Le procès de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 30
 

Le procès de Madame Bovary

 

Le 31 janvier 1857 s’ouvrait devant le Tribunal Correctionnel de Paris l’un des plus curieux procès littéraires que la France ait connu. Le procès de Madame Bovary .

Au banc des accusés s’asseyaient trois prévenus : le gérant de la revue de Paris, l’imprimeur, et un jeune auteur encore inconnu, Gustave Flaubert.

Celui-ci n’avait pas encore publié, Madame Bovary était sa première œuvre. Âgé de 35 ans, il était le fils du docteur Achille Flaubert, chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen.

Après les décès de son père et de sa sœur, survenus la même année, il vivait seul avec sa mère dans le pavillon de Croisset, près de Rouen ; ce pavillon que Maupassant a si bien décrit : « C’était une jolie maison blanche de style ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par-derrière et escaladait la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen ou descendaient vers la mer ».

C’est donc un jeune bourgeois, un fils de famille, élevé dans un milieu médical, un provincial, qui vient s’asseoir sur le banc de la correctionnelle.

Son roman, publié d’abord comme tous les romans de l’époque en feuilleton dans la Revue de Paris, avait provoqué les plaintes indignées de nombreux lecteurs. Il avait fallu supprimer le passage du fiacre où les deux amants, Emma et Léon, enfermés dans le fiacre, stores baissés, sillonnaient toute la journée les faubourgs de Rouen.

Le Second Empire était à l’apogée de son triomphe, les publicistes avaient donné des majorités écrasantes et l’on était encore au temps de l’empire autoritaire. La masse des électeurs qui avait porté Napoléon au pouvoir était rurale et conservatrice. L’Empire s’appuyait sur la religion et sur l’ordre. C’est ce qui explique sans doute ces poursuites, destinées à satisfaire l’opinion et par la même occasion à supprimer un journal d’opposition, car la Revue de Paris était libérale.

Flaubert, en comparaissant devant ce tribunal, ne se doutait pas que ce procès allait lui apporter une monumentale publicité, allait lancer son livre avec fracas et allait lui assurer la célébrité.

Il est curieux, dans un temps où la pornographie sévit un peu partout dans les livres et sur les écrans, d’examiner ce qui pouvait choquer nos ancêtres, il y a un siècle à peine. Cela nous renseigne sur l’évolution des mœurs et doit nous inciter à la prudence dans nos jugements sur les œuvres littéraires ou artistiques.

Les débats ont dû être très longs à en juger par la longueur du réquisitoire et de la plaidoirie.

Au siège du Ministère Public se trouvait l’avocat impérial Pinard.

La défense était assurée par Me Sénard, un grand nom du barreau et de la politique, ancien président de l’Assemblée Nationale, ancien ministre de l’Intérieur, un ami de la famille Flaubert.

Le délit reproché aux trois accusés n’existe plus aujourd’hui, c’était : l’outrage à la morale publique et à la religion.

Le réquisitoire de l’avocat impérial Pinard fut d’après Roger Dumesnil, qui est l’un des meilleurs spécialistes de Flaubert, « un monument de sottise et de mauvaise foi qui semblait né de la collaboration de Tartuffe et de Homais ».

Il critique d’abord le titre.

— « On l’appelle Madame Bovary, mœurs de province ».

— Vous pouvez lui donner un autre titre et l’appeler avec justesse : histoire des adultères d’une femme de province.

— « La couleur générale de l’œuvre, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive ! ».

L’avocat impérial Pinard cite ensuite les principaux passages qui lui paraissent répréhensibles comme portant atteinte à la morale.

Il retient notamment deux passages du livre, qu’il appelle les deux chutes, la chute avec Rodolphe et la chute avec Léon.

Auparavant le procureur avait résumé d’une façon tendancieuse le roman. Ceux qui ont lu Madame Bovary  (on l’étudie aujourd’hui sur les bancs du lycée) savent que Mme Bovary qui s’ennuyait dans son village de Yonville-l’Abbaye, à côté d’un mari médiocre qui était officier de santé et dont « la conversation était plate comme un trottoir de rue », eut deux amants, Rodolphe, un gentilhomme campagnard et Léon, un clerc de notaire de Rouen, que poussée par l’usurier Lheureux, elle fit des dettes à l’insu de son mari, et que déçue par ses deux amants et redoutant le scandale, car ses meubles étaient saisis par ses créanciers, elle déroba, dans le capharnaüm du pharmacien Homais de l’arsenic et s’empoisonna.

La première chute a lieu dans la forêt.

— « J’ai tort, j’ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.

— « Pourquoi ? Emma, Emma.

— « Ô Rodolphe, fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.

— « Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc qui se gonfla d’un soupir, et défaillante, toute en pleurs, et se cachant la figure, elle s’abandonna ».

— Et croyez-vous Messieurs, dit Pinard, qu’elle ait honte après cela ?

Pas du tout, non, le front haut, elle rentra en glorifiant l’adultère.

La preuve, elle répétait, « j’ai un amant, j’ai un amant ».

— Voilà Messieurs qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même !

La deuxième chute a lieu dans le fiacre avec Léon.

Le procureur tient à signaler que par « un scrupule qui l’honore, le rédacteur de la revue a supprimé la scène de la chute dans le fiacre ».

— Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous fait pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous :

« Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements, et pâle sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine avec un long frisson ».

— Voilà s’écrie Pinard « Une peinture admirable sous le rapport du talent mais une peinture exécrable au point de vue de la morale !

— « Chez Flaubert, point de voile, point de gaze. C’est la nature dans toute sa nudité, dans toute sa crûdité ».

Après ce morceau d’éloquence judiciaire cité aujourd’hui dans toutes les éditions littéraires comme l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, la tâche était rude pour l’avocat Me Sénard.

— « Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d’avoir fait un mauvais livre, d’avoir dans ce livre outragé la morale publique et la religion. M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu’il a fait un livre honnête.

La pensée de son livre est une pensée morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots : l’excitation à la vertu par l’horreur du vice ».

Ainsi dès l’exorde, le thème de la plaidoirie est annoncé, il va plaider la relaxe et va nous démontrer que Flaubert a voulu faire œuvre de moraliste, ou que du moins une moralité se dégage de son œuvre.

Il commence par présenter l’inculpé en signalant que son père, « son Illustre père », le Dr Flaubert a été pour lui un vieil ami.

C’est un jeune homme d’un caractère sérieux, il a fait des études et pas n’importe quelles études, des études de droit, il a beaucoup voyagé jusqu’en Orient, il a beaucoup travaillé et cet ouvrage est le fruit de longues études de longues méditations.

Ceci est vrai puisque l’on sait que Flaubert a mis près de 5 ans pour écrire Madame Bovary, entre 1851 et 1856 et non sans les plus grandes difficultés puisqu’il avait connu ce qu’il appelait « les affres du style ».

Le portrait de l’accusé étant ainsi tracé, va commencer la discussion, paragraphe par paragraphe, des passages reprochés à son client.

D’abord le titre. Ce qui a choqué le procureur impérial Pinard, c’est semble-t-il le sous-titre « Mœurs de Province » ; il propose puisqu’il faut un sous-titre : Histoire de l’éducation donnée en province et se lance dans une tirade sur les dangers de l’éducation des jeunes filles au-dessus de leur condition. Emma était la fille d’un fermier, le père Rouault, et elle a été élevée au couvent des Ursulines avec de petites bourgeoises, ce qui lui a donné des idées de grandeur. Voilà une conception de l’éducation qui est du dix-neuvième siècle, il n’est pas encore question de démocratisation de l’enseignement, mais c’était en effet l’idée développée par Flaubert et l’analyse de l’avocat devait plaire aux juges du Second Empire.

Il fait remarquer ensuite au tribunal que le livre est écrit « avec une grande puissance d’observation dans tous les détails ». Les paysages, les objets, les vêtements, les sentiments, tout est noté, l’auteur ne fait grâce de rien.

Il multiplie « les petits faits vrais » chers à Stendhal, qui donnent du volume et de la présence aux personnages. Toutefois remarque l’avocat, lorsqu’il arrive au moment scabreux, l’auteur le décrit d’un mot : « Elle s’abandonna » ou bien dans le fiacre, les stores sont baissés et l’on voit seulement « une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile jaune, et jeta des déchirures de papier qui se dispersèrent au vent ».

— « La toute-puissance descriptive disparaît parce que sa pensée est chaste ».

Me Sénard prend plaisir alors à comparer cette scène du fiacre avec une autre scène décrite par Mérimée dans La double méprise et qui se passe dans une chaise de poste. Cette scène qu’il ne lit pas est paraît-il beaucoup plus audacieuse ! Or, Mérimée fait partie de l’Académie Française, il est reçu à la cour, ses fonctions officielles font de lui une sorte de ministre de la Culture du Second Empire.

L’avocat fait passer son livre au tribunal qui pourra le lire dans le cours du délibéré.

D’autres grands noms dans la littérature sont appelés au secours de Flaubert. Lamartine qui l’a reçu chez lui et lui aurait dit : « il est déjà très regrettable qu’on se soit ainsi mépris sur le caractère de votre œuvre et qu’on ait ordonné de la poursuivre, mais il n’est pas possible pour l’honneur de notre pays, qu’il se trouve un tribunal pour vous condamner ».

Me Sénard s’explique ensuite longuement sur les passages reprochés à son client, notamment sur les deux chutes, et son système de défense est toujours le même, il consiste à replacer ces phrases lues par le procureur impérial Pinard, dans leur contexte, et pour cela il est obligé de lire de longs passages qui expliquent et éclairent les intentions de l’auteur ; et il cite une phrase de Flaubert dans un mémoire que celui-ci avait rédigé pour sa défense et qu’il n’a pas publié : « On m’accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre, je ne puis me défendre qu’avec mon livre tout entier », mais ajoute l’avocat « demander à des juges la lecture d’un roman tout entier, c’est leur demander beaucoup ! »

Il montre que Mme Bovary est cruellement punie de ses fautes, trop cruellement puisqu’elle meurt dans d’épouvantables souffrances : « L’adultère que dépeint Flaubert n’est pas charmant, il n’est chez lui qu’une suite de tourments, de regrets de remords ».

D’ailleurs où Flaubert a-t-il pris son inspiration ? Dans Bossuet qui a décrit « les illusions des sens » dans un livre tout écorné, que l’avocat remet au tribunal car c’est paraît-il le livre de chevet de M. Flaubert, «il le feuillette jour et nuit » Le tribunal va quitter l’audience avec toute une bibliothèque !

Reste le deuxième motif d’inculpation, c’est l’offense à la religion. La dernière partie de la plaidoirie va être consacrée à cela. L’accusation a été sur ce point beaucoup moins virulente et le procureur impérial Pinard a surtout reproché à I’ accusé d’avoir « mêlé des choses profanes à des choses sacrées ». Ainsi quand Emma était enfant « lorsqu’elle allait à confesse, elle inventait des petits péchés, afin de rester là plus longtemps à genoux dans l’ombre, sous le chuchotement du prêtre ».

L’avocat montre qu’il ne faut pas confondre la religion, qu’il respecte et qu’il pratique lui-même comme tout bon catholique, avec la bigoterie et la fausse dévotion caractérisée par « le petit commerce de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges ». C’est cela que l’auteur a voulu dire, Messieurs, aucun sentiment troublé dans tout cela !

Le procureur Pinard avait reproché à l’auteur la scène de l’extrême-onction, il paraît que le rite était tourné en dérision et pendant la cérémonie on entendait par la fenêtre la voix d’un mendiant aveugle qui chantait une chanson d’amour. Toujours le mélange du profane et du sacré :

Me Sénard répond que pour écrire cette scène, Flaubert, avec son souci de la vérité, s’est documenté dans un ouvrage que lui avait confié un vénérable ecclésiastique et qui s’intitule « Explication historique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du catéchisme », par M. l’Abbé Guillois, curé de Notre-Dame du Pré, au Mans. Ouvrage recommandé par de nombreux archevêques et il remet le livre pieux au tribunal. Il paraît que le vénérable ecclésiastique, lorsqu’il a lu le récit de Flaubert « lui a serré la main avec des larmes ».

Enfin dernier reproche pour l’offense à la religion le personnage de l’abbé Bournisien est un personnage ridicule, c’est un curé matérialiste. Il est vrai qu’il est gros et gras, aime les bons repas et n’est d’aucun secours à la pécheresse, Emma Bovary, lorsqu’elle va se confier à lui — Allez consulter votre mari lui répond-il. Mais réplique Me Sénard, ce n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un simple curé de campagne.

En tout cas, il est beaucoup moins ridicule que le pharmacien Homais, « le voltairien », le sceptique, l’incrédule, l’homme qui est en querelle perpétuelle avec le curé. Il cite des livres dans lesquels « des ecclésiastiques jouent un rôle déplorable », et l’on pourrait en citer bien d’autres, le curé de Tours de Balzac, le Rouge et le Noir de Stendhal, Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, et ceux-là n’ont pas été poursuivis.

Que penser de cette plaidoirie ?

À la lecture, elle nous paraît un peu longue, les juges d’aujourd’hui, qui sont pressés ne la supporteraient plus. Il y a des répétitions, le plan n’est pas bien net, les arguments se bousculent en désordre, le style est emphatique, mais c’est le style judiciaire de l’époque.

Les arguments sont un peu hypocrites, car on veut nous faire croire que Flaubert a voulu faire œuvre de moraliste, Flaubert lui-même s’en défendra plus tard.

Mais le but de l’éloquence judiciaire étant de convaincre, Me Sénard a parfaitement réussi puisque finalement Flaubert a été acquitté.

Les attendus sont soigneusement balancés, comme dans les pièces de Courteline, l’auteur y est blâmé sévèrement car « il y a des limites que la littérature même la plus légère ne doit pas dépasser », mais il est rendu hommage à son travail et à son talent.

Le jugement est tout à l’honneur de la magistrature qui n’a pas cédé aux pressions du pouvoir.

Après le procès, Flaubert est découragé, plein d’amertume, il n’essaie pas de profiter de l’énorme publicité faite autour de son livre, il aspire au calme, à la retraite, et se retire à Croisset, dans son pavillon au bord de la Seine où il demeurera jusqu’à sa mort, sortant peu, vivant comme un ermite, travaillant beaucoup et écrivant d’autres chefs-d’œuvre.

Quant à l’avocat impérial Pinard, il avait une revanche à prendre, il la trouva avec Baudelaire contre qui il fit un réquisitoire pour le procès des Fleurs du Mal.

Mais Baudelaire eut moins de chance que Flaubert, il fut condamné.

Les deux procès furent les derniers grands procès littéraires. Ils n’apportèrent aucune gloire au procureur Pinard mais n’empêchèrent pas Flaubert et Baudelaire d’entrer dans l’immortalité.

Vingt-deux ans après, en 1880, Flaubert écrivait à Maupassant une lettre au sujet d’un recueil de poèmes que celui-ci venait de publier, l’un des poèmes, intitulé « Au bord de l’eau », avait provoqué l’indignation du parquet d’Etampes et Maupassant risquait à son tour d’être poursuivi.

Flaubert prend aussitôt sa défense, il n’a pas oublié son propre procès et l’évoque en ces termes : « Tu t’assoiras mon petit sur le banc des voleurs et tu entendras un particulier lire tes vers et les relire en appuyant sur certains mots auxquels il donnera un sens perfide, il en répétera quelques-uns plusieurs fois, tel que le citoyen Pinard ».

Dans cette lettre qui servira de préface au recueil de Maupassant, il donne son opinion sur la question de la « moralité dans l’art ». « Ce qui est beau est moral ; voilà tout selon moi ».

Quant à Baudelaire, injustement condamné, il sera réhabilité par un arrêt de la Cour de Cassation en date du 31 mai 1949.

Le conseiller chargé du rapport sur ce procès s’exprime ainsi : « On éprouve un peu en défendant Baudelaire et les Fleurs du Mal, du reproche d’obscénité, l’impression de plaider pour un livre de la bibliothèque rose ».

En un siècle, les mœurs ont bien changé, mais Emma Bovary poursuit son rêve et son ennui, son histoire est de tous les temps.

« Ma pauvre Bovary, disait Flaubert, souffre et pleure dans vingt villages de France à cette heure même ».

Me Jean BARILLER.

(Evreux)