Les enfants dans l’œuvre de Flaubert — 1

Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 33

 

Les enfants dans la documentation
et l’œuvre de Flaubert — 1

 

L’évidente dualité de pensée de Flaubert, lyrique et scientifique, éclate dans l’ensemble de son œuvre, « singulier réaliste romantique », a dit Faguet : Il eût été plus exact, d’ailleurs, d’écrire « romantique-réaliste », en concordance avec l’évolution mentale de l’écrivain.

Au vrai, ces deux états, coexistants certes dès ses jeunes années, dans le tréfonds de ses affinités, ne se manifestèrent pas tout d’abord avec une égale intensité. Le romantisme tint, dans les tout premiers essais, sinon toute la place, – comme on l’a dit trop facilement, – mais la plus grande place. La tendance réaliste apparut en même temps, en notations sporadiques, mais non dénuées de force et d’exactitude scientifique. Parmi ces « œuvres de Jeunesse ». Novembre affirma une solide accumulation de « choses vues », recueillies pour Voyage en Enfer, – Mémoires d’un fou, – Smarh, – renouvelées et enrichies lors de l’Éducation Sentimentale, en sa forme première. Certes, les efforts de la jeune main ne purent empêcher les habiletés d’accommodation de tomber au premier coup d’œil de la critique, et le « cliché », tout nu, d’apparaître. A ces heures d’adolescence, de trop récentes et empressées acquisitions littéraires masquaient à Gustave Flaubert – sans les étouffer à jamais – ses dispositions « réalistes », fruit de l’hérédité et de l’ambiance familiales.

Mais après avoir laissé ses quinze ans, à la mode du temps, pleurer et gémir plus que regarder et comprendre, voici que Flaubert, en deux années, évolua, en direction marquée, vers la documentation objective.

Cette étape décisive de réalisme apparaît nettement dans : Bibliomanie. – Une leçon d’histoire naturelle : genre « Commis » ;Ivre et Mort ; – ses premières vraies études du type humain. La science pure le sollicite.

« Ernest » – de Passion et Vertu, – s’occupait de « travaux chimiques ; il y avait plein deux immenses cartons de notes sur les couches de silex et les analyses minéralogiques » ; – le voici chassant aux insectes, herborisant, se créant « une existence heureuse, calme et paisible au milieu de la nature et de la science ». À quarante ans d’antériorité, s’esquivent les prémisses de « Bouvard et Pécuchet ». Tout en même temps, Gustave Flaubert se convainc de la puissance de l’analyse, il écrit – constatation à la fois physiologique et psychologique – ! « C’est une cruauté d’anatomiste, mais on a fait du progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent un cœur comme un cadavre ».

Flaubert a dès lors conquis « le sens du réel », sûr appui d’observations, de constatations.

En présence de cet état de fait, il est à penser que son goût particulier pour les notes, – si marqué dès son enfance, – s’en trouva sollicité, et qu’elles se-multiplièrent, sur des objectifs fort variés.

« En observant, Flaubert ne songe pas à l’utilisation immédiate et forcée des documents qu’il amasse ainsi » (1).

Il n’en est pas moins vrai que les matériaux ainsi réunis ont été constituants de ses grandes œuvres. Où les trouver ?

Cette recherche des éléments a été le plus souvent, effectuée par analyse sur des apports massifs : tout un personnage de roman.

Le but de l’étude synthétique entreprise ici est de confronter dans l’œuvre de Flaubert, par ce qui nous a été livré de ses « dossiers » :

Sa méthode d’investigation, de choix, d’examen ; et sa méthode de rappel, de groupement, de réalisation.

Cette recherche pourra fournir (par voie de conséquence) quelque lumière nouvelle sur la part qu’il a faite, dans ses observations élémentaires et leur utilisation à ses deux tendances : imagination et sentiment ; – objectivité et certitude.

Il faudrait saisir Flaubert en activité analytique, devant un sujet d’étude, recueillant ses caractéristiques éparses, diverses, multiples, puis, en pleine possession de sa puissance créatrice, coulant de toute la force de son génie, le « type humain » synthétique. Ce « type humain », il le faudrait de réelle unité, invariable en soi, ou tout au moins facilement saisissable sous le voile des contingences du milieu.

Il existe, en série, dans une catégorie en apparence peu accessible à Gustave Flaubert : l’enfant.

Gageure ? Que non pas ! La matière en est fréquente, abondante même.

Après avoir trouvé « l’enfant » dans les Œuvres de Jeunesse », il faut le suivre, pas à pas parmi les « Notes de Voyage », dans l’ordre du temps et des lieux : Pyrénées et Corse ; – Italie ; – s’attarder « Par les champs et par les grèves », comme à une ligne frontière pour « rapprocher les premiers enthousiasmes du bachelier romantique des somptueuses descriptions orchestrées par le grand écrivain au seuil de la maîtrise » (2) – puis courir en Orient.

Et voici que se noue ce rigoureux enchaînement qui, parti de la silhouette fugitive, saisie dans un croquis rapide, aboutit à la « figure » d’art, érigée dans les grandes œuvres.

Toute l’intention de cette étude est là : recueillir les diamants bruts et les voir, peu à peu, sous le travail de « taille » se polir en facettes et s’allumer de feux.

Il est peut-être téméraire d’en essayer la réalisation, mais il le serait plus encore de reprendre, – après les critiques et les commentateurs les plus autorisés –, la recherche des procédés de Flaubert.

Ils doivent ressortir des notes et des textes, rapprochés et réunis, évocateurs de Flaubert, à sa tâche de passion et de labeur. Tel qu’il était quand « il se plantait devant la chose à écrire, – ne la quittant, si commune et banale qu’elle fût, que lorsqu’il y avait aperçu – ce que personne avant lui n’avait noté, c’est-à dire lorsqu’il lui avait arraché le secret de son originalité esthétique » (3).

À ses « collections », il fait des apports « d’échantillons » en double, en triple, et plus, car « il sait ne pas juger de la vérité d’un type par le nombre des individus réels qui le représentent, et que des formes rares peuvent être des formes régulières et permanentes de l’humanité » (4).

Il « collectionne » d’ailleurs dans le temps et dans l’espace ; Il ne vise pas à l’actualité, lui qui s’efforce au contraire de ne retenir des choses que leurs caractères impérissables, c’est-à-dire « vrai », et en cela il sait qu’« actualité » n’est pas « réalité » (5). Il prolonge son observation jusqu’à la minutie, estimant « que l’impression totale s’obtient par le choix sévère du détail » (6). Ces acquisitions effectuées, « tous ces matériaux épars s’agrègent et prennent corps. L’unification s’opère, le disparate s’efface. Un travail de digestion lente et de synthèse s’opère, non pas seulement intuitif, mais encore réfléchi et logique » (7).

Il faut « que tout passe par son plan spirituel, subisse une transmutation par la solitude » (8).

Soudain l’assaillent ses souvenirs « revivifiés par l’intensité de l’imagination, la recherche passionnée du style et l’amour surtout, l’amour passionné de la matière vivante et des forces colorées ». Et c’est par cela qu’il a aimé « l’enfant ».

À défaut d’éléments psychologiques profonds, l’enfant lui a livré les charmes de sa beauté, les grâces de ses attitudes, les raisons de ses joies, les secrets de ses souffrances, les sources de son activité.

Flaubert lui a restitué ces dons généreux par la création de cette théorie juvénile qui fleurit de ses rires ou mouille de ses larmes toute son œuvre.

Figures de romantisme

Matteo Falcone » ou « deux cercueils pour un proscrit » fut écrit vers 1835 ; l’auteur avait donc 14 ans environ. Le personnage principal est à peine de cet âge : « C’était un bel enfant qu’Albano, de longs cheveux tombaient en boucles sur ses épaules, à chaque sourire vous auriez dit une parole de joie, à chaque regard un éclair dans les yeux. » Le drame, bref et horrible, se développe… « le lendemain, on venait de retirer un enfant de la rivière. Oh ! le pauvre enfant ! de beaux cheveux blonds tombaient sur ses épaules, ses lèvres étaient tachetées de noir, ses mains, liées par un chapelet, étaient jointes comme pour la prière ; sa poitrine était percée d’une balle et l’on distinguait encore sa sanglante trace ».

Ce double portrait vise à l’effet, – le procédé de symétrie des détails, tout en manquant d’équilibre, n’est pas dépourvu d’habileté. La « Chronique normande », datée de 1836, comporte dès l’abord une brève image du jeune duc Richard : « Il était âgé de 12 ans et c’était un bel enfant aux cheveux blonds, aux yeux tendres, au teint pâle. »

Dans ces descriptions éclate le cliché romantique, à la marque de Victor Hugo ; – les « Orientales » sont alors récentes, et l’Enfant grec a fourni au jeune écrivain les détails essentiels :

Un enfant aux yeux bleus, – dans leur azur passe le vif éclair de joie, – tête blonde, – cheveux en boucles et qui pleurent épars…

« Un parfum à sentir » ou « les baladins », conte (1836) met en scène « trois enfants dont le plus jeune avait à peine sept ans… Débiles et frêles, leur teint était jaune et leurs traits indiquaient le malheur et la souffrance ».

Au jeune duc Richard, le « teint pâle » aristocratique – aux miséreux baladins « teint jaune », l’auteur se compose un cliché d’oppositions, en même temps qu’il fait suivre les notations d’état physique d’une indication physio-morale : il lit sur ses traits : malheur, souffrance, – et la phrase poursuit les mêmes indices : membres amaigris, joues creusées par la faim, – et des larmes cachées.

Ces divers détails descriptifs sont les fruits de lectures toutes récentes, avec une légère tendance à la notation originale.

Pasteurs et guenilleux

Celle-ci apparaît, de documentation sommaire certes, mais visuelle, acquise dans un milieu bien particulier à Gustave Flaubert : les prés et les champs. Le meilleur temps de ses jeunes années et de son adolescence fut celui des longues promenades, des courses prolongées en pleine campagne et surtout dans les prairies normandes ou champenoises, tour à tour vers la banlieue rouennaise, ou Pont-l’Evêque, et vers Nogent-sur-Seine, dans les régions d’origine maternelle et paternelle. Dans ces immensités d’herbages, un seul groupe vivant : « fillette gardant les vaches ». Flaubert fait sien ce tableau rustique :

« Julietta rassemble ses vaches et se dirige vers le village » (Rêve d’Enfer : 1837).

« Marie allait, tous les matins, garder les vaches dans les champs. » (Novembre : 1842).

« Une petite fille chassant sa vache vers l’abreuvoir » (Par les Champs et les Grèves : 1847).

« Une petite fille chassant ses bestiaux vers l’abreuvoir » (Par les Champs et par les Grèves : 1847).

En ce même temps, Flaubert nous dit « Je voyais les vaches rentrer. Le petit garçon qui les chassait devant lui avec une ronce grelottait sous ses habits de toile. »

Cette acquisition bien personnelle se double d’une autre très proche d’origine : enfant en guenilles.

Dans son enfance, le fils de bourgeois qu’était Gustave Flaubert, entouré de soins et de bien-être, a été surpris, heurté peut-être dans ses goûts et ses habitudes, par la rencontre de quelque pauvret dépenaillé. Ses lectures d’adolescence, au goût de l’époque, ont entretenu, précisé l’impression. Il s’y est complu, y trouvant des raisons de choix et d’attirance, par les jeux de l’opposition : guenilles, misère, – beauté physique, grâce.

Le type est désormais frappé pour lui : enfant en guenilles. Le premier emploi littéraire qu’il en ait fait date de l’Education sentimentale de 1845 » :

« Une petite fille en guenilles, marchait nu-pieds dans la poussière, et me tendait la main en souriant. »

Le souvenir visuel a créé de l’émotion ; l’observation objective a suscité – à l’insu de l’observateur –, une émanation absolument subjective :

Une petite fille : plus délicate, plus pitoyable encore qu’un petit garçon ?

En guenilles : alors que l’enfance est parée par les mains maternelles ;

Nu-pieds : pauvre petite chair, fragile et douloureuse ;

Dans la poussière : grisaille, à l’encontre du rayonnement des jeunes ans ;

Me tendait la main : fragilité dénuée et besogneuse ;

Avec un visage souriant : résignation insouciante, gaîté naïve. Le détail appelle le mot, celui-ci éveille le contraste, – et l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être se poursuit graduellement, se réalise en plénitude dans cette courte phrase. L’impersonnalité fictive à laquelle s’efforcera bientôt Flaubert est par avance en déroute ; il exprime ce qu’il sent plus encore que ce qu’il voit. Le voilà déjà trahi par ce qu’il voudra être sa méthode, comme il le sera dans toute son œuvre. Recherchons, en pensée, d’après la page de l’Education Sentimentale où s’inscrit cette phrase, les déterminantes de l’émotion de « Julien » – Gustave Flaubert, autobiographe – à l’instant où lui apparaît la fillette.

Il est en état de crise sentimentale. Il poursuit sinon le premier, tout au moins le plus intense rêve d’amour – surtout physique d’ailleurs, quoiqu’il y mêle de la passion cérébrale, – et se heurte à une trahison.

Comme la petite fille sa jeunesse souriait confiante, en quête d’une aumône du cœur, et voici sa foi guenilleuse, errante, nu-pieds dans la poussière… Tout cela, c’est déjà son malheureux chemin d’amour qui s’ouvre devant lui, en contraste avec les promesses fleuries du coteau et les fraîcheurs d’onde jaillissante qui, un instant, l’avaient enchanté.

Nous croyons traduire cet état d’âme de Flaubert, car connaissant bien le site où lui apparut la pauvrette, misérable et gracieuse, nous ressentons l’impression d’ambiance qui s’en dégagea pour l’auteur, et contribua à la pérennité de ce souvenir : « Une petite fille en guenilles marchait nu-pieds dans la poussière et me tendait la main en souriant. »

Vingt-cinq années s’écoulèrent avant que Flaubert donnât à l’Éducation Sentimentale sa forme définitive, absolument différente de l’œuvre première, mais où nous trouvons cette réapparition :

« Un enfant déguenillé, qui montrait une marmotte dans une boîte, demanda l’aumône en souriant. »

Puis dans cette même œuvre :

« Frédéric et Rosanette étaient assis sous un platane au bord d’un pré ; – en bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la poussière, faisait paître une vache. Dès qu’elle les aperçut, elle vint leur demander l’aumône ; et, tenant d’une main son jupon en lambeaux, elle grattait de l’autre ses cheveux noirs qui entouraient toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides. »

Aux éléments acquis : enfant – guenilles – poussière est venu se souder cet autre, initial : gardeuse de vache. Il y associera « des troupeaux de moutons broutant parmi les pierres » et traduira ainsi l’expression d’une nature vide : « pas d’enfant en guenilles gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux, pas un oiseau, pas un nid, pas un bruit… »

Dans Bouvard et Pécuchet, aux jours de la fenaison : Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait sur sa hanche. » L’enfant en guenilles se vêt d’une attitude de toute beauté, opposition d’art, comme celle que nous donnait :

Une petite fille chassait ses bestiaux vers l’abreuvoir : faiblesse et force, gracilité et massivité, – et que nous retrouvons au temps de « Madame Bovary » : aux Comices de Yonville-I’Abbaye : « un grand taureau noir ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par la corde. »

De même, la connexité existant dans la mémoire de Flaubert entre enfant dépenaillé, – et : poussière, le sollicite à des notations de cette sorte :

En Bretagne : l’enfant qui nous conduisait pour dénicher des nids et avec un bâton en faisait tomber la poussière à nos pieds ;

En Egypte, vers Karnac : un enfant courait devant nous, tout nu, traînant une branche d’arbre, cela faisait de la poussière ;

Sur le Haut-Nil : dans la poussière, se traînait un enfant.

Et, de ces traits brefs, répétés, se forme cet ensemble : Par les champs et par les Grèves, en Bretagne : vers Daoulas « une petite fille en guenilles est entrée dans l’auberge avec une corbeille de fraises qu’elle portait sur sa tête.

Elle en est sortie bientôt tenant un gros pain qu’elle maintenait de ses deux mains. Elle s’enfuyait avec la vivacité d’un chat en poussant des cris aigus. Ses cheveux d’enfant, hérissés, gris de poussière, se levaient dans le vent autour de sa figure maigre et ses petits pieds nus, frappant d’aplomb la terre, disparaissaient en courant, avec les lambeaux déchiquetés qui lui battaient les genoux. »

De même aussi les rapprochements de ces états et de ces mots : enfants loqueteux, bestiaux et poussière, se fondent en une idée d’ensemble : troupeaux en marche ; – Flaubert la voit :

Sur le Nil : « groupe de moutons et de buffles qui passent çà et là entre des palmiers, conduits par un enfant en guenilles ; »

« Des chameaux passaient, un enfant les conduisant. »

Et voici que, devant Hérodias : « Les chemins dans la montagne commencèrent à se peupler : des pasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, des palefreniers conduisaient des chevaux. »

Et enfin, sorti de cette foule et de cette pulvérulence, voici en pleine lumière, l’admirable figure, jaillie des souvenirs de « Saint-Antoine ».

« […] Ammonaria, cette enfant que je rencontrais chaque soir au bord de la citerne, quand elle amenait ses buffles…Elle a couru après moi. Les anneaux de ses pieds brillaient dans la poussière, et sa tunique ouverte sur les hanches flottait au vent… »

Misérables

Restons un instant encore dans cette atmosphère poussiéreuse où se meut la chétivité enfantine, nous y distinguerons l’attirance particulière que présente pour Flaubert l’enfant dépourvu, misérable. Nous nous sommes déjà arrêtés avec lui auprès des « Baladins » : après le travail du petit Ernesto, sous la menace continue de la baguette « il y avait du sang sur la corde »… pauvres « sans pain ».

En Bretagne, au bas du château de Lehon, attendent « des petites filles impudiques, et impudentes si vous ne savez pas que c’est pour avoir du pain ! »

La misère !… Flaubert l’a vue, douloureusement, sous tous les cieux.

Sous le clair soleil de France : à Marseille : « dans une baraque en toile, sur le port : deux petites « laineuses » . Pour vérifier l’authenticité de leur chevelure, elles passaient entre les blancs, et le public leur tirait leur tignasse, les grosses mains goudronnées s’enfonçaient là-dedans, et hâlaient dessus ».

A Bordeaux, dans une manufacture de porcelaine : « je vois piteusement entassés des enfants… Il y a de beaux enfants du Midi, aux yeux noirs, au sourcil arqué, au teint cuivré, et qui se courbent et qui pétrissent la terre, glaise… » Voici un garçonnet : « cheveux ras, tête osseuse, regard singulièrement triste et élevé ; pauvre enfant, peut-être né de la plus pure argile ».

Sous l’azur de la mer et du ciel : à Menton « essaim de mendiants : enfants pieds nus », tout au long de la Corniche : « quand on passe dans les villes, des enfants vous suivent et font la roue, en mendiant : cris, joie italienne qui, comme un galon d’or, scintille à travers cette misère ».

Sous la lumière d’Espagne, à Fontarabie : « Je n’oublierai pas le cortège d’enfants qui m’a entouré sur le rivage, alléché par l’espoir des, aumônes… Ils étaient tous en guenilles, tous timides et beaux, tous attendant l’argent, et ils se sont rués sous ma pluie de sous espagnols ».

Sous l’éclat du sable et des eaux, en Orient : au Caire : « un saltimbanque avec un enfant de six à sept ans et deux fillettes nu pieds, en blouses bleues et bonnets pointus, – l’enfant faisait le mort, fort bien ; on quêtait pour le ressusciter ; on lui mettait un porte-mousqueton de fer dans la bouche et il se promenait avec cela, tout nu », et ces petiots disent des mots, miment des scènes d’une si ignoble grossièreté que nous ne les pouvons reproduire, et cela s’entend et se voit partout en Asie-Mineure.

À Assouan : « une petite Nubienne, fort bien faite, dont on mesure la taille avec un bâton pour tarifer la somme que chaque marchand doit payer par tête d’esclave. »

Du Caire à Alexandrie : « À bord, petite négresse qui appartient à des marchands chrétiens de Syrie ; elle pleurait en abondance et est restée presque tout le temps couchée sur le flanc, au soleil, à côté de la cheminée. »

À Beyrouth, « hier, nous l’avons vue comme ses maîtres lui faisaient prendre un bain de mer. Son pauvre petit corps noir était là tout nu sur la plage, les pieds dans l’eau, en plein soleil, avec sa tête noire frisée et un grand anneau d’argent passé à son cou. Ils l’ont savonnée avec du sable et d’une façon si rude que la peau lui saignait ».

Flaubert la retrouva certainement dans sa mémoire émue, la petite négresse, lorsqu’il décrivit Hamilcar préparant, pour le sacrifice à Moloch, le fils de l’esclave : « la vasque de porphyre contenait encore un peu d’eau claire pour les ablutions de Salammbô, – le Suffète y plongea l’enfant et, comme un marchand d’esclaves, il se mit à la frotter avec les strigiles et la terre rouge ».

Souffrants

Plus encore que les misères sociales, les incapacités ou malfaçons physiologiques sollicitent le goût héréditaire de Flaubert. Comme le chirurgien à l’heure de la consultation, il note rapidement : une petite fille muette, – une petite fille aveugle, – un enfant manchot de naissance, – un enfant rachitique : ses cuisses pas plus grosses que le bas de ses jambes et son dos bossu comme s’il avait eu la colonne vertébrale cassée : les uns aux sables d’Egypte, les autres dans la lande bretonne. Dans ces régions de pauvreté et d’ignorance, où pullulent les infirmes, Flaubert ne s’arrête, remarquons-le, qu’aux souffrances enfantines. Lorsqu’il écrit « Madame Bovary », il est dans la plénitude de ses acquisitions scientifiques. Il n’oublie pas de noter « un pauvre marmot chétif, couvert de scrofules au visage », alors qu’il aboutit à la description rigoureuse du « pied-bot » d’Achille, le garçon d’auberge, et de la résection du tendon – et aussi au portrait si horriblement poussé de « l’aveugle » : deux pages maîtresses de ce chef-d’œuvre.

Pire encore pour l’enfant que la défaillance organique, voici la détresse morale :

Vers Pont-du-Gard, passaient des zingaros et, marchant à côté des charrettes, « des enfants à l’air maudit ». Quelle monstrueuse malédiction sur vous, pauvres chétifs ? Petit Ernesto, danseur de corde, – petites bretonnes affamées, – et vous, enfants porcelainiers, esclaves autant que les petites négresses vouées aux marchands !…

Et vous, qui souffrez le martyre des violences paternelles : « le père de Charles Deslauriers dégorgeait sur son entourage les colères qui l’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s’interposer, était rudoyée comme lui ». Et l’enfance d’abandon et de larmes de la pauvre petite Berthe Bovary : « Entre la fenêtre et la table à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère pour lui saisir, par le bout, les rubans de son tablier. – Laisse-moi ! dit celle-ci, en l’écartant avec la main.

« La petite fille revint bientôt plus près encore contre ses genoux et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier. – Laisse-moi ! répète la jeune femme tout irritée.

« Sa figure épouvanta l’enfant qui se mit à crier. – Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant du coude. « Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cuivre ; elle s’y coupa la joue, le sang sortit ».

En dépit de l’impersonnalité – bien plus, de l’insensibilité, de l’écrivain, érigée en système par Flaubert à cette période de sa vocation littéraire, – nous sentons l’émotion trembler sous les mots.

Il en sera de même lorsque, utilisant à plein ses acquisitions scientifiques, il décrira l’enfant souffrant, plus avant encore, dans sa chair délicate.

Il convient de remarquer que Flaubert recourt, dans les tableaux de ce genre, à des observations médicales, chirurgicales, à peine apparues dans ses œuvres antérieures. Il est impossible, par conséquent, de reconstituer, du simple au composé, comme nous avons tenté de le faire dans les pages précédentes, le processus de l’évolution mentale de l’auteur. Nous nous trouvons brusquement en face d’un bloc échappant à nos investigations préalables, purement littéraires.

Revenons à la scène ci-dessus, rapide et cruelle. Le petite Berthe a reçu les soins de son père, le médecin Charles Bovary : « Berthe ne sanglotait plus, sa respiration, maintenant soulevait insensiblement la couverture de coton. De grosses larmes s’arrêtaient au coin de ses paupières à demi-closes, qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées ; le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendre » – Dans « l’Éducation Sentimentale », le petit garçon de Mme Arnould est atteint du croup :

« L’enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s’il avait voulu retirer l’obstacle qui l’étouffait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa couchette, cherchant partout un point d’appui pour respirer. Son visage était bleuâtre maintenant, et tout son corps, trempé d’une sueur froide, paraissait maigrir. Ses yeux s’attachaient sur sa mère avec terreur ».

Le bébé de Rosanette et Frédéric est malade du « muguet ». « Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l’intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.

Dans la soirée, Frédéric fut effrayé par l’aspect débile de l’enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à la moisissure, ses mains étaient froides ; il ne pouvait plus boire, maintenant. »

Paul Lacoste.

[La fin de cet article se trouve dans le bulletin n° 2, p. 17]

(1) René Dumesnil : Flaubert : son hérédité, son milieu, sa méthode, p. 169.

(2) Par les champs et par les grèves. Edition Conard : préface.

(3 – 4 – 5 – 6) Lanson : Pages choisies de Flaubert, p. XXXI.

(7) R. Dumesnil : Flaubert, p. 171.

(8) A. Thibaudet : « Flaubert » : sa vie, ses romans, son style, p. 20.