Madame Bovary et Neufchâtel-en-Bray

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 2

 

Madame Bovary et Neufchâtel-en-Bray

Les Pénitents

L’étude de l’œuvre de Flaubert a toujours de l’attrait ; il en est pour preuve les nombreux articles concernant les sources de Madame Bovary. C’est la raison qui nous fait publier ces lignes.

Gustave Flaubert, dans une de ses lettres, a dit d’Emma Bovary : « Ce n’est pas un portrait, c’est une convention pure ».

Cependant, l’imagination n’a pas tout enfanté dans ce roman, et plus d’un critique, ici et là, s’est plu à découvrir le véritable modèle (1).

Ailleurs, d’autres Emma, d’autres Rodolphe ont vécu ; c’est pourquoi, dès la publication du livre, plusieurs exemplaires de la première édition furent achetés par des Neufchâtellois, les habitants de la capitale du Bray, croyant reconnaître dans les personnages de Flaubert certains de leurs concitoyens. Il faut dire que cette opinion n’était motivée que par les apparences.

En effet, au moment où se déroulait le drame de Yonville, une affaire semblable se passait à Neufchâtel.

Flaubert a dit : « Les classiques avaient le cocuage qui est une histoire gaie, les romantiques ont inventé l’adultère qui est une chose sérieuse ». Nos compatriotes, eux aussi, prirent au sérieux cette histoire d’adultère romancé.

Un sous-préfet de Neufchâtel, M. Rocher, avait essayé de percer l’énigme Bovary (2). Après lui, notre compatriote, l’érudit Félix Clérembray (3), dans sa brochure Flaubertisme et Bovarysme (4), a consacré à ce fait divers local un chapitre entier, mais embrouillé et incomplet.

Voici l’histoire :

À Neufchâtel-en-Bray, sur la place du Pot-d’Étain, existe une grande bâtisse en briques qui — seule dans cet îlot — a échappé aux bombes allemandes et alliées.

La façade, agrémentée d’un beau jardin, a une jolie vue sur la vallée de la Béthune et les propriétés avoisinantes ; au fond du jardin, une petite porte donne accès sur la vieille ruelle dite du Rempart.

C’est dans cet immeuble que vinrent résider, après leur mariage (30 avril 1832), M. Caron, docteur en médecine, et sa femme, Désirée Campion, fille d’un marchand de la rue de la Grosse-Horloge, à Rouen.

Elégante, distinguée, jolie même, Mme Caron, après quelques années de mariage, se lassa de la vie conjugale, et bien qu’une fille (5) lui fût née dès le printemps de 1833, elle chercha d’autres compensations sentimentales.

Or, à quelque distance de l’habitation de la place du Pot-d’Étain, il existe, sur le bord de la Béthune, une grande propriété nommée « Les Pénitents », vendue comme bien national en 1793.

Au siècle dernier, elle appartenait à un ancien Officier au 4e régiment de Hussards à cheval, garde du corps de S.A.R. Madame, cavalier de belle allure et qui répondait parfaitement au signalement de Rodolphe.

Comme le héros du roman, il venait d’hériter d’un château avec deux fermes « qu’il cultivait lui-même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon et passait pour avoir au moins quinze mille livres de rente » (page 180) (6). Des relations se nouèrent entre lui et Mme Caron.

Celle-ci, comme Emma, « s’habillait de costumes étranges, montant à cheval seule ou avec son galant ».

À cette époque, parmi les distractions de la haute société Neufchatelloise, on comptait : la chasse à courre, la promenade en voiture et l’équitation, sport où notre Rodolphe local excellait.

Désirée Campion, bonne cavalière, était de ces parties qui, dans le site verdoyant et boisé du Pays de Bray, ne manquaient pas de charme.

Ces sorties facilitèrent aussi le rapprochement des deux amoureux et bientôt, Désirée Caron devint la maîtresse du brillant cavalier.

Comme Emma, Désirée Caron allait souvent retrouver son amant chez lui. À la brume, elle quittait la maison par la petite porte dérobée et elle descendait la ruelle du Rempart. Ensuite, elle empruntait une petite venelle qui, en quelques minutes, la menait jusqu’aux rives de la Béthune, près des Pénitents (7).

Mais pour traverser la rivière, il n’existait pas de « planche aux vaches » comme dans le roman (p.231) ; un domestique dévoué et discret y suppléait ; il prenait Désirée sur ses épaules et lui faisait passer l’eau.

Les contemporains du « fait divers » assuraient que des signaux s’échangeaient de maison à maison, « Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu’en cas d’empêchement extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de papier blanc, afin que si, par hasard, il se trouvait à Yonville, il accourût dans la ruelle derrière la maison » (p 273).

De jour en jour, la liaison se resserrait davantage, la vie conjugale devint insupportable à Désirée ; elle aussi songea à se libérer et elle prépara sa fuite. « J’aurais besoin d’un manteau à long collet double, dit Emma à Lheureux » (p. 278). Désirée eut cette même idée : « Une vieille sage-femme, fille de médecin, précisait : « Le manteau avait été commandé dans un magasin en face de la pharmacie ». Les malles de la Bovary Neufchâtelloise étaient faites, – et le mari, prévenu, eut d’autant moins de peine à faire échouer le plan qu’au dernier moment, Rodolphe recula » (8).

Où nos amants se sont-ils connus ?

Flaubert place la première rencontre de Rodolphe et d’Emma aux « Comices ». Rien ne précise qu’il en fut de même à Neufchâtel, mais au cours de nos recherches, nous avons fait une découverte assez curieuse.

En 1855, un Comice se tint à Gournay ; le Préfet y assista et prononça un discours. L’année suivante, à Neufchâtel, où le Sous-Préfet présidait, il y eut : banquet, discours et fête de nuit.

Quels furent ces discours ?

Le Préfet, parlant de l’Empereur, avait dit : « Ce noble cœur, dont l’élan sublime transporte le Souverain sur le théâtre de dévastations et de peines et lui donne, au milieu des bénédictions du peuple, une mission presque divine ». Le Sous-Préfet (9) : « Un concours, c’est un tournoi, un champ de bataille sur lequel le progrès coule à la place du sang et où le vaincu dîne à côté du vainqueur et prépare pour l’an prochain un autre rôle ».

Voyons, maintenant, quelles paroles Flaubert met dans la bouche de son personnage ?

D’abord, le couplet traditionnel au Pouvoir (p. 200), puis cette tirade, qui semble directement inspirée par celle que nous venons de citer : « Que ces Comices soient pour vous des arènes pacifiques, où le vainqueur, en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur » (p. 208).

On conviendra que ce rapprochement ne manque pas de piquant et d’inattendu.

Et puis, Neufchâtel avait aussi son hôtel du Lion d’Or, avec sortie sur le Pont-d’Etain, hôtel voisin de la pharmacie, de l’église et du presbytère, lui-même contigu à la maison du docteur. « Un soir que la fenêtre était ouverte et qu’assise au bord, elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau qui taillait le buis, elle entendait tout à coup sonner l’Angélus » (p. 155).

Enfin, comme dans le roman, une « hirondelle » effectuait chaque semaine le voyage de Rouen.

On n’est pas étonné de l’émotion soulevée à Neufchâtel dès la parution du roman, dans la « Revue de Paris », par tous ces rapprochements que nos grands-parents avaient faits, d’autant plus facilement, que « l’histoire » de Désirée Campion et de son Rodolphe défrayait encore les conversations.

Il est un autre personnage, — secondaire il est vrai — dans lequel les Neufchâtellois ont voulu reconnaître un des leurs.

C’est le docteur Potel (le seul qui, à Neufchâtel, pratiqua la chirurgie), présumé le Canivet du roman. Ce docteur, auquel Bovary fait appel après la malheureuse opération du pied bot d’Hippolyte : « Et enfin, Charles répondit par un signe affirmatif, quand la mère Lefrançois lui demanda si elle ne pouvait point, en désespoir de cause, faire venir M. Canivet, de « Neufchâtel, qui était une célébrité » (p. 257).

Pour les Neufchâtellois, la chose était certaine. Flaubert avait fait revivre dans son roman cet ancien interne de l’Hospice Général de Rouen. Le fait nous a été certifié par un de nos amis, qui s’était trouvé longtemps en relation avec la haute société de Neufchâtel.

Un article nécrologique, que le hasard a mis sous nos yeux, semble confirmer en partie cette assertion.

Il est dû à la plume d’un de nos concitoyens, nommé Michu ; une rue de Neufchâtel porte encore son nom.

Poète de talent, Michu fut en correspondance avec Victor Hugo auquel il a dédié un poème dans un recueil intitulé : « Les Chevilles de Maître Claude ».

« Jean-Charles-Dominique Potel, écrit Michu, naquit à Serqueux (10), le 6 avril 1786 ; il fit des études secondaires, puis il entra à l’Hospice Général de Rouen et fut reçu officier de santé le 17 octobre 1818 Son père était un rebouteux très recherché ».

« Le chirurgien Potel, choisit pour résidence le chef-lieu d’arrondissement le plus rapproché des lieux où son père avait eu des succès de rebouteux, et il avait 32 ans quand il s’installa à Neufchâtel ».

« Sa physionomie ne devait pas prévenir en sa faveur. Avec ses traits déformés par la petite vérole, ses petits yeux, sa voix nasillarde, sa désinvolture peu propre à lui gagner les bonnes grâces des dames, et ses manières brusques auprès des malades, il lui était permis de ne pas compter sur l’engouement du public ».

« Bientôt, ses opérations chirurgicales appelèrent l’attention de ses confrères, et ce qui les surprit, ce fut de voir que M. Potel abandonnait parfois les règles admises pour suivre ses propres règles. Il avait sa méthode, ses appareils, ses pansements, ses moyens à lui. Il restait, malgré sa science, le fils du rebouteux. Que pouvait cependant la critique jalouse en présence du succès, sinon se taire ».

« Comment le public n’eût-il pas mis sa confiance dans un talent hautement avoué par le docteur Flaubert, devenu célèbre. S’il faisait payer les riches, il remettait pour rien bras et jambes aux pauvres ».

En présentant « Canivet de Neufchâtel », Flaubert le décrit ainsi : « Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d’une bonne position, sûr de lui-même ».

Le portrait se complète ensuite de la diatribe chez Homais, contre les « idées de ces messieurs de la Capitale ». « Nous ne sommes pas si forts que cela, nous autres… Nous sommes des praticiens, des guérisseurs, et nous n’imaginerions jamais d’opérer quelqu’un qui se porte à merveille » (p. 257).

Il note ensuite le comportement du docteur Canivet : « En arrivant chez ses malades, il s’occupait d’abord de sa jument et de son cabriolet… L’univers aurait pu crever jusqu’au dernier homme, qu’il n’eût pas failli à la moindre de ses habitudes » (p. 258). On disait à ce propos : « Ah ! M. Canivet, c’est un original ». Réflexion, qui était celle de personnes ayant connu le docteur Potel et ses manies.

La description du cabriolet de Canivet, avec son ressort fléchissant et la « vaste boîte recouverte de basane rouge, dont toutes les ferrures de cuivre brillaient magistralement », avait, d’après les témoins, la plus grande ressemblance avec celui du docteur Neufchâtellois.

Flaubert n’oublie pas les manières désinvoltes du docteur, dans la conversation qu’il lui prête avec Homais : « Alors, sans égard pour Hippolyte qui suait d’angoisse entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation » (p. 259).

Le portrait est complet.

Mais revenons à notre article nécrologique et au docteur Potel.

« Accablé tout à coup, le 12 juillet 1852, par une fièvre cérébrale qui devait l’enlever, ses confrères de Neufchâtel, qui lui prodiguèrent leurs soins les plus empressés, épouvantés de la marche rapide du mal, demandèrent en hâte l’aide de M. Flaubert fils. À cet appel, l’habile docteur quitta brusquement l’Hôtel-Dieu où il faisait la visite, partit pour Neufchâtel, mais n’y arriva, hélas ! que pour accuser l’impuissance de son art à triompher d’une fièvre dont les affreux ravages étaient irréparables ».

Nul doute que le docteur Potel ne fût tenu en haute estime pour que le fils du grand chirurgien, toute affaire cessante, ait entrepris le long et fatigant voyage de Neufchâtel pour lui apporter ses soins.

Mais n’a-t-il pas toujours été admis que le portrait du docteur Canivet était celui du père de Flaubert ?

Rarement, le personnage d’un roman est un sujet unique, l’auteur s’inspire de divers modèles. « Je fais mon fagot de plusieurs brindilles », disait Montaigne. En l’occurrence, deux hommes du même âge, ayant fait ensemble leurs études, exerçant la même profession, ont pu avoir entre eux des points communs et ressembler tous deux au personnage du roman.

Il est possible que, de son côté, Flaubert ait voulu faire revivre cet ancien collègue de son père, décédé deux ans avant la parution de Madame Bovary.

Si, autrefois, Neufchâtel a pu prétendre découvrir un des personnages du roman, le docteur Potel est le seul pour lequel il existe le plus de vraisemblance.

Flaubert a-t-il pu connaître l’infortune conjugale du docteur Caron ? Malgré de nombreuses recherches, Clérembray n’avait pas réussi à établir la preuve d’une relation quelconque entre les deux hommes. Le hasard a mis sous nos yeux un document qui paraît répondre à la question ?

En classant, il y a plusieurs années, un lot de thèses médicales, nous eûmes la surprise de lire, sur un de ces opuscules, la signature du docteur Caron. En voici le titre : « Dissertation sur la fièvre militaire, présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris, le 23 mars 1820, par P.-B. Caron, de Neufchâtel, département de la Seine-Inférieure, docteur en médecine, bachelier ès-lettres, membre émérite de la Société d’instruction médicale ».

Et sur la seconde page, en grandes capitales :

À mes chers Parens (sic)

Reconnaissance éternelle à mon oncle, le docteur Roussel,

médecin-chef des Hospices de Rouen,

en témoignage de mon respect et de ma gratitude.

P. CARON.

Or, ce Roussel n’était autre que le chef et collègue du chirurgien Achille Flaubert, le père du romancier.

D’autre part, Flaubert a été en relations avec les Neufchâtellois, et Neufchâtel était une ville qu’il connaissait. Il y fait allusion dans sa correspondance, à la suite d’une rencontre faite sur le Nil au cours de son voyage en Orient. Les enfants du docteur Marquézy nous ont certifié que le romancier est venu à Neufchâtel voir leur père (11), ensemble de circonstances qui permettent de supposer que Flaubert a peut-être eu connaissance du fait divers Caron, sans y attacher aucune importance. Et puis, n’a-t-il pas dit : « Ma Bovary, sans doute, souffre et pleure dans plusieurs villages de France, à cette heure ». À Neufchâtel, Désirée Campion fut l’une d’elles.

Quant à notre Rodolphe, que nous avons connu, il resta célibataire. Il aurait eu, dit-on, une fille illégitime répondant au prénom d’Emma ! Coïncidence curieuse, faite pour exciter les imaginations d’une petite ville, il y a près de cent ans.

André Durand
Conservateur du Musée Mathon
Neufchâtel-en-Bray.

 

(Extrait du Réveil de Neufchâtel-en-Bray, 28 novembre 1951).
(1) GabrielIe Leleu, Du nouveau sur Madame Bovary, Revue d’histoire littéraire, 1947.
(2) Revue de France, 1896-1897.

(3) Lefebvre, ancien avoué à Neufchâtel, né à Neuville-Ferrières.

(4) Chez Lestringant à Rouen, 1912.

(5) Mlle Caron, peintre d’un certain talent, a fait de très bonnes copies de tableaux de l’école romantique, entre autres celui de la Rigolette de J.-D. Court au Musée de Rouen, portrait que l’on dit être celui de Lise Delamare.

(6) Les pages indiquées sont celles de la première édition de Madame Bovary, en deux volumes.

(7) Les abords de cette propriété ont été complètement modifiés par la construction du chemin de fer qui a provoqué l’extension de Neufchâtel dans ce faubourg.

(8) Flaubertisme et Bovarysme, p. 65.

(9) Esnon de Saint-Céran.

(10) Canton de Forges-les-Eaux.

(11) Elève du docteur Flaubert.