Gustave Flaubert à Croisset

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 13

 

Gustave Flaubert à Croisset

L’ai-je assez de fois parcourue, cette route de Rouen à Croisset, qui débute par l’ennuyeuse avenue du Mont-Riboudet pour ne s’égayer que dans les prairies de Bapeaume dont les senteurs, au printemps et à l’automne, dédommagent un peu de l’atmosphère de terreau et d’engrais qu’on vient de traverser ! J’en connaissais tous les accidents, toutes les particularités et je vois encore, invariablement posté devant la porte de sa maisonnette, un brave homme que nous avions surnommé Bouvard et qui regardait les passants avec la curiosité patiente du petit rentier.

Je n’y suis guère retourné qu’une fois depuis que la mort a fait disparaître l’unique but de mes excursions. Pour moi, Croisset, c’était Flaubert, le vieux Flau comme nous l’appelions, et comme il s’intitulait quelquefois dans ses moments d’affectueuse expansion. Que de lettres j’ai là sous les yeux, imprégnées de son souvenir et signées soit de cette abréviation patronymique, soit « ce bon Monsieur Flaubert » plus souvent, dans les dernières années, « votre Saint Polycarpe ». L’explication de ce surnom qui lui plaisait est originale.

Ses biographes ont raconté quelle passion il apportait dans la défense de ses idées littéraires, aussi bien dans ses anathèmes contre la politique qu’il haïssait et le suffrage universel qui lui apparaissait comme la glorification de la sottise humaine.

« Quand je vois ces choses-là », s’écriait-il avec de grands gestes de protestation, cela m’agite. Ce à quoi Théophile Gautier répondait un jour avec son calme olympien : « Qu’est-ce qui ne t’agite pas ? »

Gustave Flaubert arrivait certain jour chez sa belle-sœur, Mme Brainne, et d’un air mystérieux, déroulait sous ses yeux une vieille gravure qu’il venait d’acheter sur les parapets du quai Voltaire. Elle représentait Saint Polycarpe, la figure de trois quarts, la barbe en coup de vent, les mains levées au ciel avec cette légende : « Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait vivre ? ».

Et Flaubert d’affirmer avec le plus grand sérieux, qu’il croyait à la migration des âmes et qu’il sentait revivre en lui toutes les indignations du Saint. De là, était venue l’idée de lui souhaiter sa fête dans un dîner qui avait lieu chez moi, au mois de juin.

Ce jour-là, pleuvaient de la part des amis, invités à la signification de cet anniversaire, les lettres, télégrammes, compliments, sonnets, pastiches en style académique qui le ravissaient. Il s’en était fait une si agréable distraction qu’il allait ne pouvoir travailler quinze jours avant ces agapes commémoratives pour lesquelles se manifestait, au milieu des inventions originales et gaies, l’affection qu’on lui portait. Il formait de tout cela un dossier qu’il appelait « Le remède contre l’indignation ».

Cette dernière fête de l’amitié en 1880 fut signalée par un incident dans lequel les anciens n’eurent pas manqué de voir un triste présage. Au dessert, une jeune fille, aujourd’hui une charmante femme, lui plaça sur la tête une couronne qui, trop grande, glissa sur l’une des épaules de Gustave Flaubert. Une pensée mélancolique lui traversa l’esprit, car il dit à demi-voix : « Je me fais l’effet d’un tombeau ». Une semaine après, il était enlevé par cette mort foudroyante qui était pour lui comme la dernière fortune. « Je voudrais », nous avait-il souvent répété, « disparaître dans un éclair ». Et il ajoutait en riant : « J’aurais au moins la certitude de n’avoir point de discours sur ma tombe ». Ce dernier vœu devait être également exaucé.

Je revois par le souvenir cette maison blanche de Croisset, adossée aux coteaux de la Seine, avec son gai jardin qui, longeant la route, aboutissait à un pavillon, seul survivant. Elle appartenait à sa mère et devenait plus tard la propriété de sa nièce, Mme Commanville. Avec quel plaisir, quittant Paris et son petit appartement de la rue Murillo où il se comparait à « un gros oiseau dans une cage », il s’installait dans ce grand cabinet de travail, où il se sentait à l’aise au milieu de ses habitudes favorites.

Guy de Maupassant, celui qu’il appelait son disciple, aujourd’hui un maître, avec cette finesse d’observation et cette justesse d’expression qui sont la note principale de son talent, nous l’a montré, revêtu de sa robe de chambre brune, enfoncé dans son fauteuil à haut dossier, attelé à la besogne « aimée et torturante », écrivant, biffant, recommençant avec une des plumes d’oie, taillées d’avance, qu’il prenait dans un plat d’étain, puis relisant à haute voix chaque phrase pour se pénétrer de l’harmonie des mots.

« Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans la fenêtre sa large poitrine de géant et sa tête de vieux gaulois. A gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillés ; un peu plus à droite, les mille cheminées des usines de Saint-Sever, vomissaient sur le ciel leurs festons. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute des pyramides d’Egypte, regardait, de l’autre côté de l’eau, la flèche de la Cathédrale, le plus haut clocher du monde.

« En face, s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière large pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.

« Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais, il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui, le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.

« Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il avait dû marcher, rêver et parler sous ces arbres.

« Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyage ; des corps de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait ciré comme une botte et qui était demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un Bouddha doré dominant la grande table de travail et regardant de ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable buste de Pradier représentant la sœur de Gustave Flaubert, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme ; et, par terre, d’un côté, un immense divan turc couvert de coussins ; de l’autre, une magnifique peau d’ours blanc.

« Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin, se levait pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux l’après-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille à peine éclairé par les deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare des fenêtres de « Monsieur Gustave ».

Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui, on le regardait comme un brave homme, un peu toqué, mais dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits.

Cette légende s’était étendue jusqu’à Rouen, et à chaque escale des bateaux à Croisset, les passagers se montraient à travers la baie ouverte dans le jardin, par des barreaux, ce grand gaulois à moustaches épaisses et tombantes, revêtu l’été de sa houppelande d’étoffe légère rayée qui, les mains dans son large pantalon serré à la taille par une cordelière les examinait de son côté, avec une curiosité narquoise. Il avait remarqué plusieurs dimanches de suite, vers dix heures du matin, une famille composée du père, de la mère, de deux petits garçons, qui, assis sur le parapet, le contemplaient comme un phénomène. Il me les avait montrés et j’avais reconnu un ancien confiseur de la rue Grand-Pont ; et comme Flaubert se montrait intrigué de cette persistance, j’avais imaginé de lui dire qu’il était un but de promenade, une récréation. Dans la semaine, quand un des enfants se montrait indiscipliné, la mère lui disait :

« Si tu n’es pas sage, on ne te mènera pas voir dimanche Monsieur Flaubert ». Cette explication l’avait fort amusé et il l’avait écrite à quelques-uns de ses amis.

Ceci m’amène à parler de l’antipathie qu’on lui a bénévolement prêtée contre ses compatriotes. Ce qu’il y a surtout de vrai dans cette supposition, c’est l’horreur qu’il avait du prud’homme prétentieux et quelque peu dédaigneux de tout ce qui touchait aux lettres et aux arts, de l’importun qui s’autorisait de l’avoir vu chez son frère, l’interpellait ainsi dans la rue ou en chemin, de fer. « Eh bien ! cher Monsieur, travaillez-vous toujours pour nos plaisirs ? » Ces interpellations l’exaspéraient, et il se comprend d’ailleurs qu’avec sa passion exclusive pour les choses de l’esprit, sa haute conception de la littérature, il ne trouvait dans une ville vouée aux affaires que fort peu de personnes avec lesquelles il pût être en communauté de goût.

En, remontant à plusieurs années, je citerai d’abord le docteur Pouchet de l’Institut, directeur du Muséum de Rouen, chez lequel avaient lieu de temps à autre, des dîners intimes d’un caractère original, en ce sens que l’amphitryon étant sourd, les conversations qui embrassaient à la fois tous les sujets de nature à passionner l’esprit, se poursuivaient sur le diapason le plus éclatant ; à la fin du repas, on se serait cru à la Chambre des Députés.

Le docteur Pouchet avait deux points de ressemblance avec Gustave Flaubert ; comme lui, il travaillait en vrai bénédictin, et tout d’un coup sortant de sa solitude, éprouvait des besoins d’expansion qui faisaient contraste avec son attitude correcte et compassée. Comme lui, il aimait les spectacles de la foire, et le savant adversaire de Pasteur se complaisait à faire sa tournée des boulevards lors de « La Saint-Romain ». Quant à Flaubert, c’était chez lui comme une tradition des plus respectables Lorsque George Sand venait le voir à Croisset, elle partageait avec lui cette distraction, et qui les eût rencontrés, lui avec sa forte carrure le chapeau placé crânement sur ses longs cheveux ; elle, une bonne dame, un peu massive, à cheveux gris, n’eût certes pas reconnu deux maîtres du roman contemporain.

Leurs préférences étaient pour la baraque dans laquelle on représentait l’antique Tentation de Saint-Antoine ; et j’ai encore devant les yeux la figure ahurie du père Legrain, l’impresario bien connu de ce théâtricule, quand je lui confiai mystérieusement qu’il avait dans son auditoire l’auteur de la pièce. Il voulait à toute force l’annoncer.

Flaubert voyait encore à Rouen, Raoul Duval, Cordier, Georges Pouchet, professeur au Muséum de Paris ; Alfred Baudry, frère du bibliothécaire, et le docteur Pennetier. Je ne parle pas de Bouilhet, qui fut si intimement lié à sa vie, celui qu’il appelait « sa conscience » et qui était comme son frère.

Une période de sa vie, à laquelle il est souvent fait allusion dans ses lettres à George Sand, fut particulièrement douloureuse et nous inspira pendant quelques temps de vives inquiétudes : ce fut la guerre de 1870. Pour bien comprendre l’impression que ces désastres firent sur lui, il faut se représenter cette puissante imagination sans cesse tendue vers un but unique, ce travail enfiévré, ces nuits de veilles et d’efforts continus. Les malheurs de la Patrie venant le surprendre dans sa retraite au milieu de ses livres et de ses manuscrits, lui firent l’effet de l’écroulement d’un monde.

Et cependant, il semblait que dans sa genèse de Salammbô, son instruction de poète lui eût fait prévoir ce choc d’un peuple militarisé et surexcité par des convoitises brutales contre une nation amollie par une civilisation byzantine. Il était littéralement en proie aux affres du découragement et, nous disait-il, s’était vu dans toutes les attitudes du vaincu devant l’invasion, triomphante : tantôt expirant sur un monceau de cadavres après une lutte acharnée, tantôt attaché à un arbre devant des ruines fumantes de sa maison.

Partout, autour de lui, on se préoccupait, dans des conditions malheureusement bien peu pratiques, d’organiser la défense locale et les hommes valides de Croisset, organisés en milice, l’avaient choisi comme lieutenant. Voit-on Flaubert commander l’exercice ? Se le figure-t-on conduisant la nuit les patrouilles sur la route de Canteleu pour surveiller les approches de l’ennemi ? Plus tard, quand nous fûmes délivrés du cauchemar de l’invasion, il fallait entendre avec quelle bonhomie railleuse, devant un étranger, il se plaisait à dire : « Quand j’étais officier… ».

Les Allemands s’approchaient de Rouen et la banlieue présentait plus de dangers qu’une grande ville à l’heure de l’occupation prévue. Sur nos instances, Flaubert vint habiter quai du Havre, avec sa vieille mère qu’il adorait, l’appartement de sa nièce alors à l’étranger, car celui dont certains se sont plu à faire un type de fantaisie, toujours hérissé, fulminant, invectivant, dégoûté de lui et des autres, était le meilleur des fils. A côté du Saint Polycarpe accidentel, il y avait l’homme bon, simple, affectueux, ayant le culte de la famille. A quelque heure qu’il rentrait, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère qu’il embrassait, et qui murmurait en poursuivant son sommeil : « Bonsoir, mon Gustave ». Chaque jour, à Oissel, après son déjeuner il allait s’asseoir sur un banc, placé devant la maison, à côté de la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé. Il causait avec elle du passé, de son enfance, et comme elle avait la mémoire très lucide, elle faisait revivre tous les personnages de l’ancien Rouen, ceux qui s’étaient trouvés en rapport avec son père, le chirurgien renommé. Aussi était-il fort intéressant à entendre lorsque lui-même évoquait ces souvenirs avec l’avocat Revelle, qui savait par cœur les originaux rouennais depuis 1830.

Il était aimé de ce petit personnel familial qui l’entourait. Qu’auraient dit ceux qui se le représentaient comme une sorte d’Antéchrist, s’ils avaient vu ce bon Monsieur Flaubert, vêtu d’une chaude douillette qui lui donnait un « chic ecclésiastique », conduire les domestiques de la maison, le jour de Noël, à Croisset, à la messe de minuit ?

Sa bonté, dans certains cas, eût pu être taxée de faiblesse s’il ne s’y fût mêlé une certaine curiosité philosophique. J’ai parlé du domestique qui avait ciré un pied de momie. Il en eut un autre dont les incartades ne manquaient pas de saveur. C’est lui qui, amoureux d’une femme de chambre de Mme de Tourbey, lui avait envoyé un exemplaire de Madame Bovary, avec cette dédicace étonnante : « À Mademoiselle Jeanne, offert par le domestique de l’auteur ».

Le même, une autre fois à Paris, rentra tellement ému, qu’il n’eut que le temps de gagner sa chambre, où il s’affaissa ; et comme son maître l’accablait des plus violents reproches, l’autre de balbutier : « Au lieu de se faire du mal, Monsieur ferait mieux de me retirer mes bottes que pour je puisse me coucher ». Et Flaubert racontant le fait, d’ajouter : « Et je les retirai ! » Il ne connaissait, disait-il, de plus faible que lui, que Tourgueneff, cet autre géant à la voix douce qui nous disait un jour : « Je me suis toujours fait l’effet d’un, gros poulet léché à l’aventure dans le monde ». Mais le romancier russe était d’une nature plus compliquée : Alphonse Daudet en sait quelque chose.

Aux premiers temps de l’occupation prussienne à Rouen, Flaubert, dans l’état d’esprit que j’ai décrit, allait du quai du Havre aux bureaux du Nouvelliste de Rouen et à la rue de la Ferme où j’habitais, troublé, anxieux et en même temps sous l’obsession des souvenirs historiques qui lui faisaient trouver des analogies de situations.

Tout d’abord impatient d’informations, il les accueillait toutes ingénument de quelque part qu’elles vinssent, et nous les communiquait non sans quelques craintes de nos plaisanteries. Il vint nous dire un jour d’un air mystérieux qu’un corps d’armée s’était échappé de Paris, qu’il était en ce moment à Vernon et venait dégager Rouen. Et comme nous lui demandions d’où il tenait ce précieux renseignement, il nous répondit gravement : « Du laitier ! ». Et nous de nous récrier : « Du moment que c’est le laitier… ».

Les sujets ne manquaient guère à son indignation, car rien d’énervant comme cette atmosphère de crédulité, dans laquelle nous vivions, ces alternatives de confiance et de découragement qui se succédaient sans relâche. Notre pauvre grand ami ne pouvait plus écrire une ligne. « A quoi bon ? », disait-il d’un air désespéré. Peu à peu, l’affection dont les miens l’entouraient, l’exemple de notre persistance à ne pas désespérer de notre pays, le soin avec lequel, dans l’intimité, nous reportions sa pensée vers des temps plus heureux, le raffermirent. Nous lui avions prêté la collection du Tour du Monde, et sa mère nous assura que cette lecture à la fois attachante et calmante ramenait l’équilibre dans son esprit. Tous deux étaient retournés à Croisset au printemps et il avait été heureux de constater que les Allemands qui avaient occupé sa maison avaient eu soin de respecter son cabinet. Ce fut avec un profond soulagement qu’il s’installa de nouveau devant sa grande table chargée de papiers, et lorsque je rencontrai à Versailles, rue des Réservoirs, Théophile Gautier, qui me demanda des nouvelles de son ami, je pus lui annoncer qu’il s’était remis au travail. « Il est bien heureux », me répondit l’auteur du Capitaine Fracasse dont je remarquais les traits altérés par la maladie, « l’invasion et la guerre civile, c’est trop pour moi, je suis frappé à mort ». Il me serra la main et je le quittai, saisi d’un triste pressentiment que sa fin prochaine ne devait que trop justifier.

Parmi les hôtes de Croisset, j’ai cité George Sand. Zola y vint aussi. Tourgueneff y faisait de courtes apparitions, surtout à l’anniversaire de la naissance de son ami, apportant, par une préoccupation toute moscovite, une bouteille de Rœderer pour boire à l’Art pour l’Art, à tous les triomphes de la littérature. Flaubert, lorsqu’il était à Paris, avait en outre son petit cénacle du dimanche, composé de Zola, de Goncourt, Alphonse Daudet, de Maupassant, Huysmans, Céard, Georges Pouchet, etc…

Il se livrait à de tels excès de travail, il arrivait à être tellement fatigué par ses veilles dans lesquelles il « se brûlait le sang », pour employer une expression populaire, qu’à certain moment, sa puissante organisation physique en était altérée et que la face rubescente, ses beaux yeux bleus comme aveuglés par le blanc pur du papier, il lui fallait bon gré mal gré s’arrêter. Un jour qu’il allait consulter un médecin, Michelet lui demanda de sa voix quelque peu emphatique : « Où allez-vous, cher Maître ? ». — « demander un remède pour faire passer les boutons de fièvre qui me sont venus tous le dos ? ». — « Gardez-vous en bien, reprit l’historien, fidèle à sa théorie des petites causes et des grands effets vous perdriez votre talent. Rappelez-vous que Bonaparte, guéri de la maladie de peau qu’il avait contractée au siège de Toulon, s’écriait plus tard, à l’heure de la mauvaise fortune : « Ah ! je le sens » bien je n’ai plus cette âcreté du sang qui me faisait remporter la » victoire ! ». Flaubert prit des bains de Seine et ne perdit rien pour cela de son talent.

Ce qui lui était insupportable, c’est quand on lui prescrivait de prendre de l’exercice ; la promenade sans but lui était odieuse. Il enveloppait dans la même réprobation les mots : exercice et affaires. Au bout d’une période de travail acharné et d’une solitude qui n’était guère interrompue que par la récitation clamée des phrases au fur et à mesure qu’il les écrivait, il nous arrivait épanoui, exubérant, avec un désir impatient de parler, de raconter et de discuter. Sa conversation, nourrie de faits, bourrée d’observations et de rapprochements originaux s’était encore rendue plus attachante par la chaleur de son débit. Pendant quatre heures, se sentant à l’aise dans un milieu essentiellement sympathique, il se dédommageait de quinze jours de claustration. « Dans cette maison », disait-il en nous quittant, « je suis pris dès le potage ».

D’autres fois, il fallait aller le voir et les appels étaient pressants. Il n’admettait pas d’excuse. « Surtout n’invoquez pas les affaires ! » On arrivait, et quand la porte s’était ouverte sous le porche normand, on le voyait accourir au premier signal d’une sonnette-cloche, heureux de constater qu’on n’avait pas oublié le pauvre Polycarpe.

Avant dîner, on discourait sur les sujets les plus divers, on traitait avec la dernière rigueur la politique et les politiciens, puis on parlait des derniers ouvrages en vogue, des littérateurs en renom. Il énumérait toutes les sources auxquelles il avait puisé pour telle de ses œuvres. Il s’intitulait un des Pères de l’Eglise à propos des recherches qu’il avait faites pour la Tentation de Saint-Antoine, sur l’histoire des religions. Un mot jeté dans la conversation le rendait songeur. Je lui dis un, jour que l’excès d’érudition nuisait à l’originalité du talent dans le roman de l’analyse. II me réfuta vivement sur l’heure, puis quelque temps après revint sur cette thèse avec une insistance qui prouvait qu’elle l’avait frappé, puisqu’il la discutait encore dans son esprit.

Flaubert était toujours quelque peu étonné quand on l’appelait le chef de l’Ecole naturaliste. Que voulait dire ce mot naturalisme ? Il tenait de Balzac par la puissance de l’observation, de Chateaubriand et de Victor Hugo par l’imagination et le culte de la forme, avec le procédé particulier de l’impersonnalité de l’auteur. Il ne fallait pas toucher à ces demi-dieux de l’Ecole romantique. J’en sais quelque chose. J’ai là sous les yeux, dans la précieuse collection des lettres de Flaubert, une objurgation foudroyante que m’attira certain article du Nouvelliste de Rouen dans lequel un de mes collaborateurs avait fortement malmené Victor Hugo, considéré comme homme politique. Quelques individualités y sont si vivement prises à partie que je ne puis me risquer à la reproduire ici. Mais on jugera du ton général de l’épître par cette fin :

« La sottise du père Hugo me fait bien assez de peine sans qu’on l’insulte dans son génie. Gardons au moins le respect de ce qui fut grand ! N’ajoutons pas à nos ruines ! » (1).

Dès que je vis Polycarpe, je lui reprochai à mon tour d’être indigné jusqu’à l’injustice, car le journal ne s’était occupé, comme je l’ai dit, que du républicain militant, et celui-là était vulnérable. Mais Flaubert était d’une telle impressionnabilité que la lecture de journaux écrits sur l’heure et sous l’influence des passions du jour le troublait spontanément.

Flaubert ne pardonnait pas au reportage moderne, et il n’avait pas toujours tort, ses indications, ses maraudes dans la vie privée. Il se défendait contre lui, répétant qu’il n’appartenait au public que par ses œuvres et que pour juger de son mérite littéraire, on n’avait besoin de connaître ni sa figure et son costume, ni la façon dont il bourrait ses petites pipes. Les porteurs de questionnaires intimes étaient aussi bien consignés à la porte de la maison de Croisset que ceux qui venaient offrir leur collaboration pour les pièces de théâtre.

A l’époque où le Candidat, qui devait avoir un si funeste sort, était encore à l’état embryonnaire, quoique le sujet fût déjà livré aux quatre vents de la publicité, un auteur dramatique qui avait eu la chance d’être pour un tiers et un quart dans la confection d’une pièce en vogue, vint me demander un mot d’introduction auprès de Flaubert, auquel il allait offrir ses conseils et sa collaboration en sa qualité de charpentier expert. Je l’en dissuadai en lui faisant craindre un accueil réfrigérant. Et comme il insistait en me demandant ce qu’on pourrait lui faire s’il forçait la consigne, je répliquai : « Il vous jetterait dans la Seine ». Notre homme se le tint pour dit.

Ce pauvre Candidat ! Il valut à Flaubert une de ses épreuves les plus douloureuses. Et cependant, l’idée était géniale. Il s’agissait de peindre un chef de famille modeste, heureux, satisfait, pris par le petit doigt dans l’engrenage électoral, y passant tout le corps, et de nous le montrer au dénouement, élu député, mais après avoir jeté par dessus bord tous les siens et avoir sacrifié le repos de sa fille, l’honneur conjugal à son ambition politique. J’avais assez d’expérience du sujet pour pouvoir en causer. Hélas ! que j’en ai vu défiler de ces candidats, depuis le candidat novice qui, tout d’abord, se dit suffisamment connu, veut à peine qu’on le défende, puis devient enragé à la première piqûre et vous pousse à la diffamation, jusqu’au candidat cuirassé contre l’invective et marchant intrépidement sous la grêle des projectiles.

Après quelques idées échangées avec moi, Flaubert s’était mis à l’œuvre, et connaissant sa susceptibilité sur ce point, je m’étais bien gardé d’intervenir dans la mise en jeu des personnages. Il me lisait quelques scènes et je risquais à peine deux ou trois observations. Je percevais déjà avec tristesse la monotonie de l’action et je ne sais quoi de vieillot dans l’intrigue. Un journaliste 1830 faisant la cour à une dame mûre, une jeune fille défendant mal son amour pour un industriel assez peu sympathique, le candidat, un sot, mais un sot ennuyeux auquel manquait cette physionomie de prud’homme égoïste, vaniteux et narquois qu’eût si bien rendue Geoffroy, tout cela ne me paraissait fait ni pour passionner, ni pour amuser. Certains côtés, tout modernes, de la caricature électorale, avaient échappé à Flaubert, qui vivait trop en dehors de ce monde pour bien le connaître. Il avait sur les réformes à introduire dans le théâtre des idées que partageaient quelques amis. Il tenait à échapper aux connivences trop vantées des faiseurs en renom et à expérimenter sur le public l’effet non pas de la sempiternelle convention, mais de la réalité, fut-elle plate et vulgaire.

Mais il fallait encore que ce fût la réalité.

Comme détail matériel d’exactitude, je citerai le décor du salon de Flore pour la réunion électorale. Il avait été le prendre, à Rouen, au Tivoli Normand. Le temps s’écoula, puis la pièce fut mise en répétition au Vaudeville, et un beau jour, je reçois un petit mot de Croisset. Carvalho, alors directeur de ce théâtre, arrive pour dîner.

Le vieux Flau nous attend, c’était promis ; nous arrivons.

Carvalho avait trop l’expérience du théâtre pour ne pas avoir senti de prime-abord ce qu’il y avait de défectueux dans la pièce dont le titre était affriolant. Sans nous être entendus, nous hasardâmes quelques souhaits timides sur les retouches à faire. Carvalho, d’une voix douce, insinuait l’observation que, par un ingénieux artifice, je discutais d’abord pour battre en retraite, les miens comme moi semblant se rendre à l’évidence. Flaubert, attristé, résistait. Alors on faisait des concessions, on lui demandait de pratiquer des coupures dans l’interminable monologue du candidat Rousselin. Il refusait, secouant la tête, disant presque les larmes aux yeux : « J’aime mieux qu’on ne joue pas la pièce ». Et nous nous taisions, émus de le voir souffrir. Car il avait, au plus haut degré, le sentiment de la dignité littéraire et poussait jusqu’à l’exagération le respect de l’œuvre.

La représentation eut lieu : je n’y assistai pas ; j’étais à Nice. Raoul Duval m’y écrivait :

« Vous eussiez été peiné, comme nous tous ; nous avions beau applaudir : la princesse Mathilde, Dumas, les de Goncourt, Zola, Daudet, etc… toutes les notabilités, la Maréchalerie de l’Ecole littéraire moderne : c’était navrant. Le public n’était pas hostile, il était morne et tristement étonné. Les tirades se succédaient et tombaient dans le vide. Notre Flau, quoique visiblement affligé, a fait fière figure devant l’insuccès. Peut-être la pièce se révélera-t-elle, mais il faudrait trancher dans le vif ». Le Candidat n’eut que quatre représentations.

Cet échec n’avait pas découragé Flaubert, car il fit, depuis, le Sexe faible, qui devait être présenté au théâtre de Cluny ; fût-il parvenu à réussir au théâtre ? J’en doute, mais il laisse après lui de quoi consoler sa mémoire dans la postérité.

Ce n’est pas une biographie de Flaubert que j’ai voulu écrire, encore moins une étude sur lui-même et ses œuvres : je n’ai guère cette prétention. J’ai voulu simplement, comme je le disais plus haut, en feuilletant sa correspondance, en consultant ses souvenirs, tracer une esquisse de Flaubert intime, dans un de ses milieux préférés, se partageant entre cette existence de Croisset, vouée particulièrement au travail, et ses relations avec de rares amis de Rouen.

Huit jours après ce dernier dîner de Saint Polycarpe que j’ai raconté, on vint me prévenir qu’il était mort subitement. Il était midi. J’arrivai en hâte, profondément ému, dans ce vaste cabinet dont tous les objets semblaient faire partie de son existence. Il était étendu, les yeux clos, comme endormi, sur son, divan qu’emplissait sa vaste stature. Au sortir du bain, frappé par une congestion, il n’avait pu que balbutier : « Je vois jaune » et s’était affaissé. Le docteur Fortin était arrivé trop tard pour porter des secours probablement inutiles. C’était la mort qu’il avait rêvée, sans déchirements, sans agonie. S’il a eu un éclair de pensée, elle a dû évoquer l’âme de Bouilhet que son âme-sœur allait rejoindre.

Son nom survit dans ses œuvres, dont quelques-unes resteront immortelles. Pour ses fidèles amis, il reste attaché au souvenir de ces épanchements dans lesquels se prodiguaient sans réserve son large cœur et sa grande intelligence.

Maintenant, la maison blanche de Croisset, le jardin, la grille à travers laquelle il faisait l’aumône, tout cela a disparu pour faire place à une distillerie ! Les affaires ! les affaires ! comme il se fût écrié.

Fr.-Ch. Lapierre

Les Environs de Rouen. E. Augé, éditeur à Rouen, 1890.

Illustrations de Fraipont.
(1) Cette lettre a paru dans la Correspondance de Gustave Flaubert.