise mine que Flaubert crut qu’il allait mourir. Ce fait est un de ceux qui sont exposés avec le plus d’ampleur ; c’est dire combien Flaubert en avait été frappé. Voilà pourquoi nous croyons ici à l’influence du Voyage, ce qui n’exclut pas d’ailleurs inspiration de la première Éducation sentimentale, comme on l’a souligné (15) : la multiplicité des sources étant fréquente, pour ne pas dire constante, dans la « composition » flaubertienne (16).

Il est peut-être excessif de parler de personnages, au pluriel, dans la Légende de Saint Julien l’Hospitalier (17). Le protagoniste domine de loin tous les autres ; et, parmi ceux-ci, il n’y a que le lépreux qui s’élève au rang de « personnage ». Or, soit Julien, soit le Lépreux, doivent le plus clair de leurs caractères au Voyage en Orient.

Ce qui caractérise essentiellement Julien, c’est sa rage de la chasse : « Julien ne se fatiguait pas de tuer » (page 235). Ne doit-on pas y voir l’inspiration de la même rage qui s’était emparée de Flaubert et de Du Camp (18) en Egypte ? Après en avoir touché un mot à plusieurs reprises, une partie importante des notes consacrées au Caire est réservée à la description de cet exercice : « Nous passons tout l’après-midi à tirer des oiseaux de proie le long de l’aqueduc de Pharaon » (t. 10, page 474). Peu après le départ de la cange pour les cataractes du Nil, Flaubert note encore : « Toute la journée nous faisons un effroyable abatis d’oiseaux » (t. 10, page 479). Sur la partie de chasse du Caire, il avait donné un autre détail : « Après la chasse aux aigles et aux milans, nous avons tiré sur les chiens » (t. 10, page 474). Ce détail nous semble de capitale importance car, ajouté à I’« effroyable abatis d’oiseaux », il met en relief cette rage de tuerie dont Flaubert était possédé en Egypte, où il apprit à manier un fusil, il éprouve un véritable plaisir lorsqu’il voit tomber les premiers oiseaux qu’il tire (19). Plaisir enfantin d’abord, goût du carnage ensuite. Quoique ce goût ne tardera pas à disparaître — au retour des cataractes il ne reparle plus de chasse — Il est indéniable que les excès des premiers temps avaient laissé une trace profonde dans son esprit.

Ce que nous venons de dire, ne représente cependant qu’une partie de l’inspiration orientale ; Flaubert a utilisé d’autres éléments pour camper le personnage de Julien. En voici le premier :

Son père […] lui fit cadeau d’une grande épée sarrasine […].L’épée trop lourde lui échappa des doigts.(S.J., page 237) Je manie le sabre de Mahmoud, il me paraît horriblement lourd.(V.O., t. 11, page 48)

Si l’on excepte le terme « sabre » changé en celui d’« épée » (il s’agit toutefois du même genre d’arme), le reste nous semble fidèlement rendu. Le nom du sultan Mahmoud, ne pouvant être employé car le personnage historique appartient à une époque différente, est remplacé par un terme avec lequel il est en rapport, et qui respecte le principe esthétique flaubertien de l’inter-détermination. L’adjectif « sarrasine » joue parfaitement son rôle métaphorique, étant devenu synonyme d’« infidèle » dès le Moyen Age. Cette qualité s’applique à juste titre aux sultans turcs, ayant eux aussi combattu la chrétienté. Nous croyons devoir souligner ensuite, comme Flaubert utilise l’élément puisé dans ses Notes ; il y construit un développement qui symbolise un présage funeste.

Quand Julien transportait des « pierres énormes », pour établir un talus sur la rive du fleuve, il

glissait dans la vase, y enfonçait, manqua périr plusieurs fois.(SJ., page 246) Glissant avec mes grosses bottes sur le talus boueux du fleuve. (V.O., t. 11, page 109)

Le passage du bagage au-delà du Jardanus, en Grèce, fut un des moments les plus aventureux du voyage. Nous ne saurions dire dans quelles conditions d’esprit il s’est accompli ; dans la seconde rédaction de ses notes (20), Flaubert en donne une version comique. L’aventure a dû être beaucoup moins comique, si l’on donne à l’expression « manqua périr plusieurs fois » quelque reflet réaliste, selon la coutume de l’écrivain dans la création littéraire. Bien que les Notes n’en fassent pas même allusion, nous pensons que l’image des pierres appuyées contre le ventre trouve son inspiration dans la réalité. La fatigue faisait peut-être comparer à Flaubert les bagages transportés à des « pierres énormes » ; et dans cette opération il n’est point impossible qu’il se soit brisé les ongles, comme Julien.

Ce que nous avons montré jusqu’à présent indique que le personnage de Julien doit beaucoup plus à l’inspiration réaliste qu’à l’Inspiration livresque. En voici un autre exemple.

On le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois, et finit par disparaître. (S.J., page 245) Nous nous retournons et nous disons adieu à Athènes. J’en suis sorti triste. (V.O., t. 11, page 90)

La tristesse que ressent Flaubert en quittant Athènes, il l’avait déjà éprouvée a son départ de Jérusalem et de Damas (21). Et on pourrait ajouter qu’en quittant cette dernière ville, « on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes », puisqu’il se dirigeait vers l’Anti-Liban et le Liban. L’image de Julien qui se retourne exprime son regret de ne jamais plus revoir les lieux qu’il quitte ; c’est justement le sentiment de Flaubert, au moment de s’éloigner des grandes villes de l’Orient.

Il est assez étonnant de constater que tout ce que nous avons dit jusqu’ici sur les modèles inspirateurs de Julien, s’applique soit à Flaubert, soit à Du Camp, et il serait bien difficile de discerner la part de l’un et de l’autre : tous deux ont été de furieux chasseurs, tous deux ont risqué au passage du Jardanus, et tous deux se retournaient en quittant les grandes villes Voici encore deux exemples où l’inspiration de leur voyage en commun ne fait pas de doute, quoique le texte ne reproduise aucun terme des Notes qui soit identique ou synonyme :

1° Quand Julien était à la chasse, « Il allait à l’ardeur du soleil sous la pluie par la tempête, buvait l’eau des sources dans sa main, mangeait en croquant des pommes sauvages, s’il était fatigué se reposait sous un chêne » (page 234).

2°) Quand Julien s’engagea dans une troupe d’aventuriers, « Il connut la faim la soif, les fièvres et la vermine […]. Le vent tanna sa peau » (page 237) Est-il besoin de souligner l’admirable emploi que fait ici l’écrivain des éléments inspirés de la vie qu’il a menée en Orient ?

Voici maintenant un élément qui est, au contraire, particulier à Flaubert : il s’agit de la voix que Julien croit entendre.

Une nuit qu’il dormait, il crut en tendre quelqu’un l’appeler […] la […] voix […] venait de l’autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve. (S.J., page 247) J’entends de l’autre côté du Nil, dans le désert, la voix d’un homme appeler quelqu’un. (V.0., t. 10, page 505

Il est inutile de dire que nous nous trouvons en présence presque d’une transcription pure et simple. Soulignons plutôt que ce remarquable emprunt rehausse la valeur littéraire du Voyage en Orient, qui ne peut plus être sous-estimée. La seule différence est celle de la formule dubitative du texte ; mais le sommeil de Julien l’imposait. Quant à la comparaison du large fleuve avec le Nil, on en reparlera dans la seconde partie.

Venons à présent au lépreux. À Damas existait une léproserie et un jour que les deux amis se promenaient aux alentours de la ville ils rencontrèrent les lépreux. Flaubert nous a laissé dans ses notes (22) une description de cette rencontre plus détaillée que celle de Du Camp ; cela veut dire qu’il en avait été frappé. À tel point, qu’après Madame Bovary et Salammbô il en tire matière a création littéraire pour la troisième fois ; ce qui est vraiment éloquent pour un auteur qui avait une sorte de terreur pour les répétitions Voici pourtant le portrait et son modèle :

Ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. […] Tel qu’un squelette, il avait un trou à la place du nez.(S.J., page 248). Un homme est assis […] il est atroce de purulences et de croûtes […] l’une a le nez totalement rongé. (V.O., t.10, page 592)

Ici, le texte donne plus de détails que les notes, et il est plus riche d’images suggestives. Mais ne pourrait-on pas penser que le texte complète les notes, qui n’indiquaient que l’essentiel ? Il ne devrait pas y avoir de doute, puisqu’il va sans dire que les notes ne reproduisent qu’une faible partie de ce que Flaubert a vu en Orient.

Selon sa méthode, Flaubert a créé le personnage du lépreux d’après plusieurs modèles. La citation du Voyage le confirme : il a réuni des éléments fournis par un homme et une femme. En outre, les lépreux de Damas n’avaient pas la fièvre ; sa description est empruntée, de toute évidence, à la fièvre dont Joseph et Sassetti furent victimes au Liban, notamment celle de Joseph.

Le lépreux […] tremblait de tous ses membres, grelotte et délire. (SJ., page 248). Joseph […] tremble de tous ses membres.(V.O., t. 10, page 600)

D’autre part, Flaubert semble avoir encore évoqué la rencontre des lépreux, dans l’apparition du père de Julien :

Un jour qu’il se trouvait au bord d’une fontaine […] il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné. (S.J., page 246) À notre gauche, se trouve une fontaine ; sur une pierre, à côté, un homme est assis. (V.O., t. 10, page 592)

À côté des liens plus ou moins évidents, entre le texte et sa source, il y en a d’autres que l’auteur a su rendre méconnaissables, même à nos yeux. Ces liens affectent surtout les personnages, car chez Flaubert le souci de s’inspirer de plusieurs modèles est pour ainsi dire constant de façon à ce que sa création ne puisse plus s’identifier à aucun autre modèle, et devienne partant originale. Par exemple, nous sommes de l’avis que le Père Amaya, le supérieur des maronites d’Aden, a servi, lui aussi de modèle à Julien ; non pas au chasseur, mais, à l’ermite. Voici ce que disent les Notes à son égard (t. 10, page 609) :

« Nous avons causé des morts ; il m’a conté le jour où il avait quitté sa mère pour la dernière fois, et tous ceux qu’il a’ perdus ; ça été un des moments les plus graves, et les plus profondément poétiques de ma vie. Je me rappellerai longtemps sa grande robe noire se détachant dans le clair de lune, quand il était agenouillé à faire sa prière, et ses façons si maternelles auprès du malade, sa patience angélique à faire bouillir une tasse de thé avec des brins de paille, pour Sassetti. »

Dans ce passage, on ne rencontre aucun élément à l’appui de notre thèse. Cependant, si l’on considère que Flaubert a toujours tiré parti de ce qui l’a frappé, on peut être assuré qu’il en a été de même de ce moment, un des « plus profondément poétiques de sa vie », et de ce religieux qui l’a ému comme il ne lui était jamais arrivé. Enfin, cette « patience angélique » du Père Amaya envers un malade qu’il ne connaissait pas, ne serait-elle point à l’origine de celle de Julien envers le lépreux ?

Les personnages d’Hérodias (23), plus nombreux que dans les autres contes, ont obligé l’écrivain à puiser plus abondamment à ia source. Commençons par Hérodias elle-même. Il nous semble que le modèle principal soit Huchuk-Hanem (24), au moins en ce qui concerne sa présentation.

Sortie précipitamment de sa chambre, elle n’avait ni colliers, ni pendants d’oreilles ; une tresse de ses cheveux noir lui tombait sur un bras, et s’enfonçait, par le bout, dans l’intervalle de ses deux seins.(H., page 256) Elle arrive, sans tarbouch, sans collier, ses petites tresses tombent au hasard, nu-tête […], elle envoie chercher ses colliers et ses boucles d’oreilles, que tient en dépôt un se raf de la ville. (V.O., t. 10, page 519)

On remarquera d’abord que Flaubert a soigneusement ôté, comme de coutume, les détails qui pourraient être trop révélateurs ; aucune allusion donc à l’absence du tarbouch de Kuchuk, qu’il rencontre ici à son retour des cataractes. On remarquera aussi que les « boucles d’oreilles » sont devenues des « pendants d’oreilles », image plus suggestive. On remarquera en outre que l’image de la tresse d Hérodias tombe « au hasard », comme les tresses de Kuchuk ; l’image plus sensuelle du conte révèle d’une façon raffinée, les moyens par lesquels Hérodias entend parvenir à ses fins.

Hérode est présenté dans une attitude qui semble indiquer une foncière indécision sur les problèmes du moment, ou bien une vaque appréhension sur son avenir.

Un matin, avant le jour, le Tétrarque Hérode-Antipas vint s y accouder, et regarda.(CH., page 253) La lune se lève dans le Sud, du côté de la mer Morte […] Nous sommes accoudés sur le créneau. (V.O., t. 10, page 575)

Ne dirait-on pas que l’attitude d’Hérode, accoudé à la balustrade de la terrasse de la citadelle de Machaerous, évoque, quoique le moment de la journée soit différent, celle des deux voyageurs, accoudés sur un créneau de la forteresse de Jéricho, et rêvant à leur avenir ?

D’Aulus Flaubert donne un détail qui paraît la conséquence naturelle de sa voracité, il a toutefois une inspiration orientale qui se passe de commentaire.

Un collier de saphirs étincelait à sa poitrine, grasse et blanche comme celle d’une femme.(H., page 270) Les hommes du Sennahar sont gras […] poitrine développée et seins pointus comme une femme.(V.O., t. 10, page 502)

Le modèle de Mannaei est aussi très évident :

Un homme se présenta, nu jusqu‘à la ceinture.(H., page 254} Sur un chameau est assis un homme tout nu jusqu’à la ceinture. (V.O., t. 10, page 475)

Passons sur l’image de la nudité, transcrite telle quelle, car l’auteur lui-même révèle assez nettement la source orientale, mais en tâchant encore d’embrouiller nos idées. Il n’est pas tout à fait exact que les masseurs des bains (turcs, faut-il ajouter), cités surtout dans la Correspondance (25), avaient un tel aspect. En général, ils ne portaient qu’un pagne, et quelques-uns même opéraient tout nus.

Jean-Baptiste doit avoir aussi plusieurs modèles ; mais d’oriental et qui ait quelque ressemblance évidente, on n’en a trouvé qu’un seul.

Il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes. Ses prunelles flamboyaient ; sa voix rugissait ; il Ievait les bras, comme pour arracher(H., page 258) Un vieux raïs (Douchi) vient là rien que pour crier ; il se balançait comme un singe et lançait ses bras en poussant des cris aigus, le tonnerre. (V. O., t. 10, page 494)

Quant à l’aspect psychologique, cette inspiration ne nous semble pas très heureuse, bien que Flaubert ait apporté un changement radical d’atmosphère et d’Images ; l’évocation des prophètes et du tonnerre crée une toute autre ambiance que celle de la cange, où le vieux pilote « se balançait comme un singe ». Il est cependant indéniable que le geste des bras est le même, et que la voix rugissante est en étroit rapport avec les cris.

Venons à présent à Salomé, le personnage qui évoque l’Orient de la façon la plus nette ; la critique n’a pas manqué de le souligner. Pourtant, le modèle qu’on a jusqu’ici indiqué n’est pas le seul : Flaubert s’est encore une fois inspiré de plusieurs modèles. En Orient, il s’est souvent régalé du spectacle de la danse ; il serait partant impossible d’indiquer les nombreux modèles cités dans ses notes. Cependant, il est certain, comme on va le voir, qu’il n’a tiré parti que des modèles qui l’ont frappé le plus. Ces modèles sont au nombre de trois : deux femmes, Kuchuk et Azizeh, et un homme, Hassan el-Bilbes, un fameux danseur du Caire (26).

Voici ce que la danse de Salomé doit à celles de Kuchuk :

Ses pieds passaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûte et d’une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu’un, qui s’enfuyait toujours.(H., page 274) Les jambes passant l’une devant l’autre […] jouant toujours des crotales, et faisant dans l’air une sorte de brasse comme en nageant. (V.O., t. 10, page 489)

Après avoir puisé à la source une proposition presque entière (la substitution du terme « jambes » avec « pieds » élimine une incongruité), l’écrivain a remarquablement élaboré la suite. L’image quelque peu équivoque de la « sorte de brasse », a laissé la place à une série d’images qui représentent beaucoup mieux les mouvements de la danseuse, d’un côté ; et de l’autre, symbolisent l’inutilité de la fuite de ce « quelqu’un », qui finira par succomber à l’attrait sensuel des gestes.

Azizeh était une danseuse d’Assouan, qui avait emmené les deux voyageurs dans sa cahute. Flaubert en a été frappé, car sa « danse est plus savante que celle de Kuchuk ». De cette danse, il a emprunté au moins deux éléments :

1) Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit.

Son col glisse sur les vertèbres d’arrière en avant, et plus souvent de côté, de manière à croire que la tête va tomber.

2) Son visage demeurait immobile.(H., page 275) La figure toujours sérieuse.(V.O., t. 10, page 493)

Dans le premier exemple, le cou glissant en avant et de côté explique le sens quelque peu obscur de l’« angle droit ». On dirait que Flaubert a choisi cette image à cause de la sensation qu’il a eue que la tête « va tomber » ; Salomé exprimerait ainsi sa requête sémiologiquement, avant de la faire ouvertement. Les expressions du second exemple peuvent être considérées identiques, du point de vue sémantique. Dans le texte, l’auteur a introduit le verbe à la place de l’adverbe, pour mieux indiquer qu’une action se déroulait, sans altérer le sens de l’adverbe. Le substantif « figure » a été remplacé par un autre plus propre ; tandis que l’adjectif « sérieuse », qui ne seyait pas trop non plus, a été substitué par un terme de sens plus vague, qui peut s’adapter soit au sérieux d’Azizeh, soit à l’«inexpressivité » de Hassan, qu’on verra tout à l’heure.

Au sujet de la danse d’Azizeh, les Notes ajoutent : « En dansant, précipités des hanches furieux ». C’était un spectacle extraordinaire, mais la furie ne s’adaptait pas à la circonstance. Le mouvement qui provoque une irrépressible évocation sensuelle, allumant les désirs de convoitise des présents et bouleversant l’esprit d’Hérode, provient de la danse de Hassan (27).

Elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle.(H., page 275) Torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot. (V.O., t. 10, page 458)

Encore une fois, donc, un personnage féminin est en partie inspiré d’un modèle masculin, la similitude sautant aux yeux ici de façon éclatante. D’ailleurs, l’auteur lui-même vient révéler le genre du modèle à l’alinéa suivant : « Vitellius la compara à Mnester, le pantomime ». L’allusion au favori de Caligula devient à présent éloquente. D’une part, elle met en relief le principe que Flaubert ne recourt jamais à l’érudition gratuite ; de l’autre, elle montre comment il unit les données livresque et réaliste, arrivant ainsi à donner l’illusion d’une savante reconstruction historique. Un peu plus loin, la danse de Salomé est comparée à celle des « prêtresses des Indes », des « Nubiennes des cataractes. » et des « Bacchantes de Lydie ». Flaubert n’a vu ni les prêtresses ni les bacchantes, mais il a vu les nubiennes ; et puisqu’on Orient le temps s’était arrêté depuis longtemps, à son avis (28), il imagine que les prêtresses et les bacchantes dansaient comme Azizeh. Ici également l’élément réaliste se trouve étroitement uni aux éléments livresques ; c’est là un des systèmes de la technique narrative flaubertienne, grâce à laquelle sa reconstruction historique acquiert authenticité. Sur le plan de l’esthétique, ajoutons que l’emploi des sources livresques a pour but de mieux définir le cadre historique ou de fournir un détail authentique ; tandis que quand il s’agit d’animer ses personnages et l’ensemble, Flaubert recourt de préférence à ses Notes de Voyages, ou à ses Œuvres de jeunesse.

Outre les mouvements caractéristiques de sa danse, Hassan semble avoir fourni à Salomé certains traits de son visage.

Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front.(H., page 275) Hassan el-Bilbesi, coiffé et habillé en femme […] sourcils noirs peints, très laid. (V.O., t. 10, page 458)Inexpressivité de la figure sous le fard et la sueur. (V.O., t. 10, page 472)

Soulignons l’accentuation de la couleur des sourcils, afin qu’ils puissent mieux se marier à la successive image des « yeux presque terribles ». Ceux-ci, ainsi que les « lèvres peintes », viennent de modèles différents ; il nous semble pouvoir les reconnaître dans ceux des femmes des bédouins, rencontrées en Palestine : elles « ont des yeux énormes, couleur de café brûlé, lèvres peintes en bleu » (t. 10, page 573). Quant à la flûte et à la paire de crotales, il nous semble inutile de vouloir en indiquer la source à tout prix. Ce sont des instruments mentionnés plus d’une fois. Hassan dansait au son d’une « flûte aigre » ; mais nous n’oserions pas même penser que c’est à elle que songeait Flaubert. On pourrait peut-être soutenir avec plus de raison — les deux instruments étant nommés ensemble — qu’il ait voulu évoquer la flûte et les crotales dont jouaient les matelots de la cange, lors de la première arrivée à Louxor.

Un mot à présent sur les masses ou groupes. Nous n’insisterons pas sur l’inspiration orientale de la « masse de monde » qui se trouvait à I’« assemblée de Colleville », dans Un Cœur simple. Ce monde est trop vague ; même s’il est assez étonnant de le trouver dans un petit bourg imaginaire ; et même si « le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes » rappellent les processions et les fêtes du Caire. Nous donnons plus loin l’exemple que nous avons remarqué dans Saint Julien. Dans Hérodias, nous en avons trouvé plusieurs ; l’exemple le plus, frappant nous semble l’évocation de l’indescriptible cohue que Flaubert a vue au Caire, à la fête de la Dossah. Par une curieuse transposition, il nous montre les juifs assiégeant Vitellius, chassés de la même manière que les Arabes.

On s’écrasait ; et, pour faire de la place, des esclaves avec des bâtons frappaient de droite et de gauche.(H., page 262)

Des eunuques tombaient sur la foule à grands coups de bâtons de palmier pour faire faire place.

(V.O., t. 10, page 477)

Malgré la tentative de l’auteur de dissimuler sa source, en remplaçant le terme « eunuques » par un autre de sens plus générique, et en éliminant le mot « palmier », la similitude avec le texte est encore trop nette pour ne pas la distinguer. En voici un autre exemple :

Derrière eux était Marcelius […] avec des publicains, serrant sous leurs aisselles des tablettes de bois.(H., page 261) Un écrivain, placé derrière l’homme qui les compte et qui a un bâton ou plutôt un instrument tranchant sous le bras- enregistre. (V.O., t. 10, page 528)

La citation tirée des Notes concerne la description des peintures murales du temple de Médinet-Abou ; voilà donc d’où vient, à notre avis, le groupe des publicains à l’attitude plutôt intrigante. L’objet que Flaubert n’avait pu distinguer est devenu « des tablettes de bois », dont l’usage est maintenant précisé. Soulignons, en passant, sur le plan stylistique, l’effet de sonorité obtenu par la substitution d’une expression banale, telle que « sous le bras ».

L’influence orientale se fait sentir jusqu’aux groupes anonymes :

D’autres fois, une troupe de pèlerins frappait à la porte… et, quand ils étaient repus, ils racontaient leurs voyages : les erreurs des nefs sur la mer écumeuse, les marches à pied dans les sables brûlants, la férocité des païens, les cavernes de la Syrie, la Crèche et le Sépulcre.

(S. J., page 231)

On chercherait en vain, dans les Notes, une référence à ce passage, mais comment peut-on avoir de doutes sur son origine ? Flaubert y a concentré, en une admirable mosaïque, les principales étapes de son voyage, depuis la traversée de la Méditerranée jusqu’à la Grèce.

(À suivre).

GIOVANNI BONACCORSO,

Faculté des Lettres, Université de Messine.

(1) Ce n’est qu’occasionnellement que la critique en a parlé, soulignant surtout les sources livresques. Cf., entre autres, C.A. BURNS : The Manuscripts of Flaubert’s « Trois Contes » ; in « French Studies », vol. VIII, oct. 1954, n »4 ; et J.H. CANNON : Flaubert’s Documentation for « Hérodias » ; in « French Studies », vol. XIV, oct. 1960, n  4.

(2) Nous tenons à signaler ici l’édition italienne des Trois Contes, publiée par Carlo Cordié (Milan, Mursia, 1962 ; « Biblioteca di classici stranieri »). Elle se distingue surtout par la richesse des notes et par la perspicacité de M. C. Cordié, qui a très bien mis en relief le caractère fondamental de l’art de Flaubert.

(3) L’importance « littéraire » du Voyage en Orient nous semble beaucoup plus grande qu’on ne l’a estimée. Le texte des notes que l’on connaît ne représente point le premier jet, mais au moins une seconde rédaction, plus détaillée et, naturellement, plus soignée. Voir à ce sujet la Notice à Par les champs et par les grèves – Voyages et carnets de voyages, au tome 10 (pages 279 – 280) de la récente édition des « Œuvres complètes de Gustave Flaubert », publiée par le Club de l’Honnête Homme (Paris, 1971-1975), en 16 volumes.

Il va sans dire que toutes nos citations d’ouvrages de Flaubert se rapportent à l’édition que nous venons de citer. Les trois Contes se trouvant au tome 4, précédés de La tentation de saint Antoine (Paris, 1972), nous nous bornerons à ne citer que la page ; le Voyage en Orient se trouvant aux tomes 10 et 11, nous citerons toujours tome et page.

(4) Il parait que la création de ce conte, intitulé d’abord Histoire d’un cœur simple, a donné assez de mal à l’écrivain, ainsi qu’il l’avoue dans une lettre à Mme Roger des Genettes : « J’ai travaillé hier pendant seize heures, aujourd’hui toute la journée et, ce soir enfin, j’ai terminé la première page ». La lettre, qui ne porte pas de date autographe (cf. Correspondance, t. 15, p. 444), a été datée « du 13 au 18 mars 1876 ». Ce serait donc la première mention faite par l’auteur. Dans la lettre du 17 août 1876 (cf. ibidem, p. 484), il donne à sa nièce la nouvelle de l’achèvement. « Hier, à une heure de nuit, j’ai terminé mon Cœur simple, et je le recopie ».

Une autre preuve des difficultés, dont nous parlions, nous semble celle des changements apportés au premier scénario. À ce sujet, cf. A. CENTO : II ‘plan’ primitivo di « Un cœur simple » ; in « Studi Francesi », janv.-avr. 1961, n° 13.

(5) GÉRARD-GAILLY : Flaubert et « les fantômes de Trouville ». Paris, Renaissance du Livre, s. d. ; « Documents et témoignages », p. 195.

(6) R. HERVAL : Les Véritables Origines de « Madame Bovary ». Préface de P. Cogny. Paris, Nizet, 1957 ; cf. notamment le chap. III, Les multiples visages d’Emma Bovary, pages 137 – 169.

(7) GÉRARD-GAILLY : op. cit., p. 196.

(8) Le Pavillon de Croisset, que nous avons pu visiter grâce à l’obligeance et en la compagnie de M. L. Andrieu, conserve aussi un exemplaire de perroquet. Peut-on affirmer pour cela que c’est celui que Flaubert avait sur son bureau, ou un de ceux qu’il a vus au Muséum de Rouen ? Il ne faudrait pas oublier que le perroquet créé par Flaubert est lui aussi une pure création littéraire ; en tout cas, il est tout à fait exceptionnel, car « un cœur simple » comme Félicité arrivera à le considérer comme le Saint-Esprit.

(9) Sur Josepf, cf M. DU CAMP : Voyage en Orient (1849-1851). Notes. Edition G. Bonaccorso. Messine, Peloritana éd. 1972 ; p. 602, note n° 4.

(10) Dans ce qui semble le premier brouillon du conte, Flaubert avait d’abord écrit : « Son tour de cheveux noirs augmentait la pâleur de sa figure marquée de petite vérole et des chagrins avaient aigri son caractère naturellement sérieux ». Ce brouillon se trouve au fol. 1 du ms. 1, conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, fonds n.a.f. 23663.

(11) À vrai dire, Flaubert a fourni un détail du visage de Félicité ; c’est la couleur de ses paupières, qui deviennent roses à la nouvelle de la mort de son neveu.

(12) GÉRARD-GAILLY : op. cit., p. 197.

(13) Ibidem, page 200.

(14) « Je suis arrêté faute de documents », écrivait Flaubert en avril 1876 à George Sand, en lui annonçant qu’il allait partir pour Pont-l’Evêque et Honfleur. C’est donc des documents qu’il cherchait et non des souvenirs ; même si, dans cette excursion, il a « pris un bain de souvenirs » qui l’a « abreuvé de tristesse », comme il disait à Mme Roger des Genettes (cf Corr. ; t. 15, p. 448).

(15) GÉRARD-GAILLY : op. cit., p. 201.

(16) À cet égard, cf. le brillant article de G.M.S. MASON : Les deux clairs de lune de « Madame Bovary » ; in French Studies », vol. VIII, cit. n » 3.

(17) Contrairement aux deux autres contes, qui ont été créés l’un à la suite de l’autre, et peu de temps avant leur publication, la première idée de la Légende remontait à une vingtaine d’années. Flaubert en a fait mention dans une lettre à L. Bouilhet, datée du 1er juin 1856, où il lui annonce entre autres : « je prépare ma Légende et je corrige Saint-Antoine » (cf. Corr. ; t. 13, p. 522). Le conte est achevé le 18 février 1876 ; Flaubert le communique à George Sand : « Ma petite nouvelle étant terminée cette nuit » (cf. ibidem, t. 15, p. 437).

Quant à l’affirmation de Du Camp, selon laquelle Flaubert se serait inspiré d’un vitrail de l’église de Caudebec, elle doit être considérée fausse : 1° parce que ledit vitrail n’existe pas dans ladite église ; 2°) parce que dans la lettre à Bouilhet, Flaubert emploie l’expression « je prépare » ; 3°) et surtout, parce qu’il a indiqué lui-même, dans un scénario, à quelle église appartenait le vitrail (voir plus loin la note n° 22). Dans deux lettres à sa nièce, de septembre 1875, l’écrivain indique deux autres sources : l’Essai sur la peinture sur verre, de E.-H. Langlois, et la Légende dorée.

(18) Il est probable que Flaubert se soit aussi inspiré de la manie de la chasse qui avait pris Sassetti, après le départ de la cange ; il en a donné la nouvelle à sa mère, dans la lettre du 22 avril 1850 : Sassetti a depuis quelque temps une rage de chasse que rien n’arrête ». (Cf. Corr. ; t. 13, p. 34). Sur les exploits de chasse du Corse, les Notesne fournissent aucun détail.

(19) Voici en quels termes s’exprime Flaubert, dans la lettre écrite à sa mère d’Alexandrie le 23 novembre 1849 (cf. Corr. ; t. 12, p. 648 – 9) : « Nous tirions des cormorans et des pies de mer […] (Car j’ai tué du gibier, moi ! — oui ! — moi ! Voilà du nouveau, hein pauvre vieille ?) »

(20) Le premier jet de ces notes se trouve au fol. 8r du Carnet 8, des Carnets de Notes de Voyages conservés à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. On en trouvera la transcription à la note n° 1, de la page 111 du t. 11, de la récente édition des « Œuvres complètes ». Nous nous limitons par conséquent à citer ce qui nous intéresse : « Passage du Jardanus — nos chevaux — Passage du bagage — Moutons — ».

La lecture que nous avons faite du folio cité a mis en relief deux différences de lecture. Nous avons lu « Zante » au lieu de « Saints », et « Grèves noires de sable » au lieu de « Grèves noires de saleté ».

(21) Dans les notes de Flaubert, nous n’avons trouvé que la citation de son départ d’Athènes, mais voici ce qu’on lit dans les notes de Du Camp en s’éloignant de Jérusalem et de Damas : « Sur un monticule, je me suis retourné et j’ai encore aperçu Jérusalem » ; « nous avons passé le défilé de rochers blanchâtres et je me suis retourné pour voir Damas encore une fois. » (Cf. M. Du Camp : op. cit. pages 253 et 301).

(22) L’on doit faire aussi grand cas de la lettre du 7 septembre 1850 adressée au Dr J. Cloquet a peine rentré à l’hôtel (cf. Corr. ; t. 13, p. 79) : « Nous avons vu tantôt des lépreux tellement abominables que j’en ai encore froid dans le dos. C’est beau comme couleur et j’ai évoqué Velasquez et Ribera. Mais c’est bien épouvantable ».

Quant au fameux vitrail du déambulatoire de gauche de la cathédrale de Rouen duquel Flaubert s’est certainement inspiré (à la fin d’un scénario du conte — voir ms. Cit. de la B.N., fol. 490 — on lit : « Et voilà la légende de saint Julien l’Hospitalier telle qu’elle est racontée sur les vitraux de la cathédrale de ma ville natale. »), nous n’y avons pas aperçu de lépreux, si notre vue ne nous a pas trahis.

(23) La première idée du conte se trouverait dans la lettre citée à Mme des Genettes du 20-4-1876 : « La vacherie d’Hérode pour Hérodias m’excite. Ce n’est encore qu’à l’état de rêve, mais j’ai bien envie de creuser cette idée-là ». Le conte est terminé le 1er février 1877 ; et Flaubert en donne immédiatement la nouvelle à sa nièce : « J’ai fini Hérodias ! ! ! » (cf Corr. ;t. 15, p. 536).

(24) C’est bien là la forme constamment employée par Flaubert. Du Camp ajoute un i après la chuintante sourde, mais lui aussi emploie toujours le K initial. Il serait donc temps de porter à l’orthographe des manuscrits le respect qui leur est dû.

L’erreur de lecture remonte, semble-t-il, à l’édition Conard. Tout en altérant à son tour la forme du nom, Auriant avait rétabli l’initiale dans l’ouvrage homonyme : Koutchouk-Hanem, l’Almée de Flaubert (Paris, Mercure de France. 1943). Les éditeurs du Club de l’Honnête Homme, après les hésitations de R. Dumesnil dans l’édition des Belles Lettres, reproduisent la forme de l’édition Conard, malgré que « le nom doit se lire Kuchuk-Hânem », car « L’interprétation Kuchuk-Hânem ne fait pas de doute » (cf. t. 11, p. 691, note n° 1). C’est à n’en pas croire ses propres yeux ! Mais ce qui nous paraît plus grave, c’est que tout le monde attribue la faute à Flaubert. Or, cela est absolument faux. Nous avons, nous aussi, injustement inculpé Flaubert (cf. M. DU CAMP : op. cit., page 609, note n° 33), sur la foi des éditions Conard et Belles Lettres. À présent que nous avons pris connaissance des manuscrits, nous faisons amende honorable. Il existe dans l’écriture de Flaubert une sensible différence entre les K et les R majuscules. Dans le R. il n’y a aucune rupture dans le tracé de la lettre, la boucle continuant le jambage. Le K, au contraire, est formé de deux éléments : le jambage presque toujours oblique et bouclé à l’extrémité inférieure, et un élément à courbes dont le sommet est détaché du jambage. Il arrive que ce deuxième élément se trouve plus rapproché du premier, parfois même il le touche et partant pourrait amener la confusion avec le R. Cependant, il faut ajouter que Flaubert forme les K majuscule et minuscule de la même façon : par conséquent, si on a bien lu « Boulak », « Mameluk », « raki » etc., il est vraiment étrange qu’on ait lu « Ruchuk » ; d’autant plus que « khamsin », « Kaifa » ou « Karmel » (modernisé en « Carmel ») ont été lus correctement.

(25) Cf. surtout la lettre à L. Bouilhet, du 15-1-1850 (t. 12, p. 673).

(26) Aux trois modèles orientaux, s’ajoute un modèle occidental : la Salomé rouennaise. Sur le tympan du portail gauche de la cathédrale de Rouen, domine un personnage central : Salomé dansant sur ses mains. C’est bien à elle que Flaubert s’est inspiré, comme on l’a déjà souligné : ni Kuchuk ni Azizeh ni même Hassan n’ont dansé de telle façon. Flaubert lui a cependant donné un trait oriental : « Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes ». La Salomé rouennaise a, au contraire, une robe — qui ne fait pas un pli — lui enveloppant même les talons.

(27) Dans la deuxième rédaction des Notes, Flaubert parle à deux reprises du danseur ; mais dans son carnet il avait indiqué pour toute mention : « Hassan-el-Bilbeis », si nous avons bien lu (cf. Carnet 4, fol. 43v).

(28) Dans une lettre au Dr Cloquet, Flaubert écrivait : « Les danses que nous avons fait danser devant nous ont un caractère trop hiératique pour ne pas venir des danses du vieil Orient, lequel est toujours jeune parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de mœurs contemporaines ». Et dans une autre lettre, qu’il lui adressait de Damas, il répétait : « Les femmes que l’on voit aux fontaines à Nazareth ou à Bethléem sont les mêmes qu’au temps de Jacob » (cf. Corr. ; t. 12, p. 669, et t. 13, p. 80).