L’épisode du Python au chapitre X de Salammbô

Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 3

 

L’épisode du Python
au chapitre X de Salammbô

L’épisode du serpent, au chapitre X de Salammbô, a beaucoup choqué nombre de contemporains. L’esprit caustique de Sainte-Beuve y décelait « une pointe d’imagination sadique ». Flaubert fut vivement ému par cette interprétation tendancieuse. Il a tenu à se justifier auprès de l’auteur des Lundis. « Il n’y a », expliquait-il dans une longue lettre, « ni vice malicieux, ni bagatelle dans mon serpent. Salammbô, avant de quitter sa maison, s’enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà tout ». L’esprit dans lequel cette scène a été conçue est ici bien indiqué. Nous devons en croire Flaubert sur parole. Mais est-ce vraiment bien tout ? Le récit de cette étrange cérémonie, la psychologie même de l’héroïne autorisent, semble-t-il, à chercher des explications un peu plus précises ou, à tout le moins, plus développées.

Je me suis souvent demandé comment l’idée de cette initiation ophidienne était venue à Gustave Flaubert, l’homme des références érudites, et s’il n’était pas possible d’en détecter la source précise. La conscience historique de l’auteur de Salammbô est bien connue. Nous savons qu’il avait absorbé un grand nombre d’ouvrages concernant les religions antiques et primitives dans lesquelles le serpent était souvent considéré comme le symbole de la fécondité, le dispensateur des forces mystérieuses incluses aux profondeurs du sol, initiatrices de l’élan vital (1).

Parmi les auteurs anciens auxquels Flaubert s’était, à des titres divers, reporté pour la préparation de « Salammbô », nous relevons dans la Correspondance et les dossiers de travail, les noms de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Diodore et de Pline. Les deux derniers nous font bien le récit de la chasse mouvementée donnée à deux serpents monstrueux, capturés, l’un en Égypte du temps de Ptolémée, l’autre aux bords du fleuve Bagrada, près de Carthage, par les soldats de Regulus, lors de la guerre punique, mais ces faits ne jettent aucune lumière sur la genèse même de l’invention flaubertienne, s’ils nous éclairent sur le milieu érudit où elle s’est développée. Les textes de Plutarque et de Clément d’Alexandrie s’y rattachent plus étroitement, car ils rapportent des exemples d’union bestiale avec un reptile. Clément d’Alexandrie (Protrep, 2,76) décrivant les pratiques de l’initiation aux Mystères de Zeus Sabazios, révèle que l’on glissait un serpent sous la tunique des initiés afin de rappeler l’impudicité du dieu, qui, pour s’unir à sa fille Coré prit cette forme pourtant peu engageante (2). « Le dieu qui traverse le sein », telle était la formule usitée dans ces cérémonies pour désigner le serpent ou son effigie en or qui servait à l’accomplissement de ce rite.

Quant à Plutarque — celui-là Flaubert l’avait véritablement « labouré » — il se fait l’écho, au début de la « Vie d’Alexandre » des racontars intéressés que l’on avait répandu sur la naissance prodigieuse du conquérant macédonien : il aurait été le fils du grand serpent familier que sa mère Olympias, une bacchante initiée aux cultes orgiastiques, traînait toujours après elle et qui hantait sa couche (3).

Il faut tenir compte aussi des images visuelles qui ont pu orienter les rêveries de Flaubert, quand bien même n’auraient-elles, avec la cérémonie décrite par le romancier, que des rapports purement formels : l’image aurait déclenché l’invention. Nous citerons la figure d’Athéna Hyghie, gravée dans l’Atlas d’O. Muller (Flaubert l’avait chez lui à portée de la main), où la déesse est entièrement enlacée par un grand serpent qui semble boire dans une coupe tenue à hauteur de l’épaule ; un bas-relief funéraire, examiné par Flaubert à Athènes : un éphèbe nu tendant la main, comme pour le flatter, vers un « serpent monstrueux » enroulé autour d’un arbre (4). Et peut-être le lecteur de la bibliothèque de l’Institut a-t-il feuilleté les planches de Montfaucon où l’on voit des images de Sérapis, de Mithra et d’Isis, « entortillées de grands serpents », depuis les pieds jusqu’à la tête (5). L’ouvrage se trouvait aussi à la bibliothèque de Rouen. Les recherches de M. Dubosc nous ont également appris que Flaubert possédait dans sa bibliothèque de Croisset deux importants volumes de l’Abbé Banier : Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, publiés en 1741. Là, il avait pu lire tout un chapitre consacré au culte du serpent dans la Religion du royaume de Juda en Afrique. Les peuplades noires de ces régions adoraient en effet, rapporte l’auteur, des serpents d’un naturel doux et « débonnaire », au point qu’on les pouvait mettre « dans le sein, autour du cou, dans le lit ». Tous les ans, un certain nombre de fillettes leur étaient consacrées. Elles étaient instruites « par de vieilles prêtresses » dans les rites traditionnels, « danses et chansons, qui doivent servir pour honorer le serpent », puis tatouées de toutes sortes d’ornements à l’aide « de petites pointes de fer qui leur font des incisions représentant des fleurs, des animaux et surtout des serpents ». Plus tard, aux environs de la quinzième année, avait lieu « la cérémonie de leur mariage avec le serpent ». Elles étaient alors conduites à la maison du dieu et, poursuit Banier, « la nuit venue, on les descend à deux ou trois, à la fois, dans une fosse qui a des souterrains à droite et à gauche, où l’on dit que se trouvent deux ou trois serpents comme procureur du Grand Serpent. Quand elles sont demeurées une heure, on les retire, et, pour lors, elles sont regardées pour femmes du Grand Serpent. « On dit », ajoute l’auteur sceptique et malicieux, « qu’outre les serpents, il y a dans ces souterrains des animaux plus capables du mariage que ces reptiles ». Une superstition analogue s’est perpétuée en Égypte jusqu’à nos jours. Au début du XIXe siècle, le savant Chabrol, attaché à l’Expédition d’Egypte, observe que le serpent « surnommé Cheyk el Harydy est encore ce qu’il était autrefois sous les adorateurs d’Isis et d’Osiris : le principe de la fécondité. Les femmes stériles et les jeunes filles viennent en pèlerinage dans le lieu qui lui est consacré pour devenir épouses et mères après avoir passé la nuit dans un réduit sacré, sombre et mystérieux ». On lit ces lignes à la fin de l’Essai sur les mœurs des habitants de l’Égypte, publié au tome XVIII, première partie, de la Description de l’Égypte, juste avant le Mémoire sur Alexandrie de Gratien Lepère, utilisé par Flaubert pour la description de cette ville, dans la Tentation de Saint-Antoine.

Telles sont les images, telles sont les fables sur lesquelles a travaillé l’imagination de Flaubert. Reste à trouver, s’il existe, le texte précis qui aura  cristallisé ces éléments en suspension et directement suscité la cérémonie secrète du chapitre dix.

Lorsque Schaabarim cherche à faire entendre à demi-mot à Salammbô le rôle qu’il entend lui faire jouer près de Mâtho, cette vierge, non seulement chaste, mais ignorante, « élevée loin des symboles obcènes ». ne comprend rien aux allusions et aux silences embarrassés du prêtre. Celui-ci répugnait, et il lui semblait dangereux, d’expliquer crûment à la fille du puissant Hamilcar ce qu’il attendait d’elle. Il craignait aussi de l’effaroucher. Pourtant, il était indispensable qu’elle en fût exactement instruite. D’où l’appel aux puissances de Tanit par le truchement du serpent tutélaire, appel qui était en même temps pour le desservant dont la foi chancelait, une manière de demander à la déesse, par un miracle, une preuve de son existence et de sa force. Le prêtre schismatique tente là, sur un médium particulièrement réceptif une expérience, d’envoûtement et de transfusion des forces divines, qui aboutit à une transformation psycho-physiologique du sujet, opérée par les effluves surnaturelles émanées du serpent, « procureur » de la déesse ; effluves qui renforcent chez la jeune fille consacrée la foi, le courage, l’ardeur mystique et, pénétrant sa chair, éveillent ses sens jusqu’alors frigides, la font naître à la volupté. Ainsi se trouve-t-elle préparée au rôle que le prêtre entendait lui faire jouer. Et la décision venant de Salammbô elle-même, obéissant à un mystérieux appel de la Déesse, la responsabilité de Schaabarim se trouvait dégagée. Il n’avait plus autant à craindre le courroux d’Hamilcar.

Ce double caractère d’exaltation intellectuelle et de trouble physique, Flaubert l’a très nettement indiqué dans le texte définitif quoique d’une façon volontairement indirecte, par les imprécations du vieux Giscon, témoin invisible de la rencontre avec Mâtho sous la tente du chef des mercenaires, plus fortement encore dans les esquisses préliminaires. Dans l’une d’elles, nous voyons Schaabarim surveiller minutieusement, en bon « manager », jusqu’à la nourriture de son « poulain ». Il va même, pour mettre tous les atouts dans son jeu, jusqu’à changer le régime de vie, très austère, de la jeune fille et lui imposer « celui des servantes de la Déesse, vin et tout ». Il lui retire les jonchées de vitus agnex sur lesquelles elle couchait pour la chasteté et lui donne « une perle creuse pleine d’un liquide aphrodisiaque qu’elle doit boire à trois cents pas du camp avant d’entrer » (6).

Dans le quatrième scénario, Flaubert donne « des indications précisant la psychologie d’Hanna (Salammbô) amoureuse – chose qui reste vague ou du moins voilée dans la rédaction définitive.

L’héroïne passe quelques jours au camp des Barbares, ne se donne pas tout de suite à Mâtho, mais elle l’enflamme et finit par devenir elle-même tout aussi troublée que lui. Elle cède alors à la frénésie de la prostitution mystique. Dans un feuillet écrit plus tard, Flaubert insiste de nouveau sur l’état mystique de la jeune fille quand elle s’abandonne à Mâtho sous la tente, état qui s’allie, dit-il, à l’idée des prostitutions religieuses (7).

Ce que les premiers brouillons nous livrent des intentions de l’auteur, ce que nous savons de ses lectures érudites nous autorisant à considérer l’étroit enlacement du python avec le corps nu de Salammbô avant tout et sans qu’il y ait lieu de supposer une possession intime, comme une cérémonie religieuse et magique, voulue telle par Flaubert et assez conforme aux pratiques des religions primitives où l’exaltation mystique provoque et attise l’ardeur sensuelle. Cette fameuse scène du python n’est pas un hors-d’œuvre épicé. Flaubert n’aurait jamais galvaudé son art jusque-là. Elle est, au contraire, essentielle à la marche du roman. Le serpent sacré est le deus ex machina qui fait rebondir l’action arrivée à un point mort, en fonction même du caractère et du tempérament de l’héroïne livrée aux dégoûts d’une âme qui s’ennuie, anxieuse et disponible, figée dans l’attente d’elle ne sait quels « orages désirés ». C’est lui qui provoque la détermination de Salammbô ; l’éclaire sur les moyens à mettre en œuvre pour reconquérir le zaîmph et suscite en elle le désir, voilé d’appréhension, de connaître Mâtho.

Nous sommes loin de la pruderie égrillarde de Sainte-Beuve qui reprochait à Flaubert d’avoir mis en scène une dame « batifolant » avec un serpent.

Parmi les dossiers dispersés à la vente Francklin-Grout, il s’en trouve un, classé sous le numéro 58, où est tracée de la main même de l’écrivain, la mention suivante : Essai sur la physionomie des serpents. Le titre est étrange. Flaubert n’aurait-il pas, dans un moment de distraction, écrit « physionomie » pour « physiologie » ? Il n’en est rien. Un érudit normand — je ne le nommerai pas, car il m’a exprimé le désir de conserver l’anonymat — a retrouvé le nom de l’auteur. C’est le naturaliste allemand Schlegel dont l’étude : Essai sur la physionomie des serpents, a été traduite en français en 1837.

Ce que Flaubert était allé chercher dans l’ouvrage du naturaliste — et ce qu’il y a trouvé — c’étaient des observations précises sur la morphologie et les mœurs des serpents. Il a emprunté à Schlegel pour la donner au génie tutélaire de la maison des Barca, la physionomie du python péronil, dont la robe est « noire, parsemée de traits et de taches jaune d’or », mais « d’un noir bleuâtre si profond que la première teinte (jaune très vif) ne s’aperçoit que sous la forme de points ovales dont le plus souvent un se trouve au centre de chaque écaille et qui composent quelquefois des taches un peu plus larges et de formes irrégulières » (8). C’est le firmament noir, constellé de taches d’or dont Flaubert pare la robe écaillée du python sacré (9), soit qu’il montre l’animal dans sa reptation ondulante ou, lové dans une « corbeille en fils d’argent, frileusement enfoui sous une courtine de pourpre au milieu de feuilles de lotus et de duvet d’oiseau ».

C’est encore Schlegel qui lui a fourni cette indication sur les habitudes des pythons. Le naturaliste avait pu constater, en effet, que, dans les ménageries, les pythons bivittati conservaient « un caractère doux et qu’on les gardait aisément dans des caisses où, enveloppés de couvertures de laine, ils se tenaient tranquillement », Ils étaient aussi très lents dans leurs mouvements (10). Flaubert retiendra ce trait : « La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d’eau qui coule le long d’un mur… » (11). Le romancier se reportera, plus tard, à ces notes anciennes lorsque, dans la Tentation de Saint-Antoine (12), il fera entendre au milieu du discordant concert des sectes philosophiques et religieuses, la voix des Ophites ou adorateurs du serpent ; là encore, le reptile divinisé apparaît sous la forme d’un python gigantesque, « noir, avec des taches d’or comme le firmament semé d’étoiles ».

Jacques Heuzey

(1) Voir L. Benedetto, Le origini di Salammbô, p. 191 ;Hamilton, Sources of religions elements in Flaubert’s Salammbô.

(2) Voir Foucart, Des Associations religieuses chez les Grecs, Paris, 1873. P. 77

(3) Ces deux faits sont aussi rapportés dans Rolle. Origines, attributs cultes des principales divinités helléniques. Paris. 1828 . (t. 1. PP. 60 et 134) que Flaubert a peut-être consulté.

(4) Notes de voyage.

(5) Montfaucon. l’Antiquité expliquée, 1719-1724 , liv. II, suppl., pp. 144 et 148 , Références données par Rolle dans l’ouvrage cité ci-dessus.

(6) Demorest, L’expression figurée et symbolique dans l’œuvre de Gustave Flaubert, pp. 493-495

(7) R. Dumesnil. Salammbô (Belles-Lettres, 1944), tome l. Introduction, p. LVI.

(8) Schlegel, Essai sur la physionomie des serpents, 1837, t. I, p. 179 et t. Il, p. 422.

(9) Voir Salammbô, chap. X : « Sa belle peau couverte comme le firmament de taches d’or, sur un fond tout noir… » et plus loin « il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or ».

(10) Schlegel, ibid. I . p. 407.

(11) Salammbô, ibid.

(12) Édition Dumesnil, IV. p. 8 2 . Belles-Lettres. 1940.