Flaubert en Angleterre

Les Amis de Flaubert – Année 1951 – Bulletin n° 2 – Page 37

 

Flaubert en Angleterre

 En Angleterre on connaît le nom de Flaubert plutôt que son œuvre. Il est vrai que Sherlock Holmes, en parlant de son ami Watson, a cité avec approbation une lettre de Flaubert à George Sand ; mais le grand public n’en reste pas moins dans une ignorance presque totale de la Correspondance. Les lecteurs de Sherlock Holmes ne partagent pas le goût du détective, et ce n’est qu’en 1949 que nous avons vu paraître pour la première fois un choix des lettres de Flaubert, traduites par J.-M. Cohen. Pour un seul volume de Flaubert qu’on verra sur les rayons de nos bibliothèques municipales on en trouvera dix de Maupassant ; car l’auteur de Bel Ami exerce un attrait plus immédiat que celui de Madame Bovary. Les vulgarisateurs, les traducteurs ont beau faire : Flaubert demeure et demeurera le romancier de l’élite, l’écrivain du programme, l’indépendant qui s’adresse aux « happy few ». Pourtant la position de Flaubert reste solidement étayée. Toutes ses œuvres principales ont été traduites, à commencer par Madame Bovary. Ce livre-ci, Eleanor Marx-Aveling, fille de Karl Marx, s’y mettait déjà en 1886, et depuis les traducteurs n’ont cessé de s’attaquer à ce style à la fois lapidaire et nombreux, qui refuse de se conformer aux tournures et aux rythmes de notre langue. Il y a trois ans, Gérard Hopkins, qui s’était engagé dans le même combat, en sortait, non pas en conquérant, mais avec honneur ; et l’on annonce encore une traduction, de Madame Bovary qui paraîtra dans les Éditions Pingouin.

Chose curieuse, en Angleterre la gloire de Flaubert resta longtemps entre les mains des étrangers. Dans une étude aussi rapide que la présente il nous faut évidemment faire un choix assez arbitraire entre ceux qui ont contribué à vulgariser ses ouvrages. Jetons donc notre dévolu sur trois auteurs assez différents les uns des autres, mais qui ont tous les trois étudié à la loupe l’œuvre de Flaubert.

C’est d’abord Henry James, américain avisé, délicat, ingénieux, qui vient en Europe étancher sa soif aux sources mêmes de la civilisation occidentale et qui finira par se faire naturaliser anglais en 1916. Lors de son arrivée en Angleterre il connaît les romans des naturalistes, et des 1874 il rédige un article où il traite Flaubert et ses contemporains « d’impuissants qui se sont moralement échoués ». Mais un an plus tard il visite Paris surtout pour faire la connaissance de Tourgueneff, et celui-ci l’introduit dans l’intimité de Flaubert. Timide, méfiant, James se dérobe aux relations littéraires ; il trouve le groupe naturaliste « peu accueillant » ; il observe un silence réfléchi. Jamais il n’admettra la poétique flaubertienne qui part du détail concret pour arriver à la compréhension psychologique ; lui procède en sens inverse. Cependant il subit l’ascendant de la personnalité de Flaubert, personnalité qui l’attire en même temps qu’elle le rebute. « C’est, dit-il, une nature puissante, sérieuse, mélancolique et mâle — profondément corrompue sans être corruptrice ». Plus tard, après la mort de Flaubert, il avouera : « Je me rappelle surtout la courtoisie intime qui le caractérisait ; il vous faisait bon visage et ne cherchait que la meilleure façon de vous aborder ».

James ne fut jamais le disciple de Flaubert : il admirait son œuvre sans en approuver la conception fondamentale ; quant aux Goncourt, il les considérait comme de tristes exemples « d’ingéniosité pervertie et de talent gaspillé ». Il n’en consacra pas moins à Flaubert deux articles capitaux où l’art et la charpente de Madame Bovary sont analysés avec une subtilité remarquable ; et s’il accole le nom de Flaubert à celui de Charles de Bernard, ce n’est pas sans se représenter le gouffre qui les sépare.

Grâce à son origine américaine, James pouvait contempler la littérature européenne avec un certain détachement. Non pas qu’il lui manquât de préjugés. Tant s’en faut. Mais les préjugés qu’il gardait ne l’aveuglaient pas jusqu’au point de lui faire méconnaître la valeur de toute littérature réaliste. Il n’en est pas de même de Robert Louis Stevenson. Écossais des lowlands et fier de sa race, à la fois guilleret et maniéré, poitrinaire et voyageur enragé, il se détourne avec dégoût du roman naturaliste et prononce un jugement sévère sur l’œuvre de Daudet et de Zola : il faut évidemment faire la part de la bégueulerie victorienne. Mais Flaubert a des qualités de style qui compensent des défauts ; des rythmes cadencés ravissent le pauvre Stevenson, qui se voit obligé d’ailleurs de blâmer les sujets dont Flaubert a traité. « Quand Flaubert écrivait Madame Bovary, dit-il, je crois qu’il visait principalement à un réalisme plutôt maladif ; et voilà que le livre se change entre ses mains en un chef-d’œuvre d’une moralité effrayante ». La poétique stevensonienne mène donc à cette conclusion inattendue : si le style est châtié et pur, il rachètera tout ce qu’il y a d’inconvenant dans le fond d’un livre. Et c’est précisément dans le souci de la perfection artistique que Stevenson se rapproche de Flaubert. Rapprochement superficiel et sans durée. Car il y a loin du français ciselé et pittoresque de Madame Bovary au langage affecté et même diffus de Virginibus Puerisque. Tout en admirant la maîtrise avec laquelle Flaubert manie ses sujets, Stevenson reste court devant la mystique qui a fait de Croisset un temple de l’art ; il n’admet pas non plus la philosophie amère et misanthrope de Bouvard et Pécuchet, et le livre de Flaubert qu’il préféré avant tous c’est donc la Tentation de Saint Antoine, où l’auteur a la bonté de ne pas trop montrer le bout de l’oreille. Dans une lettre de 1874 Stevenson écrivait à une amie : « J’ai relu la Tentation : la première fois ça m’a beaucoup frappé, mais cette fois-ci j’en ai été vraiment emballé… Il y a des choses splendides dedans ».

Cependant pour celui qui essaie de calquer sa vie d’écrivain sur celle de Flaubert, la Tentation n’est rien auprès de la Correspondance. C’était là du reste, l’avis de Logan Pearsall Smith, qui parlait en connaissance de cause. Américain de souche anglaise, il vint en Europe faire ses études à Oxford et vers la fin du siècle passé, ayant quitté l’université, il loua un appartement parisien à Montparnasse, tout près de l’atelier de Whistler. « Bien qu’il mourût avant que je ne sois allé à Paris, Flaubert, ce martyr de l’art des lettres, fut mon saint et mon héros. Les quatre tomes de sa correspondance m’étaient comme une bible, et maintenant que je regarde de nouveau les passages que j’y ai soulignés, les vieilles flammes éclairent ces pages comme autrefois… ». Pearsall Smith qui d’ailleurs parlait français d’une façon exécrable, resta toute sa vie fidèle à son cher maître ; lors de sa mort en 1946, il gardait toujours l’enthousiasme des jeunes années. Il s’était entièrement anglicisé, ayant perdu jusqu’à l’accent nasillard de ses compatriotes. Ce fut un lourd gaillard d’aspect honorable, le dos courbé, le nez long et pointu, les cheveux grisonnants. On aurait dit un pasteur qui eût enlevé son faux col. Et c’était là pourtant un flaubertiste endurci, amateur des mystifications flaubertiennes, rompu aux procédés du style. De plus, c’était un écrivain dans le sens le plus élevé du mot, un écrivain qui, dans les courtes esquisses qu’il intitulait Trivia et More Trivia, avait limé, poli et repoli ses phrases afin d’en faire une œuvre durable.

Cette étude est trop courte pour qu’on en puisse tirer des conclusions ; il faudrait mentionner Ernest Newman, J.-C. Tarver, George Saintsbury, George Moore, Ezra Pound, Cyril Connolly, Wyndham Lewis — qui sais-je encore ? Mais Henry James, Robert Louis Stevenson et Logan Pearsall Smith, qui sont tous les trois des figures marquantes de la littérature anglaise moderne, montrent que c’est plutôt grâce aux écrivains d’origine non anglaise que l’influence de Flaubert s’est fait sentir chez nous.

Philip Spencer.

Sources : F.O. Matthiessen : Henry James. The Major Phase. 1946.
Ford Madox Hueffer : Henry James, a critical study. 1913.

C.P. Kelley : The Early Development of Henry James. 1930.

Henry James : The Galaxy, XXI, 1876, pp. 219-233.

MacmilIan’s Magazine, LXVII, 1893, pp. 332-343.

R.L. Stevenson : Essays in the Art of Wrinting. 1905.

Letters to his Family and Friends. I. 1899.

L.P. Smith : The Unforgotten Years. 1938.

R Gathorne-Hardy : Recollections of Logan Pearsall Smith. 1949.