Le voyage en Orient

Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 11

Le voyage en Orient
de Gustave Flaubert avec Maxime du Camp

Un centenaire flaubertien :

L’année 1950 – encore qu’elle évoque le demi-siècle ou le souvenir de la belle Époque – est, pour les flaubertistes, l’occasion unique de commémorer le Centenaire du voyage de Gustave Flaubert et de son ami Maxime du Camp, en Orient.

Gustave, à 28 ans, s’ennuyait profondément à Croisset et souffrait encore de la crise comitiale qui l’avait terriblement secoué en 1843 sur la route de retour vers Rouen.

On conseillait non seulement le grand air, mais « un autre air », celui d’Orient par exemple et surtout de longs déplacements. Le docteur Jules Cloquet, ami de la famille, établi à Paris, était formel à ce sujet.

Flaubert venait d’écrire, sans qu’elles fussent encore publiées, ses œuvres de jeunesse au romantisme bouillonnant. Et déjà, il rêvait d’autres œuvres plus magistrales et plus lointaines. Partir ? D’autres avaient effectué le fabuleux voyage vers l’Orient ! Lord Byron en 1809 ; Chateaubriand en 1821 ; Lamartine en 1832 ; du Camp en 1844. Ceux-là avaient vécu la vie inimitable des Grands de l’époque. Flaubert voulait suivre leur trace et leur exemple.

Maxime du Camp, l’ami alors fidèle, se chargea d’obtenir non seulement les visas nécessaires, mais deux missions d’origine différente quoique d’un but semblable ; l’une pour lui, venant du Ministère de l’Instruction Publique ; l’autre pour Flaubert, venant du Ministère de l’Agriculture et du Commerce, ayant, celle-ci pour objet, précise-t-il en ses « Souvenirs Littéraires », de recueillir dans les différents ports et aux divers points de réunion des caravanes, les « renseignements utiles à communiquer aux Chambres de Commerce ». (« Il me fut difficile de ne pas sourire », écrira-t-il sévèrement plus tard).

Gustave Flaubert, ainsi qu’il en avait la louable habitude, prit la chose de toute la hauteur de son âme, et traça un itinéraire gigantesque en Orient, dont ni du Camp, ni lui ne devaient exécuter le quart.

Cet itinéraire englobait l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie, la Perse, l’Asie Mineure, l’Arménie, la Turquie, la Grèce et l’Italie. On devait visiter le pays de Darius et de Xerxès, sans négliger Babylone, Ninive, Bagdad surtout, Tyr et Sidon. Flaubert n’oubliait rien, ni les détails d’un périple, ni les lieux à examiner, ni les questions à poser ; le tout parfaitement indiqué en un article reproduit dans la Revue de Rouen de l’époque.

Éclair parmi la nuit d’un ultime doute : verdict rendu par les deux auditeurs (du Camp et Bouilhet) ayant assisté à la lecture de la première Tentation de Saint-Antoine à Croisset : « Il faut jeter cela au feu et n’en plus parler… », conseil qui, heureusement pour la littérature, ne fut point suivi.

Flaubert et du Camp, après avoir mis Mme Flaubert mère à Nogent, chez les cousins Parain-Bonenfant, où elle s’ennuya tellement qu’elle regagna en hâte son cher Croisset, s’embarquèrent à Marseille le 4 novembre, pour accoster à Alexandrie le 15 suivant. L’Égypte était alors en pleine « francisation ». Savants, intellectuels, romanciers, médecins, ingénieurs, historiens, attirés par Méhémet-Ali et ses deux successeurs Ibrahim et Abbas-Pacha devenus après et comme lui Vice-Rois d’Egypte, avaient donné à ce royaume détaché de la Sublime Porte une civilisation nettement occidentale. C’est au Caire que Flaubert et du Camp connurent autour du Vice-Roi, le lieutenant français de Selves qui, devenu Soliman Pacha, réorganisa l’armée égyptienne ; le colonel Marie devenu Mékir bey ; l’ancien directeur de l’Opéra devenu Lubbert bey ; le grand archéologue Mariette Bey, le découvreur du Sérapéum, le docteur Clot devenu Clot bey ; le colonel Langlois, l’inventeur des panoramas, sans oublier le ridicule Chamas, versificateur d’occasion et qui plut tant à Gustave Flaubert. Du Camp prenait des photographies – les premières de l’époque – dont certains négatifs ont été conservés ; Flaubert exultait de joie : « On rencontre ici de braves gens auxquels on n’est nullement recommandé et qui sont enchantés de nous recevoir », écrira-t-il à sa mère.

Il trouve expédient de s’habiller, ainsi que du Camp, en authentique égyptien : tarbouch, avec au-dessous deux petits bonnets blancs, tête rasée avec mèche à l’occiput, chemise en coton blanc ornée de houppes, manteau rouge, tel qu’il se montrera plus tard à Croisset devant les voisins effarés… Il achète des tissus de lamé et de soie « de quoi faire un divan comme les rois n’en ont pas ; je crois que ce sera chic… », divan de Croisset sur lequel Flaubert expirera plus tard… Le Caire et ses environs, le sphinx et les Pyramides visités, « les temples égyptiens m’embêtent profondément », écrira toutefois Flaubert, ce fut la remontée du Nil sur la cange commandée par le raïs Ibrahim, contenant outre les deux Français, le Corse Sassetti, domestique de du Camp, et le drogman Joseph.

Nous ne raconterons point cette remontée dont on peut lire les détails si pittoresques dans la Correspondance de Flaubert, dans ses Notes de voyage, dans les Souvenirs Littéraires de du Camp…et dans le Nil du même auteur (où Flaubert – ô ingratitude – ne sera même plus nommé !) ; et dans les œuvres de nos flaubertistes modernes (René Dumesnil, Louis Bertrand, docteur René Hélot, dont l’ouvrage critique est remarquable par l’abondance et la précision de ses notes).

C’est dans les Notes de voyage que furent puisées les phrases écrites par Flaubert et mises au fronton du « Pavillon au bord de l’eau » par le Comité de Rachat du Pavillon en 1905 : « J’ai quelque part, là-bas sur un fleuve plus doux et moins antique, une grande maison blanche dont les volets sont clos maintenant que je n’y suis plus. J’ai laissé le grand mur tapissé de roses et le pavillon au bord de l’eau. Sur le balcon couvert d’un chèvrefeuille, il fait bon venir, à une heure du matin, en juillet, y voir pêcher les « caluyots »… »

Successivement – parfois sous l’effrayant Khamsin (vent chaud du désert) – furent visitées Kénèh et ses bazars grouillants de vie ; Thèbes la morte et sa vallée des rois ; Assiout où Flaubert connut l’étonnant « docteur »  Cuny dont du Camp se moquait, plus charlatan que chirurgien, et qui eut une fin tragique en 1858 ; Esneh où Gustave eut sa célèbre aventure avec l’almée Ruchiouk- Hanem et dont le souvenir ne sera pas étranger à la figure de Salammbô ; Assouan et la première cataracte du Nil et le charmant temple de Philae (pas encore noyé par les Anglais) et aussi l’agréable rencontre avec la brune Azizeh « dont la danse est plus savante que celle de Ruchiouk »  et dont l’image reviendra avec la Salomé d’Hérodias ; Wadis-Halfa et la seconde cataracte, frontière de la Nubie et terminus du voyage aller où l’on arriva le 22 mars 1850. Le Nil fut alors redescendu et visités les sites de la rive droite : Louqsor avec ses obélisques de granit ; Karnak avec les colosses de Memnon ; Menephtah et ses momies ; Kosséir et ses déserts brûlants où, dans l’un d’eux, accidentellement privés d’eau, les deux amis risquèrent tout simplement… de s’entretuer (23 mai) et le Caire fut rejoint le 25 juin.

Du Caire, les deux Français s’embarquèrent alors pour Alexandrie, puis Beyrouth où ils arrivèrent le 19 juillet.

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C’est alors qu’il se passa le plus étrange et – tout au moins jusqu’ici – le plus inexpliqué des phénomènes. Abandonnant brusquement le voyage vers Damas, vers la Perse, vers l’Asie Mineure, les voyageurs, après un court séjour à Jérusalem, revenant vers la côte, se rendirent à Rhodes, à Smyrne, puis à Constantinople, puis en Grèce.

Gustave Flaubert a donné de ce brusque changement une raison inattendue : celle de troubles en Perse. Il est exact que des troubles se soient produits en Perse – encore n’étaient-ils que religieux – en 1849, mais rien n’indique qu’un an après ils durassent encore.

Manque d’argent ? motif possible, les deux Français ayant jusqu’ici vécu avec une indéniable aisance, et leurs fonds n’étant point inépuisables.

Inimitié entre Maxime du Camp et Gustave Flaubert ? Ceci n’est pas pour surprendre outre mesure, les deux amis n’ayant pas toujours vécu en parfaite harmonie, leurs goûts s’avérant déjà, à cette époque, quelque peu différents.

Notre savant ami Jean Pommier a nettement précisé qu’une soudaine et désagréable maladie contractée par Flaubert à Beyrouth, avait incité le Normand à écourter le voyage, afin de recevoir au plus tôt les soins nécessaires. Il est de fait que des lettres non équivoques, écartées discrètement par Caroline Commanville lors des premières publications mais publiées depuis, corroborent cette thèse.

Quoi qu’il en soit, après quelques jours au pays du Bosphore et de l’éblouissante Corne d’Or, Maxime du Camp et Gustave Flaubert abordèrent au Pirée, Il semble que la Grèce ait vraiment été pour le grand romancier une révélation et la plus belle de toutes. Autant les Lettres d’Égypte, les Notes de Voyage au pays des Pharaons apparaissent « mesurées », autant les Lettres de Grèce laissent éclater la joie, profonde et féconde, de Flaubert.

Sparte, Delphes, l’Acropole sont décrits par l’écrivain avec une fidélité et une puissance jusqu’ici inconnues. Il semble que l’éblouissante Athéné, la déesse de la Sagesse et de la Connaissance antiques, soit apparue à Flaubert dans sa fructueuse sérénité. L’écrivain rêva longtemps à Salamine, à Marathon, aux Thermopyles.

Mais tout a une fin, même et surtout peut-être les beaux voyages.

Du Pirée, les voyageurs s’embarquèrent pour l’Italie. Rome fut visitée, mais déjà Gustave Flaubert et son ami du Camp voyaient se rapprocher le pays natal. Mme Flaubert mère rejoignait d’ailleurs son fils en Italie, et tous trois revoyaient la France puis le cher Croisset en mai 1851.

Quelques mois après – le 19 septembre 1851 – Flaubert, fidèle au conseil reçu de Maxime du Camp et de Louis Bouilhet, après « l’abandon »  de la Tentation, écrivait les premières lignes de la Bovary.

Jacques TOUTAIN,

Vice-Président des « AMIS DE FLAUBERT ».