Comment j’ai connu Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 9

 

Comment j’ai connu Flaubert

Un flaubertiste enthousiaste, M. Georges-Émile Bertrand, s’était inscrit, dès la première heure, parmi les membres de notre Association. Nous nous étions promis de lui demander un article à insérer dans notre Bulletin. M. Georges-Émile Bertrand est décédé voici quelques mois.

Nous déplorons la disparition de ce collaborateur.

Nous croyons devoir, cependant, en souvenir de lui, détacher de son ouvrage les Jours de Flaubert, la page ci-après, dans laquelle il exprime ses sentiments envers notre immortel romancier :

C’est aux environs de ma vingtième année que je lus, pour la première fois, la Correspondance de Flaubert. Cet ascendant, dont parle M. Dumesnil, je l’ai subi aussitôt, et j’aurais voulu que celui qui avait écrit ces lettres admirables fût encore vivant pour pouvoir aller vers lui comme vers le maître que mon esprit attendait.

C’est une des tristesses de la vie, ce décalage des générations qui vous fait naître alors que ceux dont on aurait souhaité entendre la grande voix ne sont plus depuis longtemps. Mais, si j’étais venu trop tard, d’autres m’avaient précédé et l’avaient connu, l’avaient aimé. Dans leurs souvenirs, ils ont rappelé les heures vécues avec lui, ils l’ont décrit, bon géant toujours indigné, ils ont dépeint sa demeure, ses vêtements, sa façon de travailler. J’ai lu l’un, puis un autre ; j’ai voulu ensuite les lire tous, et c’est chez eux que j’ai trouvé Flaubert ; c’est des pages plus ou moins amicales qu’ils lui ont consacrées que je l’ai vu surgir, tel qu’il a vécu, avec ses qualités et ses défauts, ses haines et ses amitiés. L’homme, et non plus seulement l’écrivain, m’est apparu dans sa vie quotidienne, parmi sa famille et ses amis. C’est en feuilletant les mémoires, les lettres, les travaux de toutes sortes que j’ai pu pénétrer dans son intimité, comme je l’avais tant désiré.

J’ai été avec lui étudiant, voyageur. Je l’ai vu dans son cabinet à Croisset, rivé à sa table, pourchassant la phrase rebelle, et j’ai entendu son fameux « gueuloir », pendant que sur la Seine, devant la maison blanche, glissaient les grands voiliers silencieux. Modestement assis dans un coin, j’ai assisté aux réunions du dimanche de la rue Murillo ou du Faubourg Saint-Honoré, alors que se trouvaient réunis autour du Maître les camarades de lettres et les disciples préférés. Je l’ai contemplé, mort, sur son divan, le cou gonflé par l’apoplexie, et j’étais avec Zola, Goncourt et Maupassant, parmi ceux qui suivaient son cercueil sur la route de Canteleu à Rouen.

Georges-Émile Bertrand.