Maupassant, juge de Flaubert

Les Amis de Flaubert – 1ère Année 1951 – Bulletin n° 1 – Page 46

 

Maupassant, juge de Flaubert

Les quatre témoignages publics que Maupassant a portés sur la personne et l’œuvre de Flaubert, ne sont pas seulement dictés par l’affection et la reconnaissance du disciple pour celui qu’il a toujours considéré comme son maître.

Laissons de côté les deux articles du Gaulois ; en 1881, dix-sept mois après la mort du géant « foudroyé à sa table de travail », ils exprimaient essentiellement la révolte d’un cœur généreux devant les prétendues révélations de Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, sur la santé du vieux compagnon de sa jeunesse, dénonçant l’influence stérilisante que cette santé aurait exercée sur un génie créateur, arrêté en plein élan. Pourtant, dans cette vigoureuse protestation, le jeune écrivain avait déjà marqué avec netteté la place qu’occupait son illustre aîné, une des plus grandes, parmi ses devanciers et parmi ses contemporains : « l’homme qui à côté de Balzac, et après Balzac, a créé le roman moderne, l’homme dont l’inspiration personnelle a mis sa marque sur toute notre littérature ». Restent l’article signé Guy de Valmont, publié du vivant de Flaubert, en 1876, et l’importante étude écrite en 1884, qui parut en tête des Lettres de Flaubert à George Sand. Enfin, Maupassant a consacré quelques pages bien intéressantes à son apprentissage auprès du maître de Croisset, dans cette étude sur le Roman (1887), que l’on continue obstinément à appeler la préface de Pierre et Jean, bien qu’elle n’ait absolument aucun rapport, et même qu’elle soit en contradiction avec le livre auquel une simple rencontre de date l’a associée.

Ce que nous voulons surtout souligner, en attirant l’attention sur ces textes un peu oubliés, ou tout au moins mal connus, c’est comment ils suffiraient à réfuter l’un des griefs le plus souvent relevés à la charge de Maupassant : son manque de culture, d’esprit critique, de curiosité pour les œuvres les plus marquantes de la littérature, celles de ses devanciers, comme celles de ses contemporains. Alors qu’il est un des grands écrivains du XIXe siècle qui ont le plus justement parlé, peut-être de Balzac et de Zola, en tout cas, assurément de Flaubert, et qui l’ont le plus profondément compris.

Tous ces témoignages de Maupassant sur Flaubert, comme il fallait s’y attendre, mettent l’accent sur ce qu’il considérait comme la caractéristique de son maître, ce qui marque sa place, ce qui fait presque son orgueilleuse solitude, ce qui constitue son plus exemplaire message parmi les romanciers de son siècle : Flaubert est avant tout, au-dessus de tout, un artiste ; « il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualités qui font en même temps un penseur et un écrivain ». Mais s’élevant d’avance, avec une intuition pénétrante, contre la légende incompréhensive qui allait faire de l’auteur de Salammbô une sorte de dilettante, tout occupé de ciseler et d’émailler des phrases parfaites, l’auteur de Bel Ami a démontré sans peine, pour ceux qui ne sont pas aveuglés par le parti pris, qu’en déclarant : « il n’y a que le style », Flaubert n’a jamais voulu dire : « il n’y a que l’harmonie et la sonorité des mots ». Très loin de croire que l’originalité d’un livre ne doit provenir que de la singularité du style, il professait avec sa conscience scrupuleuse de bon ouvrier, que l’écrivain doit atteindre « la manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité ».

Avec la même intuition, Maupassant a pénétré le secret de la création littéraire chez Flaubert : les personnages de ses romans sont des types, c’est à dire « le résumé d’une série d’êtres appartenant à un même ordre intellectuel ». Ainsi constitués, ces personnages accomplissent « les actions qu’ils devaient fatalement accomplir, avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments ». Ce n’est pas l’analyse du romancier qui fait connaître la psychologie de ses créatures, mais leurs actes.

Rien de plus éloigné à la fois du romantisme et du réalisme, termes d’école, pour lesquels Flaubert avait la même défiance et le même dédain.

Nous ne prétendons pas, certes, apporter du nouveau, en évoquant ces pages avec Maupassant. C’est avec raison que sa plus importante étude sur son maître et ami a été reproduite, comme une déposition essentielle, dans la plupart des grandes éditions de Flaubert. Mais combien de lecteurs s’y arrêtent aujourd’hui, pressés de courir au texte même, dont elle était pourtant, et dont elle reste encore la plus pénétrante et la plus intelligente exégèse ?

Édouard Maynial