Petite note sur Madame Bovary. Images et Roman

Les Amis de Flaubert – Année 1951 – Bulletin n° 2 – Page 3

 

Petite Note sur Madame Bovary
Images et Roman

Un an après que Flaubert eut mis la première main à son roman de Madame Bovary, on pouvait voir à Rouen, quai Napoléon, près le Champ de Mars, chez Charpentier-fils, imprimeur éditeur, les premières livraisons d’un monumental ouvrage : La Normandie illustrée. Le directeur littéraire, pour la Haute-Normandie, était le Conservateur de la Bibliothèque de Rouen, André Pottier, qui demanda une grande partie du texte à Amélie Bosquet. Les flaubertistes connaissent bien cette correspondante du Maître, que le prospectus de 1852 présentait comme « l’historien si exact et si élégant des Traditions et des Légendes de Normandie ».

Voulez-vous que nous nous penchions un peu sur cet in-folio, en pensant à Madame Bovary ? Et pour aujourd’hui (nous reviendrons une autre fois sur certaines pages), en nous bornant à quelques planches. Voici au frontispice un attelage de quatre chevaux en pleine course transportant la marée. Le conducteur chante-t-il la Marjolaine ? (1). Voici une : Vue prise du cimetière de Bon-Secours ; dans le fleuve une île, de forme oblongue, ressemble à un gros navire (2). Mais voici surtout la Cathédrale.

La façade principale. Comme dans le roman, des oiseaux volent autour des clochetons à trèfles, et l’on voit par-devant toute une file de boutiques : c’est sur cette place que Léon acheta son bouquet de violettes (3). Tournons la page : Vue prise de la chapelle de la Vierge. Le Suisse, « bicorne en tête, rapière au mollet, canne au poing », montre à deux couples les tombeaux d’Amboise. De l’autre côté, un couple — n’est-ce pas Léon et Emma ? — regarde le monument de Louis de Brézé. À la page du texte, Amélie Bosquet commente cette planche et signale particulièrement le « sarcophage en marbre noir sur lequel le mort est couché nu, entouré seulement d’une draperie du linceul, dans un état cadavérique qui est rendu avec une vérité admirable ». Mais elle passe ensuite à la statue équestre du haut, tandis que Flaubert commence par celle-ci et descend — ce qui est plus naturel et plus habile — à la « représentation du néant » qu’est la figure du dessous (4).

« Plusieurs inscriptions », continue A. Bosquet, « sont gravées sur ce mausolée, une entr’autres, place dans la bouche de Diane de Poitiers une éternelle promesse de fidélité à la mémoire de son époux. Ce fut seulement huit années après la mort de Louis de Brézé que cette promesse reçut un éclatant démenti ». Qui ne sent à côté de quelle piquante allusion Flaubert est passé ?

En rappelant ici ces gravures et cette description, je ne prétends pas qu’elles furent indispensables à Flaubert pour écrire les parties correspondantes de son roman. Une réalité familière, vue directement, était encore plus parlante. Cependant il n’est pas impossible que la transposition artistique ait en quelque chose soutenu, guidé, excité l’esprit dans son travail. Les récentes études de Jean Seznec ont montré ce que fut pour l’auteur de Madame Bovary « la puissance des images ».

Et c’est ce qui m’encourage — ayant fermé la Normandie illustrée — à proposer encore un autre rapprochement. Nous ne sommes plus à Rouen mais à Tostes, pendant la première période de la vie conjugale d’Emma. La jeune femme va promener son ennui jusqu’au pavillon de Banneville. « Assise sur le gazon, qu’elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait, etc… » Et plus loin : « Elle appelait Djali » (sa levrette) « puis, considérant la mine mélancolique du svelte animal… elle s’attendrissait, et, le comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu’un d’affligé que l’on console » (1). Or, au Salon de 1846, le peintre De Dreux avait exposé une Jeune dame en tenue de deuil dont Toussenel, dans la Démocratie pacifique du 22 avril, donne l’idée que voici : « Assise sur un talus de verdure et confiant ses chagrins secrets à deux charmantes levrettes qui les comprennent et qui les partagent si bien… ».

Flaubert connaissait l’œuvre d’Alfred Dedreux, qu’il cite notamment dans un scénario de Madame Bovary (2). Il serait intéressant de retrouver cette toile qui est, paraît-il, à Paris, et dont il existe une photographie au Cabinet des Estampes, sous le titre, plus voisin encore de l’inspiration de Flaubert : « La douleur partagée ». Qui sait si ce n’est pas en la regardant que Flaubert a eu l’idée de donner une levrette à Emma ? Ainsi tout l’épisode de Djali en serait sorti. Puissance des images.

Jean Pommier.

(1) Madame Bovary, éd. Louis Conard, p. 80.
(2) Ibid., p. 364. Flaubert dit : à un grand poisson noir arrêté.
(3) Ibid., p. 330.
(4) Voir ibid., et p. 333-334