Hôtel-Dieu de Rouen, cent ans après …

Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 30

 

Hôtel-Dieu de Rouen, cent ans après …

Souvenirs

« Ma sœur, donnez-nous les clefs de Monsieur Flaubert !… » Voilà ce qui s’entendait souvent – vers 1923 – dans la bouche du docteur Raoul Brunon, s’adressant à une religieuse de son service – le service de clinique médicale – où j’étais alors externe.

Je l’entends et le revois encore enseignant dans des salles de malades qui, sans doute, n’avaient guère changé depuis le temps des docteurs Achille-Cléophas et Achille Flaubert, père et frère du romancier, peu modifié l’aspect intérieur et peu changées aussi – ce qui était plus étrange – les méthodes thérapeutiques : les piqûres étaient interdites dans les services et les indications que pouvait donner la radiographie, la « lanterne magique », comme disait le patron, étaient considérées comme nulles. Dans ces salles immenses aux deux rangées de lits, hautes comme des cathédrales, on soignait par les « éléments » : l’air, l’eau, le feu et… parfois la terre, disait-on en plaisantant. On y prescrivait bien des drogues partout ailleurs oubliées. Mais si Hippocrate et Galien restaient les autorités encore, et souvent consultées, les noms des Flaubert revenaient aussi fréquemment dans les leçons, que ce fût au lit du malade ou bien dans cette petite salle-musée qui renfermait alors les collections de documents sur l’histoire de la médecine et quelques souvenirs de Gustave Flaubert et de sa famille : des portraits, la thèse de doctorat d’Achille-Cléophas, des autographes, etc., collections qui n’ont cessé de s’enrichir depuis ce temps, et sur lesquelles veille aujourd’hui, avec autant de compétence que de ferveur, M. René-Marie Martin.

L’atmosphère était toute flaubertienne : le docteur Brunon nous parlait de sa mère qui avait été l’amie de pension de Delphine Couturier – le prototype désormais « classique » (n’en déplaise à certains) – d’Emma Bovary, de l’officier de santé Delamare, qui avait été l’élève du docteur Flaubert père, dans ce même Hôtel-Dieu, et, à tout propos, de la médecine dans l’œuvre de Flaubert – domaine si magistralement étudié par le docteur René Dumesnil – , depuis la fâcheuse intervention de Bovary sur le malheureux pied-bot, suivie de l’amputation par le docteur Larivière (sous les traits duquel le romancier peignit un portrait de son propre père) jusqu’à l’empoisonnement final, chef-d’œuvre de clinique toxicologique, en passant par des réflexions sur la philosophie de Monsieur Homais…

Tout cela était particulièrement vivant, sensible et actuel pour de jeunes élèves qui vivaient chaque jour dans le décor même d’une partie du roman, et qui, allant à l’Hospice-Général pour visiter d’autres services hospitaliers, longeaient souvent l’Eau-de-Robec, « la rivière qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise »., rivière aujourd’hui disparue comme l’est aussi sa sœur parisienne, la Bièvre, chère à J.-K. Huysmans.

Parfois, le docteur Brunon, suivi des élèves du service, après avoir couvert sa tête du bonnet carré qu’il portait en souvenir de Rabelais, traversait la grande cour de l’hôpital : c’était pour aller « chez Morgagni ». Ainsi nommait-il la salle d’autopsies. Nous imaginions alors le jeune Gustave et sa sœur, grimpés au treillage pour accéder à la fenêtre et regarder en cachette, ainsi que l’écrivain l’a raconté lui-même, le chirurgien, leur père, penché sur une dissection.

Jusqu’en 1923 –- époque à laquelle remontent ces souvenirs – le logis qu’avaient occupé les Faubert à l’Hôtel-Dieu, et notamment la chambre où naquit Gustave, avaient été abandonnés à demi, et occupés, en partie du moins, par un laboratoire d’anatomie pathologique et d’histologie. La célébration du centenaire de la naissance du futur auteur de Madame Bovary, en 1921, attira l’attention sur ces lieux qui devaient reprendre un aspect plus digne du souvenir de l’écrivain et devenir un but de pèlerinage littéraire. Le docteur Brunon fut, avec quelques autres fervents, l’artisan de cette résurrection, et c’est vers cette époque que, bien souvent, après la visite des malades, il demandait à la sœur « les clefs de Monsieur Flaubert ». On lui apportait alors un trousseau de quelques grosses clefs, muni d’une étiquette qui était, disait-on, « d’origine », et qui portait ces mots : MONSIEUR FLAUBERT. Nous l’accompagnions dans ces locaux, encombrés de fioles, de bocaux et de microscopes, et nous vîmes en peu de temps s’accomplir la transformation. Les traces d’abandon et de vandalisme disparurent, un mobilier de l’époque fut rassemblé grâce à des dons et à des récupérations dans les greniers de l’hôpital, et le 22 juin 1923 la chambre natale de Gustave Flaubert, « reconstituée » était inaugurée. Ainsi peut-on la voir aujourd’hui, peu différente certes de la chambre de 1821. N’y a-t-il pas, au-dessus d’une cheminée, relique particulièrement émouvante, la glace où Gustave mira son visage d’enfant, et qui, peut-être, recèle encore dans son tain semé d’étoiles, quelque subtile trace non révélée…

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Il y a peu de semaines, quand je suis revenu vers le vieil Hôtel-Dieu pour remettre mes pas dans les pas, par l’avenue qui porte enfin le nom de l’immense écrivain, mille souvenirs de jeunesse ont surgi, et j’ai senti vraiment que c’était bien là que m’avaient été remises les « clefs » de Gustave Flaubert.

Pierre-Marie Lambert.