Conférence de M. André Renaudin sur Ch. Lapierre

Les Amis de Flaubert – Année 1952 – Bulletin n° 3 – Page 25

 

Manifestation littéraire du dimanche 18 Mai 1952

Conférence de M. André Renaudin sur Ch. Lapierre

Notre Société a tenu le dimanche 18 mai à l’Hôtel-Dieu de Rouen, dans les salles Flaubert, une manifestation littéraire qui a remporté un grand succès.

Le Comité des AMIS DE FLAUBERT avait convié M. Pierre-René Wolf, qui présidait la réunion, et M. André Renaudin, qui y prenait la parole, à une conférence sur Fr.-Ch. Lapierre, l’ancien directeur du Nouvelliste de Rouen (1828-1893), un des amis de Gustave Flaubert.

Devant un public nombreux, M. Jacques Toutain-Revel, ouvrant la séance, remercia les flaubertistes d’avoir répondu à l’appel du Comité en se réunissant dans un lieu désormais historique et les deux éminents invités d’avoir, malgré leur absorbante besogne de journalistes, accepté d’évoquer une amitié fidèle.

M. P.-R. Wolf, qui est non seulement le brillant directeur de notre Paris-Normandie, mais un romancier du plus grand talent, salua en termes prenants les mémoires de Flaubert et de Lapierre et, chargé de présenter notre ami Renaudin, s’exprima ainsi :

Il est toujours émouvant de prendre la parole dans une de ces chambres, sonores encore de la voix de Flaubert.

Lorsque Louis Bertrand, retour d’un pèlerinage en ces lieux, appelle Flaubert le Mort Vivant, il atteste sa présence presque charnelle.

Combien de fois, moi-même, lorsque, étudiant en médecine, j’arrivais par la rue de Crosne et que je voyais derrière les hautes grilles un malade les yeux perdus au loin comme vers la guérison ou l’évasion, je me figurais Flaubert, ce romantique impénitent, dans la cage du réalisme et s’accrochant aux barreaux de ce réalisme dans une rancune amère et géniale..

Cette présence, il faut qu’elle soit, si j’ose dire, incoercible, puisque Rouen, qui a vécu sans connaître ou presque la vie de Flaubert, a contracté depuis cette maladie qu’on appelle : le Flaubertisme.

René Dumesnil, à qui nous devons tant sur Flaubert, s’est inoculé le virus ici, et rien ne l’en a guéri, ni l’amour de la musique, ni trente ans de vie à Paris. J’entends encore votre père, mon cher Toutain, cet aventurier du rêve, m’évoquer la figure hautaine du grand solitaire, alors que nous arpentions la nuit les quais grouillant de mystère et que Jean Revel humait l’aventure à travers l’odeur des cargaisons.

Je pense à cet acteur singulier qu’était le chimiste Le Roy, je pense à tous ceux qu’il nous étonne parfois de découvrir, dévots de ce culte comme par une repentance d’héritage. Pourquoi cette présence, pourquoi ce Flaubertisme ? En raison de l’œuvre de Flaubert, il va sans dire. En raison aussi de cette dualité romantisme-réalisme qui permet à chacun de nous, surtout s’il est jeune, de s’intégrer peu ou prou dans Flaubert et de dire à sa manière : « Madame Bovary, c’est moi ». Mais surtout, en raison de l’extraordinaire stature de ce Viking pour qui il ne peut être de cercueil préparé à l’avance et qui a vécu en dénonçant par avance le siècle utilitaire où nous sommes, trop grand lui-même pour les I.S.A.I.E., trop indépendant pour les hiérarchies et dernier tenant des fureurs solitaires.

Alors, voilà, mon cher Renaudin, que vous faites, vous aussi votre accès flaubertiste. Est-il nécessaire, mesdames et messieurs, de vous présenter Renaudin ? Une ville, fût-elle Rouen, a toujours besoin d’une trentaine de fidèles qui ne sont pas fatalement les plus haut placés et qui entretiennent presque inconsciemment la chaleur d’âme de cette ville. Même quand ils n’aiment plus y vivre, ils y sont intégrés par toute leur chair. Ils la servent avec chacune de leurs actions. Comme M. Jourdain faisait de la prose sans, le savoir, ils font du Rouennais ou du Havrais ou du Parisien sans le savoir. Vous êtes de ceux-là, mon cher Renaudin, avec une passion cuite et recuite dont il n’est pas sûr que vous vous aperceviez vous-même.

Je me trouvais l’autre midi avec le romancier Étienne Gril, qui me parlait de Rouen, puis de la Dépêche, puis de cet étrange personnage dont vous avez fait « l’Ermite du Gratte-Ciel ». Étienne Gril vous rendit alors ce singulier hommage de vous couvrir d’injures, parce qu’après deux romans d’une telle qualité, vous avez cessé de publier d’autres romans. Je lui ai dit évidemment (et je défendais une autre cause) combien l’appel du quotidien vous détournait du définitif. Je lui ai dit, sans le convaincre et sans me convaincre moi-même, ce qu’il y avait d’enivrant justement à travailler à fresque, c’est-à-dire sur une matière qui n’est plus valable l’instant d’après.

Vous allez nous parler, mon cher Renaudin, de Lapierre. Voilà au moins un journaliste passé à la postérité, mais c’est précisément parce qu’il avait été l’ami de Flaubert.

Alors, voyez-vous, il me reste un espoir : celui que vous reprendrez un jour votre plume de romancier ; alors j’aurai, moi, des chances de passer à la postérité, puisque j’aurai été depuis toujours votre ami… C’est la grâce que je me, que je nous souhaite en vous donnant la parole.

Enfin, ce fut la conférence de André Renaudin, charmante, précise, objective, qui valut à notre ami les plus vifs applaudissements et que nous sommes heureux de pouvoir reproduire intégralement :

Notre propos est de vous parler de Charles Lapierre dans les rapports qu’il entretint avec Gustave Flaubert. Si nous connaissons Flaubert, nous ne savons en général que peu de choses sur Lapierre. Sinon que ce dernier fut le Directeur du Nouvelliste de Rouen. Encore que le respect s’attache, de manière naturelle, à la personne d’un directeur de journal — parce que l’on ne peut manquer de faire confiance à la personnalité d’un homme écrivant sur de nombreux sujets, — ce respect initial semble insuffisant à assurer fortement, après la disparition du journaliste, le culte d’une mémoire. Il convient d’entretenir ce culte. Et les écrits sur papier journal sont vite oubliés….

Le souvenir profond de Charles Lapierre ne leur aurait sans doute guère survécu, s’il n’avait été rattaché à Gustave Flaubert. Il a suffi que le nom de cet ancien confrère fût venu sous la plume de l’écrivain pour attirer l’attention. Il a suffi d’un petit ouvrage écrit par Charles Lapierre et publié après sa mort, brochure toute entière attachée à l’ermite de Croisset, pour assurer à son auteur la pérennité. Entre les milliers de pages écrites au jour le jour par le journaliste et publiées par le Nouvelliste, une centaine subsistent. O paradoxe ! Elles n’étaient cependant pas destinées à être placées sous les yeux du grand public.

Précisément, elles ne virent pas le jour dans les colonnes, ancien modèle et fort larges du Nouvelliste. Charles Lapierre les avait écrites pour lui-même, afin de fournir le témoignage qu’il désirait apporter à Flaubert son ami. L’auteur de Madame Bovary était mort depuis treize ans. « Treize ans se sont écoulés. Le 8 mai 1880, au matin, un exprès, venu de Croisset, m’apportait la triste nouvelle… ».

Charles Lapierre prit la plume dans le but « de rectifier de fausses appréciations, trop aisément acceptées à l’époque, par quelques esprits superficiels ».

Il ne désirait pas que l’on pût garder le souvenir injuste d’un homme « déchaînant sa colère, toujours emporté, toujours grondant ».

Il avait conscience de remplir un devoir d’assistance. Un extrait de ce texte étonna les confrères rouennais de l’époque et notamment ceux du Journal de Rouen. L’article fut, en effet, publié par l’important Journal des Débats dans son numéro du mardi 4 juillet 1893. Le feuilleton littéraire de la première page, tournant en seconde page, et présenté sous la même forme, en rez-de-chaussée, était intitulé : Gustave Flaubert, d’après sa correspondance, par Charles Lapierre. L’auteur prenait prétexte du « défaut » que présentait la correspondance publiée, laquelle était partielle. Selon l’opinion de Lapierre, Flaubert y était « caricaturé ». On pouvait le juger comme « un être fantasque, hypocondriaque insociable ». Le Journal des Goncourt en avait déjà fait « un géant hirsute, accablant, avec son gueuloir, la société d’invectives ».

« Un grand vigoureux homme, un peu carré, à grosses moustaches, l’air assez lourd, l’apparence d’un capitaine de cavalerie déjà fatigué et quí aurait pris des petits verres », nota Taine. « De la force et de la lourdeur, voilà le trait dominant de sa conversation, de son ton, de ses gestes. Rien de fin, mais de la franchise, du naturel. C’est un homme primitif, un rêveur et un sauvage ». Il a dit lui-même ces deux derniers mots.

« Après les moments de verve, les moments de dépression, il reste couché sur un divan, inerte, comme une bête horriblement triste. Dans sa jeunesse il a eu le spleen. Il marquait sur un calendrier un jour pour se faire sauter la margoulette ; puis, le jour venu, il reculait le cran. En somme, vous voyez, je suis encore sur mes quilles… Ceci donne le ton. Il a le style de Théophile Gautier, un peu gros et cru… ».

Nous aurions beaucoup à dire sur tous ces points et surtout combien Taine n’y avait pas vu grand-chose de vrai ; seulement une apparence.

Restait à mettre en lumière la « vraie correspondance », observait Lapierre ». Il y avait « un autre Flaubert ». Ce n’est pas aux amis de Flaubert, encore groupés en 1952, que l’on peut avoir l’outrecuidance de l’apprendre. La thèse du très regretté préfet Laumet, et nombre de travaux, ont fait justice de la figure fausse prêtée à l’ermite de Croisset. Charles Lapierre fut le premier à montrer la voie aux rectificateurs :

 « Ce n’est que lorsque certains tiroirs se seront ouverts que l’on pourra bien connaître le véritable Flaubert, celui dont Théophile Gautier disait priser si fort la fière allure et le robuste talent », concluait Lapierre.
Son amitié indulgente avait bien raison de manifester quelque hâte. Quarante-six jours après, Charles Lapierre décédait à Rouen, le 19 août de cette même année 1893. Le texte initial qu’il avait écrit ne fut cependant pas perdu. Il fut publié, cinq ans plus tard, en 1898, sur les presses de l’imprimerie Hérissey, à Evreux. Un des vœux de Lapierre fut ainsi comblé. Un autre le fut aussi : « Pour éviter tout soupçon de mercantilisme, ne pas mettre cette brochure dans le commerce », avait-il recommandé. Elle ne le fut pas.

Flaubert eût été sensible à un tel désintéressement réalisé à titre posthume ! Ce n’était qu’une brochure sans doute. Elle avait pour titre : Esquisse sur Flaubert intime. Néanmoins, elle n’a pas été écrite, ni imprimée en vain. Elle a duré. Les collections de Melle Dupic l’ont recueillie à la Bibliothèque de Rouen, sous le numéro m. 2663. Et si modeste qu’elle soit, mais charmante et parfumée d’amitié sur la base de l’estime intelligente, elle a assuré à nos yeux la renommée durable et méritée de Charles Lapierre. Non pas seulement comme ami, mais comme journaliste, sachant voir et sachant noter.

Dans l’article publié par le Journal des Débats, il n’avait eu garde d’oublier la description du corps le matin de la mort : « Quand j’arrivai dans son cabinet, il était étendu sur son divan, enveloppe dans sa longue gandoura de laine brune, comme endormi… ».

Et, sitôt après, un détail révélateur n’avait pas échappé au regard aigu :

« Sur sa grande table, parmi des feuillets noircis, je distinguai un papier timbré, indice muet mais significatif des embarras qui l’avaient suivi jusqu’à sa dernière demeure… ».

On s’aperçoit aussi en lisant la brochure que la rédaction est fidèle :

« L’ai-je assez de fois parcourue cette route de Rouen à Croisset qui débute par l’ennuyeuse avenue du Mont-Riboudet pour ne s’égayer que dans les prairies de Bapeaume, dont les senteurs, au printemps ou à l’automne, dédommagent un peu de l’atmosphère de terreau et d’engrais qu’on vient de traverser… ».

Nous qui sommes ici rassemblés, en évoquant Charles Lapierre, nous pénétrons la vision qu’il eut et qu’il nous laissa. Quelques mots, quelques lignes assurent ce relai entre le vivant d’hier et ceux que nous sommes, à près de soixante ans d’intervalle :

« Cette maison blanche de Croisset, adossée aux coteaux de la Seine, avec son gai jardin qui longeait la route, aboutissait à un pavillon, seul survivant…

» Avec quel plaisir, où il se comparait à un gros oiseau dans une cage, Flaubert s’installait dans ce grand cabinet de travail où il se sentait à l’aise au milieu de ses habitudes favorites ».

Lapierre cite Maupassant qui voit également Flaubert « revêtu de sa robe de chambre brune, enfoncé dans son fauteuil de chêne, à haut dossier, attelé à la besogne aimée et torturante… ».

Presque jamais, Flaubert, qui avait horreur du mouvement, ne descendait dans le jardin. Maupassant, cité par Lapierre, témoigne que, selon Flaubert « Pascal était venu jadis dans cette maison ». Il recense parmi le souvenir des objets, un pied de momie. Il ajoute ce détail qu’un domestique naïf avait, un jour, ciré ce pied de momie, « comme une botte ». Au point que l’objet était demeuré noir.

Charles Lapierre reprend le récit de Maupassant, donnant le détail bien connu :

« Les mariniers, sur la rivière se servaient comme d’un phare des fenêtres de Flaubert ».

Les habitudes de Flaubert ne passaient pas inaperçues. Ainsi, les dimanches, vers 10 heures, on pouvait voir un père, une mère et deux petits garçons assis sur le parapet de la berge à Croisset. Flaubert avait remarqué cette présence. Il en avait fait part à Lapierre. Celui-ci n’avait eu qu’un coup d’œil à jeter sur les visiteurs discrets. Vous pensez bien qu’un directeur de journal connaît les têtes des autres sur le bout de ses propres ongles. Il identifia les curieux et consigna l’anecdote :

« Il (Faubert) me les avait montrés et j’avais reconnu un ancien confiseur de la rue Grand-Pont ».

Amis qui m’écoutez, dont certains ont connu à Rouen le désastre des sinistres, excusez-moi si ce nom de la rue Grand-Pont vous émeut au passage. Et soyons reconnaissants à un vieux journaliste disparu de permettre cette évocation d’une rue en même temps que celle d’un temps d’autrefois. Certains d’entre vous évoqueront peut-être, en eux-mêmes, le nom de quelque confiseur de la rue ou de la place de la Cathédrale, tels, par exemple, Léopold ou Massouille. Sans prétendre le moins du monde qu’il s’agissait de l’un d’eux, je crois devoir citer ces noms pour la clarté de l’analogie. L’anecdote n’est pas terminée. En effet, Lapierre ajoute que la petite famille prenait le pavillon de Flaubert comme but de promenade. C’était sujet de récréation pour les petits garçons.

Leurs parents leur montraient l’écrivain en liberté. On suppose ainsi que dans la semaine, s’il leur arrivait de n’être pas sages, leurs parents devaient les menacer : « On ne te mènera pas voir dimanche M. Flaubert ».

Charles Lapierre fut témoin de la venue de George Sand à Rouen :

« Et qui les eût rencontrés, lui, avec sa forte carrure, le chapeau placé crânement sur ses longs cheveux ; elle, une bonne dame, un peu massive, à cheveux gris, n’eût certes pas reconnu deux maîtres du roman contemporain… ».

C’était beaucoup de les considérer d’égal à égal. George Sand, qui fit tant parler d’elle, n’a pas été oubliée. On peut cependant prétendre que ses livres sont beaucoup moins lus… Ce n’était pas à Lapierre de faire le partage entre les valeurs des deux écrivains. Un contemporain est excusable de faire preuve de quelque myopie. Il est déjà magnifique que le journaliste ne se soit pas trompé sur Flaubert. Citons-le avec plaisir en les suivant jusqu’à notre vieille foire Saint-Romain, à la baraque des marionnettes où l’on représentait : La Tentation de Saint-Antoine.

« J’ai encore devant les yeux la figure ahurie du père Legrain, l’imprésario bien connu de ce théâtricule, lorsque je lui confiai mystérieusement qu’il avait dans son auditoire l’auteur de la pièce. Il voulait, à toute force, l’annoncer ».

Cette anecdote, rapportée avec gentillesse, prouve que Charles Lapierre, directeur de journal, n’était pas dépourvu de fantaisie. Son attachement indulgent pour Flaubert le menait volontiers chez le père Legrain. Ce que j’ai rapporté de lui prouve également la sûreté de son jugement lucide. Non seulement, il fut un bon ami de l’écrivain, mais un ami qui poussa très loin, comme on l’a vu, le sens de sa fidélité clairvoyante. L’époque, après avoir été troublée, avait cessé de l’être. La monnaie était stable ! Les prix étant en valeur-or. J’ai noté, par exemple, ce libellé de deux annonces ; l’une émanait d’un tailleur de la rue Jeanne-d’Arc. Notre collègue M. Sénilh sourira sans doute en prenant connaissance de ce texte, tracé par un de ses anciens voisins :

« Costume complet, chez Crémieux, 76, rue Jeanne-d’Arc, depuis 35 francs ».

Il est probable que le prix n’était pas encore assez tentant au jugement de l’annonceur, qui avait ajouté, sans crainte d’enfoncer les prétentions de la concurrence : « Seule maison réellement sérieuse, pouvant bien faire… ».

Et plus loin, cette seconde annonce qui vous laissera rêveurs et dont je souhaite trouver bientôt le similaire dans les petites annonces de Paris-Normandie :

« À louer, présentement, maison et beau jardin, écuries et remise ». Si vous avez déjà la pensée du toit protecteur, j’ajouterai que cette maison se trouvait 9, rue Bertrand. En 1893, le propriétaire devait ailleurs éprouver quelque crainte de ne pas louer assez rapidement son bien. II donnait la précision de deux jours par semaine auxquels on pouvait se présenter pour visiter.

Pour achever de tracer une peinture légère de ce temps, situons-le en jetant un coup d’œil sur les pages du grave Journal des Débats. Les collaborateurs en étaient fort connus. Ils étaient renommés par le talent. C’étaient Jules Lemaître, René Bazin, Émile Faguet, René Doumic, Paul Leroy-Beaulieu pour la partie finances. Elle tenait un grand rôle. L’affaire de Panama remplissait les colonnes. En janvier, on venait de procéder à l’arrestation de Cornélius Herz. On pratiquait l’autopsie du corps du baron Reinach. Déroulède se passionnait pour la révision constitutionnelle. Le peintre Meissonnier exposait ses œuvres. Le 5 mars, on annonçait la mort de Taine, et le 18 mars, celle de Jules Ferry. Il y avait une crise ministérielle et Poincaré refusait, déjà, le portefeuille des Finances. Il y avait un mouvement social. Excusez-moi de vous rappeler que c’était la grève des transports. Celle-ci était pacifique. C’étaient les cochers de fiacre qui boudaient la clientèle. Le Journal des Débats s’intéressait à la mode, en perpétuelle jeunesse. Il avait une rubrique de sports, dans laquelle on annonçait, à côté des courses hippiques, les exploits des vélocipédistes. On créait Werther à l’Opéra-Comique et vous saurez tout en n’oubliant pas qu’un service de table comprenant 74 pièces pour 12 personnes ne coûtait que 19 francs.

En cette même année 1893, Charles Lapierre, ancien directeur du Nouvelliste, succombait le 19 août, à 3 h. 1/4 du matin, en son domicile situé alors 22, rue Nationale, où fut longtemps installé plus tard le magasin du Bon Génie. Étant né à Gisors le 21 mai 1898, il était âgé de 65 ans et bien atteint par la maladie. On se souviendra que l’article publié par le Journal des Débats datait du 4 juillet 1893, un mois auparavant. Nous ne savons si Charles Lapierre en avait éprouvé une grande satisfaction. Également, près d’un mois avant, il avait été frappé par un deuil infiniment cruel en la personne de son fils unique, décédé le 8 juin, à Plombières. Notre malheureux confrère ne devait pas se relever de ce coup. Le mal à évolution lente dont il souffrait s’était aggravé. Pour parler de son fils avec de vieux amis, il n’avait pas hésité à partir pour Le Havre, d’où il fut ramené au début du mois d’août. Il avait passé trente-six ans au Nouvelliste de Rouen (1856-1892), dont vingt-quatre comme directeur (1859-1892).Il avait épousé, le 30 septembre 1856, une des filles, du propriétaire, M. Rivoire.

« Nous ne saurions laisser partir, sans lui rendre un sincère hommage, ce confrère aimable, courtois et de grand cœur, comme nous en souhaitons beaucoup (sans beaucoup les rencontrer) au journalisme de notre époque », écrivit le Journal de Rouen, malgracieux pour la profession.

L’hommage était d’autant meilleur que le Journal de Rouen représentait la tendance plutôt républicaine ; le Nouvelliste avait été partisan de l’Empire. Charles Lapierre avait fait de brillantes études au Lycée Corneille, puis rédacteur au Moniteur du Loiret ; il avait défendu à Orléans la politique du Prince-Président. C’est là qu’il connut et se lia avec un jeune professeur, Charles Braine, dont il devait devenir le beau-frère, à Rouen.

Journaliste, Charles Lapierre fut courageux. La notice nécrologique du Nouvelliste de Rouen fait état des « déboires et des tracas qu’il eut à vaincre de la part de ceux mêmes dont il était le champion ». Ce qui n’étonnera personne. En 1869, longtemps auparavant, il avait été un collaborateur de Pouyer-Quertier, et plus tard, il mena une vive campagne contre les Traités de 1880. En 1870, le Nouvelliste avait été supprimé par l’autorité allemande. Il reparut à la veille des élections de 1871, à la condition de subir la censure de nos vainqueurs. Au reste, la presse avait été contrainte, dès 1850, à un régime rigoureux. La loi imposait que tout article de discussion politique, religieuse ou philosophique fût signé de son auteur. Un journaliste s’avisa une fois de faire précéder (et non suivre) son article de son nom. Il fut condamné. On ne voit pas la raison d’une telle exigence, la presse d’aujourd’hui ne faisant pas de différence entre la signature placée avant ou après l’article. Mais la Cour de Cassation s’était réunie pour juger qu’il y avait eu manquement à la loi.

Lapierre fut un excellent directeur, ayant su développer le nombre de ses abonnés, par rapport au Journal de Rouen. Il envoyait, chaque matin, à Paris, un rédacteur qui lui rapportait en fin d’après-midi les nouvelles que la presse parisienne n’avait pu accueillir à temps pour en insérer le texte.

Près d’un siècle plus tard, de nos jours, c’est encore ce qui se produit, ou à peu près. Avec cette différence que l’analogie s’applique aux informations de la nuit, venant de l’étranger, puisées ou aux comptes rendus parisiens ou en direct, à la source. Le Nouvelliste de Rouen était imprimé dans l’immeuble situé 1, rue Saint-Etienne des Tonneliers. Cette rue donnait alors rue Grand-Pont. L’immeuble a disparu depuis la dernière guerre. Il avait été profondément modifié dans sa façade par l’installation d’une maison de haute couture, la maison Wolf, mais, dans les étages, il y avait de vastes emplacements dont les aménagement n’avaient pas été transformés.

Charles Lapierre fut un directeur compréhensif, éclectique. Si nous regrettons aujourd’hui qu’il eût été conservateur par ses opinions, du moins, nous savons qu’il fut très souvent tolérant. Il était d’une grande bienveillance pour ses petits confrères. D’une bienveillance dont j’aurais souhaité avant la guerre trouver l’équivalent à l’égard du bébé Rouen-Gazette. C’est parfois chez les petits que l’on trouve les jugements les plus flatteurs. Quand ils sont favorables, ils sont réputés indépendants. Ils n’en ont que plus de poids. L’Écho de Rouen était un hebdomadaire littéraire, satirique et théâtral. En 1893, comme de tout temps à Rouen, il devait avoir quelque peine à subsister chichement. Au moment du décès de Ch. Lapierre, L’Écho de Rouen ne craignit pas cependant d’écrire :

« Nous-mêmes avons pu apprécier sa libéralité à la création de cette feuille à laquelle il assura le concours de ses collaborateurs. Aussi, nous avons tenu à rendre un dernier hommage à celui qui fut notre ami… ».

Le ton est touchant. L’hommage le fut aussi puisque le petit hebdomadaire publia un dessin grâce auquel nous avons pu conserver une image physique de Charles Lapierre, celle-là même que Paris-Normandie a bien voulu reproduire cette semaine. Charles Lapierre était d’abord sévère. Un nez en relief descendait dans le fourré d’une barbe courte, assez drue, en forme de sabot de cheval. Elle annonçait une belle carrière de barbes présidentielles semblables à la mode de Sadi-Carnot, qui tenait le sceptre élyséen depuis sept ans (1887), avant de le laisser échapper l’année suivante en cédant aux coups de Caserio, à Lyon. Cette barbe épousant la raideur du menton confondait ses ramifications supérieures avec les ramifications inférieures des cheveux. Ce n’était d’abord qu’un poil noir, apparemment devant le lobe de l’oreille pour devenir chevelure courte, elle aussi, autour d’un crâne dégarni sur sa pointe. La moustache forte de futur sous-officier était de chaque côté, retroussée, galbée, à la base du croc, puis amincie dans le bout en façon de flamme de bougie. Un petit œil de sanglier, sans doute vif, se voyait sous le sourcil épais.

Tel était l’homme. S’il paraissait dépourvu de fantaisie, ce n’était qu’une impression superficielle. On s’en apercevra par la suite. Le journal n’en était d’ailleurs pas dépourvu lui-même.

La presse d’il y a cent ans n’était pas toujours étroitement boutonnée. Nous n’en donnerons qu’un exemple. Il date de quelques années avant la venue de Charles Lapierre à Rouen :

« Depuis quelque temps, la dame M…, qui habite une commune du canton de Fécamp et dont le mari, charretier dans une ferme des environs, est presque toujours absent du domicile conjugal, ennuyée sans doute de la solitude de sa couche (l’auteur vise la personne de la femme et non celle du mari), allait presque toutes les nuits partager celle d’un sieur C… dit B…

» Aux représentations, que lui adressait la famille de son mari, la dame M… avait répondu naïvement qu’elle était ensorcelée et qu’une force irrésistible l’entraînait vers son amant. Et ses relations avec celui-ci de continuer de plus belle. Enfin, le mari, indigné par la conduite de sa femme et cédant à son irritation, se rendit, accompagné par son frère, pendant la nuit du 8 au 9 de ce mois, dans l’écurie où couche son rival. Les deux frères M… administrèrent à celui-ci une rude correction.

» Comme le sieur C… dit B… était seul dans son lit, la vengeance du mari, du point de vue légal, n’était point excusable, écrit sagement le rédacteur. Mais l’amant battu, comprenant sans doute qu’il y avait dans le fait des circonstances très atténuantes, n’a point cru devoir porter plainte ».

Nous ne croyons pas que la presse d’aujourd’hui consentirait à publier un récit d’une incidence si hardie. Y avons-nous gagné du point de vue de la moralité publique ? Si la presse est trop prudente, le cinéma ne l’est pas assez. L’écran de 1952 n’aurait rien à envier à cet extrait du Nouvelliste de Rouen, datant du siècle dernier, le 13 juillet 1852.

Lisant le Nouvelliste, Gustave Flaubert aurait pu y trouver la matière d’un conte, tel que Maupassant aurait pu le recréer. Et de cette femme ensorcelée faire une nouvelle héroïne ensorceleuse. L’époque n’était pas tellement ennuyeuse. Triste souvent, c’est certain, entre deux gaillardises. Il y a cent ans, rappelez-vous les souvenirs de ce que vous avez appris. On en était sous la férule gouvernementale du Prince-Président. En juillet 1852, il n’y avait point de fête nationale. Le thème était interdit, proscrit, passible de poursuites. Le Nouvelliste s’attachait à suivre la situation des travaux entrepris pour construire le tombeau de l’Empereur. Il était complaisant pour le pouvoir.

Le 26 novembre 1852, le journal publiait les résultats du plébiscite. En Seine-Inférieure, 163.602 oui contre 8.566 non, sur 216.207 inscrits.

Rien qu’à Rouen, sur 27.271 inscrits et sur 18.754 votants, une majorité absolue et significative : 16.231 oui contre une minorité mesquine de 2 239 non. Les opposants représentaient un peu plus du dixième des votants. Et la proportion témoignait cependant d’un certain courage par rapport aux résultats nationaux, les opposants du territoire entier ne représentant qu’un misérable pourcentage de trois pour cent sur les partisans. Ce fut longtemps le taux de la rente d’État.

Quelle terrible menace s’inscrivait dans les chiffres d’un tel scrutin ! Des, esprits avisés du point de vue politique y auraient lu clairement l’annonce de danger pour les libertés. Point Flaubert qui n’y pensait pas.

Point non plus le Nouvelliste, Lapierre n’y était pas encore. Mais Flaubert approchait de la trentaine.

Il y eut pourtant une ironie cruelle dans les faits.

« J’ai voulu que le corps politique issu comme moi du suffrage universel vint attester au monde la spontanéité du mouvement qui me porte à l’Empire », écrivait simplement le Prince-Président.

Et pour rassurer le bourgeois, il ajoutait :

« Le Gouvernement, vous le savez, ne fera que changer de forme… ! » De fait, ils disent tous ça en pareil cas. Le 2 décembre, le Prince-Président se proclamait Empereur. Le Président du Corps législatif lui adressait un grand discours :

« Sire, nous apportons à votre Majesté l’expression solennelle de la volonté nationale… ».

Ça ne vous rappelle rien ?

Les ascensions sont ainsi consacrées par la servilité de l’entourage. Au reste, le nouveau Napoléon III n’oubliait pas de cultiver ce que Pierre-René Wolf reproche aux États-Unis : les amitiés opportunes. Le premier senatus-consulte était pris pour élever trois généraux à la dignité de Maréchal de France.

« Considérant que l’habileté et le courage déployés pour la défense de l’ordre, dans les circonstances graves que nous avons traversées, sont des titres exceptionnels à la reconnaissance publique… » disait le texte.

Et le bon Nouvelliste opinait sous la signature Gustave Claudin :

« L’Empire est rétabli. L’anarchie ronge son frein. La France respire », écrivait l’éditorialiste du 7 décembre 1852.

Après quoi, les lecteurs de la feuille se consacraient à l’importante question du remorquage en Seine, qui faisait l’objet d’un article, non moins important pour eux, paru sous la même signature, dans la colonne voisine.

Quatre ans plus tard, François-Charles-Ferdinand Lapierre épousait à Rouen, le 30 septembre 1856, Marie-Valérie Rivoire, l’une des filles du Directeur du Nouvelliste de Rouen. Il n’avait que vingt-huit ans, mais l’expérience prouve que s’il avait eu le goût de demander la main de Marie-Valérie, il avait aussi le goût de l’œuvre littéraire. Le 9 novembre 1856, le jeune Charles Lapierre signait le bulletin du jour dans le journal. Mais sans que son choix eût été indiqué par quoi que ce fût, on peut dire qu’il signait aussi le feuilleton de première page. À cette même date, le journal commençait, en effet, la publication de Madame Bovary. Le titre du roman était suivi par la mention, entre parenthèses : « Mœurs de province ». Aucun chapeau n’avait été publié. On pénétrait tout de go dans le texte de Gustave Flaubert. Une seule réserve prudente était prise. À la suite de la signature « Gustave FLAUBERT » se trouvait la mention : La Revue de Partis, pour indiquer le caractère simultané de la publication avec ce périodique. Sage précaution ; elle avait l’avantage de pas singulariser le Nouvelliste. De fait, le 14 décembre 1856, le journal devait interrompre la publication, à peu près au passage des « Comices », et il pouvait, en toute liberté, ne pas apparaître comme étant trop timoré par rapport à la Revue de Paris. Voici comment Lapierre se tira de ce mauvais pas en écrivant l’avertissement suivant :

 « Nous prenons le parti d’arrêter, après ce numéro, la publication du roman de Madame Bovary, parce que nous ne pourrions la continuer sans espérer plusieurs retranchements ; la direction de la Revue de Paris a cru devoir faire des suppressions et, de plus, nous avons appris qu’il s’élève des difficultés, entre elle et l’auteur du roman ».

Nous lisons même dans un journal que :… «  vendredi, les parties sont allées en référé… ».

Gustave Flaubert n’en avait pas tenu rigueur à Charles Lapierre ; mais bien que l’écrivain n’ait jamais témoigné beaucoup de sympathie pour les interviewers qui venaient lui poser des questions baroques, nous sommes heureux de remarquer que dans notre bonne ville de Rouen, un journaliste normand, avec quelques amis, a sauvé Rouen de l’opprobre qui se serait attaché à une incompréhension noire, totale et ignominieuse. Il a su prendre garde à ne pas commettre le péché d’orgueil intellectuel, celui qui ne pardonne pas !

L’Empire, c’était la guerre. Comment Flaubert, comment Lapierre ne s’en sont-ils pas aperçus ! Si le premier vivait du moins comme un ermite acharné à sa proie de travail, Lapierre lisait les dépêches et il les commentait. La fièvre impériale l’aveuglait sans doute. Il était prisonnier de son dévouement politique.

L’année terrible survint.

Flaubert s’était vu dans toutes les attitudes du vaincu devant l’invasion triomphante : « tantôt expirant sur un monceau de cadavres après une lutte acharnée, tantôt attaché à un arbre devant les ruines fumantes de sa maison… ».

» Les Allemands s’approchaient de Rouen et la banlieue présentait plus de dangers qu’une grande ville à l’heure de l’occupation prévue. Sur nos instances, Flaubert vint habiter quai du Havre avec sa vieille mère qu’il adorait, l’appartement de sa nièce, alors à l’étranger ; car celui dont certains se sont plu à faire un type de fantaisie ; toujours hérissé, fulminant, invectivant, dégoûté de lui et des autres, était le meilleur des fils,

» À côté du Saint Polycarpe accidentel, il y avait l’homme bon, simple, affectueux, ayant le culte de la famille. À quelque heure qu’il rentrât, il ne se couchait pas sans pénétrer sur la pointe du pied chez sa mère qu’il embrassait et qui murmurait en poursuivant son sommeil : « Bonsoir, mon Gustave ».

» Chaque jour, à Croisset, après son déjeuner, il allait s’asseoir sur un banc devant la maison, à côté de Julie, la vieille bonne aveugle qui l’avait élevé. Il causait avec elle du passé, de son enfance, et comme elle avait la mémoire très lucide, elle faisait revivre tous les personnages de l’ancien Rouen, ceux qui s’étaient trouvés en rapport avec son père le chirurgien renommé. Aussi était-il fort intéressant à entendre, lorsque lui-même évoquait ces souvenirs avec l’avocat Revelle qui savait par cœur les originaux rouennais depuis 1830.

» Il était aimé de ce petit personnel familial qui l’entourait. Qu’auraient dit ceux qui se le représentaient comme une sorte d’Antéchrist, s’ils avaient vu ce bon Monsieur Flaubert, vêtu d’une chaude douillette qui lui donnait « un chic ecclésiastique », conduire les domestiques de la maison à la messe de minuit, le jour de Noël.

» Il y avait certes un autre Flaubert, que celui qui nous est ainsi montré » insiste Charles Lapierre, « un Flaubert délicat, sensible, dévoué à ses amis, bon jusqu’à la faiblesse ». Il en trace ainsi un portrait dont tout homme voudrait bien qu’on pût le tracer de lui sans toutefois le mériter trop souvent, il est vrai. Mais personne n’y pense, heureusement ! La vie deviendrait impossible s’il fallait ne pas croire aux aspects superficiels des êtres. Mais enfin Flaubert, cet ingénu, était ainsi. Il se battit pour ses amis. Il se battit pour célébrer la mémoire de Bouilhet. Il se battit pour ceux qu’il aimait. Il était toujours prêt à entrer dans la bagarre des idées. Sa correspondance en fait foi. C’est une qualité qu’on ne peut lui nier. Elle n’est pas celle de tout le monde.

« J’ai un gros chagrin », écrivit-il à Lapierre. « Émile me quitte ». Émile, c’était son domestique. Je crois bien que c’était celui dont il parle dans sa correspondance et qui fut affligé à un certain moment d’un ver solitaire. Flaubert tenait beaucoup à Émile. Mais Émile ne tenait plus à son maître. Et je vous donne en mille le motif de son départ. Si on ne le tenait de Flaubert lui-même écrivant à Charles Lapierre, on n’y croirait pas.

Émile prétendait que Flaubert « n’était pas gentil avec lui ».

Rien qu’à l’énoncé d’un tel grief, il y avait de quoi ruiner la réputation dont Lapierre s’était institué le défenseur. Flaubert ne connaissait, disait-il, que Tourgueneff pour être plus faible que lui. C’était un autre géant à la voix douce. Il déclara un jour à Lapierre qu’il se faisait toujours l’effet d’un gros poulet lâché à l’aventure dans le monde.

Sa bonté, dans certains cas, eût pu être taxée de faiblesse, s’il ne s’y fût mêlé une certaine curiosité indulgemment philosophique. J’ai parlé du domestique qui avait ciré un pied de momie. Il en eut un autre dont les incartades ne manquaient pas de saveur. C’est lui qui, amoureux d’une femme de chambre de Me de Tourbey, lui avait envoyé un exemplaire de Madame Bovary, avec cette dédicace étonnante : « À Mademoiselle Jeanne, offert par le domestique de l’auteur ».

À Paris, le même domestique, étant rentré fort ému et sans doute éméché, s’était affaissé en regagnant sa chambre. Flaubert lui adressa de violents reproches. Alors, l’autre :

« Au lieu de se faire du mal, Monsieur ferait bien mieux de me retirer mes bottes pour que je puisse me coucher ».

On le sut par Flaubert. Il était tout surpris lui-même de l’attitude qu’il avait eue. C’est en effet sur le ton d’un étonnement qu’il ajoutait :

« Et je les retirai ! »

Au début de cette occupation allemande, Flaubert était inquiet. Son ami le représente allant souvent du quai du Havre aux bureaux du Nouvelliste, rue Saint-Etienne des Tonneliers. Cette rue fut sans doute prédestinée à accueillir des journaux. C’est là que, plus tard, s’installa la Dépêche de Rouen, dans son hôtel. Il y avait une différence de républicanisme entre les deux feuilles. La première étant d’empire avant d’être discrète à cet égard ; la seconde étant l’organe de la démocratie républicaine, vers 1880. Le Nouvelliste prenait jour tout à l’entrée de la rue, côté des numéros impairs, face à ce qui devait devenir le grand magasin des Nouvelles Galeries. La Dépêche était en face, mais plus loin, au numéro 20 bis. Flaubert venait donc souvent rue Saint-Etienne des Tonneliers. Je ne l’aurais pas soupçonné, et j’avoue pour ma part que je ne me serais jamais attendu à rencontrer son ombre en sortant de la rédaction de la Dépêche. À cette époque de l’occupation, il quittait le Nouvelliste pour se rendre chez M. Lapierre, qui habitait alors rue de la Ferme, et ne devait déménager que quelques années après pour aller habiter rue Nationale.

Flaubert était confiant, et partant, crédule ; ingénu, remarque son ami Lapierre, à qui il conta un jour qu’un corps d’armée s’était échappé de Paris, qu’il venait à Rouen pour dégager la ville et qu’il se trouvait à Vernon. Lapierre était peu convaincu. Il avait coutume de n’admettre, comme tout bon journaliste, que des éléments généralement discutés ou recoupés. « D’où vient ce précieux renseignement ? » demanda-t-il enfin.

« Du laitier », lui répondit Flaubert.

Malgré la rigueur du moment, Lapierre n’avait pas pu échapper à une forte envie de rire. Néanmoins, il s’était contenu et il rapporte s’être écrié :

« Du moment que c’est le laitier… ! »

Flaubert était affecté par la situation. Il ne travaillait plus.

Ses amis ne trouvèrent qu’un remède à lui conseiller. Ils lui prêtèrent la collection du Tour du Monde. Il paraît, d’après Me Flaubert mère, « que cette lecture, à la fois attachante et calmante, ramenait l’équilibre dans son esprit », comme dans celle d’un gosse.

Charles Lapierre témoigne que l’écrivain se livrait à des excès de travail par lesquels il déclare que Flaubert « se brûlait le sang ». Sa santé en souffrait. « La face rubescente, ses beaux yeux bleus comme aveuglés par le blanc cru du papier, il lui fallait, bon gré mal gré, s’arrêter ». Il en eut des boutons de fièvre dans le dos. Il consulta un médecin qui lui tenait la théorie, dont il était l’auteur, sur les petites causes et les grands effets.

« Vous perdriez votre talent », lui dit-il. Rappelez-vous que Bonaparte, guéri de la maladie de peau qu’il avait contractée au siège de Toulon, s’écriait plus tard, à l’heure de la mauvaise fortune : « Ah ! je le sens bien, je n’ai plus cette âcreté du sang qui me faisait remporter la victoire… ».

Il y avait de quoi en appeler à la bêtise humaine. Flaubert ne crut pas un mot de ce discours. Lapierre rapporte qu’il prit des bains de Seine et qu’il ne perdit rien de son talent.

Il ne faut pas croire que Flaubert passait tout à ses amis, même lorsque l’un de ceux-ci était un directeur de journal. Lapierre reçut ainsi, le 27 mai 1871, une lettre fort vive de l’écrivain. Il la qualifia d’« objurgation foudroyante ». Un des rédacteurs du Nouvelliste avait malmené Victor Hugo « considéré comme homme politique ».

« Mon cher ami, votre feuille me paraît être sur une pente ; et même, elle descend si vite que votre numéro de ce matin m’a scandalisé.

» Le paragraphe sur Victor Hugo dépasse toute mesure : « La France a cru pouvoir le compter parmi ses plus puissants génies ». À cru, est sublime ! Cela signifie : autrefois, nous n’avions pas de goût, mais les révolutions nous ont éclairé en matière d’art, et définitivement, ce n’est qu’un piètre poète et « qui a eu le talent de se faire des rentes (vous en voulez donc à l’argent maintenant ; à qui se fier ?) avec des phrases sonores et des antithèses énormes. Faites-en de pareilles, mes bons !… »

Il est fort désagréable pour un directeur de journal de recevoir une telle réclamation. D’autant qu’il s’y ajoutait des considérations peu indulgentes :

« En un mot, mon cher Lapierre, je suis épouvanté par la rédaction qui s’avance ! Sans vous en apercevoir, vous lui tendez, de loin, la main… ».

Il faut dire aussi qu’il y avait dans la lettre un passage adoucissant : « Voilà trop de littérature ; pardon, mon cher ami… ». Il y avait d’ailleurs de quoi contenter le rédacteur vindicatif : « La sottise du père Hugo me fait bien assez de peine sans qu’on l’insulte dans son génie ».

Et puis, il y avait la preuve de la sincérité dans l’outrance, car la lettre se terminait ainsi :

« À bientôt. Le chagrin me ronge ; je vous serre la main très fort ».

Fort heureusement, toutes les lettres reçues par les rédactions de journaux n’indiquent pas que leurs auteurs sont si fort rongés par le chagrin. Lapierre ne s’offusqua pas. Il rangea la lettre dans le tiroir du collectionneur.

Témoin attentif des faits et gestes de Gustave Flaubert, Charles Lapierre ne pouvait être qu’un conseiller averti au moment où Flaubert écrivit une pièce dont le thème était voué aux candidatures des hommes politiques. Le Candidat représentait un chef de famille laborieux, « pris dans l’engrenage électoral », venant, après avoir été élu député, à « jeter par-dessus bord » tous les siens qu’il immolait (au figuré) à son ambition. C’était bien une pièce du temps. La République, toute jeunette, ne devait son existence qu’à une seule voix. Rien d’étonnant à ce que le régime fût discuté. Rien d’étonnant non plus à ce que Charles Lapierre pût satisfaire ses tendances et laissant abîmer un système. La pièce n’était pas encore écrite que son sujet en était connu. Un auteur dramatique parisien en fut informé, et désireux de tenter sa chance avec un collaborateur de la taille de Flaubert, il vint à Rouen consulter Lapierre pour faire ses offres de service à l’ermite de Croisset, en qualité de « charpentier expert ». La charpente mène à tout, comme on le voit. Lapierre savait son Flaubert susceptible, ce qui est un bien vilain défaut. Mais Flaubert était plus ombrageux que susceptible. C’est pourquoi Lapierre dissuada la candidature de l’expert charpentier.

« En forçant la consigne », insista l’autre.

« Oh ! Il vous jetterait dans la Seine ! »

L’expert dut être satisfait ensuite de ne pas avoir été mené à ce naufrage. Ce n’était pas celui de la Seine. Ce fut celui du théâtre. Lapierre avait l’expérience des candidats ; les hommes politiques fréquentent, on ne sait vraiment pourquoi, les directeurs de journaux. Flaubert lisait des scènes à Lapierre.

Et celui-ci se retenait pour ne rien dire :

« …Je percevais avec tristesse la monotonie de l’action, et je ne sais quoi de vieillot dans l’intrigue », en écrivit Lapierre.

Il ne fut pas plus audacieux lorsqu’il assista à une lecture faite par Flaubert à Carvalho, qui dirigeait le théâtre du Vaudeville, en plein boulevard, là où s’élève actuellement, à Paris, le cinéma Paramount. Carvalho et Lapierre firent des suggestions présentées sous la forme de « souhaits timides ». Flaubert résistait. Il était « attristé ». « J’aime mieux qu’on ne joue pas ma pièce », disait-il. Il eut trop de superbe dans ce nouveau métier dont les lois sont différentes de celles du roman. Ce n’est pas la plume qui compte ; c’est le mouvement théâtral. Flaubert aurait aussi bien fait de persister et de vouloir, dès le début, que l’on ne joue pas sa pièce. Elle n’eut que quatre représentations, Raoul-Duval, assistant à la première, contait que la « maréchalerie de l’école littéraire avait beau applaudir, c’était navrant ». Il ajoute que le public n’était pas hostile, mais « morne et tristement étonné ».

Charles Lapierre avait du mérite à être ainsi compatissant. Il n’aimait pas la République. Nous n’en citerons que deux exemples. Ils sont extraits du Nouvelliste de Rouen, en 1873.

Le 19 mars, après la libération du territoire, un mot aigre-doux que l’on dirait à peu de chose remplacé dans notre propre actualité :

« Les Républicains se donnent beaucoup de mouvement pour tâcher de faire croire qu’ils ont tout le mérite de la libération du territoire… ».

Oh ! Monsieur le Directeur !

C’est grand dommage pour sa mémoire. Mais elle ne saurait avoir, à cet égard, de circonstance atténuante. Le 28 avril, on lisait :

« …Quelqu’un demandait pourquoi le citoyen Gambetta qualifie de presse immonde, les journaux qui ne sont pas de l’avis de la République Française. Sans doute, fit quelqu’un, nomme-t-il ainsi les journaux conservateurs, parce qu’ils ont le courage de mettre parfois le nez dans, les ordures de la radicaille… ».

Il y eut une élection retentissante, celle du citoyen Barodet, qui était républicain.

« Qu’est-ce que Barodet ? demandait le journal qui ajoutait, en manière de réponse : « C’est la révolution ! »

Mais cela ne retire rien au goût dont firent preuve Charles Lapierre et son beau-frère Braine pour les œuvres de Gustave Flaubert. Le 27 novembre 1862, le journal publiait des bonnes feuilles de Salammbô.

Le texte fort court du commentaire était un éloge vantant « l’alliance si difficile du roman et de l’histoire ».

Peu nous importe, en définitive, l’opinion politique de Charles Lapierre. Nous sommes retenus seulement par l’opinion littéraire. Parlant de Salammbô, il écrivit, beaucoup plus tard il est vrai, que la guerre de 1870 fit à Flaubert : « L’effet de l’écroulement d’un monde ». Le directeur du Nouvelliste, examinant alors le cas de Salammbô, eut une pensée audacieuse, puisque Salammbô est antérieur de huit ans à la guerre :

« …Il semblait, écrivit-il, que son intuition de poète lui eût fait prévoir ce choc d’un peuple militarisé et surexcité par des convoitises brutales contre une nature amollie par une civilisation byzantine ».

Flaubert a-t-il vu les choses de si loin et de si haut, autrement que par l’indulgence complaisante de Lapierre ? Ne peut-on plus simplement s’en tenir à sa vieille hargne qui lui faisait considérer les Carthaginois comme les Rouennais de l’Antiquité !

Revenons à Taine : ce que ce dernier écrivit eût fait sauter en l’air sinon Flaubert, au moins Lapierre. C’est à propos de Salammbô :

« Ma thèse est de lui dire (avec des ménagements) que son style s’écaillera, que la description sera inintelligible dans cent ans, qu’elle l’est déjà pour les trois-quarts des esprits, que la narration et l’action, comme dans Gil Blas ou Fielding, sont les seuls procédés durables…

… « Toujours est-il que c’est de la littérature dégénérée, tirée hors de son domaine, traînée de force dans celui de la science et des arts du dessin.

« Bien des petits traits le prouvent, il a fatigué son intelligence, il l’a pressée comme un citron, il en est devenu nerveux comme une femme, lui si fort, si bien musclé… ».

Le plus écaillé des deux n’est pas celui qui le pensait, pouvons-nous ajouter. C’était un homme très important, philosophe et historien, tandis que le bon Flaubert travaillait pour la gloire. Madame Bovary lui a rapporté trois cents francs (or) de… dettes. Aujourd’hui, le petit Taine est devenu un petit homme, et c’est Flaubert qui a grandi loin de ce trou de serrure par lequel Taine voulait le condamner à passer, à perpétuité.

Le distingué conférencier narra alors à l’auditoire ravi la farce faite en son temps par Lapierre à Flaubert — anecdote racontée lors du Centenaire, en 1921, par Jean Revel, et que nous reproduisons plus haut dans l’article : UNE FARCE JOYEUSE DE FR.-CH. LAPIERRE À GUSTAVE FLAUBERT, par Jean Revel.

Puis il reprit :

 

Polycarpe ! Sacré Polycarpe, écrivait Flaubert à la façon d’un mot appris dans un sens intelligible pour quelques personnes seulement.

Polycarpe, c’était le surnom de Flaubert, parmi ses intimes.

Je vous convierai donc à fêter aujourd’hui ensemble la Saint Polycarpe, en évoquant les amis de Flaubert, groupés, autour de l’écrivain, pour lui souhaiter cette fête qu’ils avaient inventée pour les besoins de la cause.

Las amis de Flaubert ? Quels étaient-ils donc, hormis Charles Lapierre et sa femme, les Lapierre, ainsi que les nommait l’écrivain de Croisset ? Avec eux, il y avait le ménage Brainne. Charles Brainne était rédacteur au Nouvelliste. C’était un universitaire. Il était originaire de Gisors, lui aussi, où il était né en 1825. Il avait connu Lapierre dans le Loiret. Ils se battaient pour la cause du Prince-Président. Il mourut fort jeune, et c’est sa veuve qui devint ensuite l’amie de Flaubert.

Charles Brainne, étant encore professeur, avait été envoyé en disgrâce à Alençon. Sans doute à cause de ses opinions politiques. C’était un garçon bouillant et spirituel.

Arrivé à Alençon, il avait envoyé un mot au Cabinet du Ministre. Un mot ironique et fort bref, irréprochable dans son emploi, mais aisément contestable quant à son opportunité hiérarchique. « Point d’Alençon », avait-il écrit, et il avait signé « Charles BRAINNE ». Ce fut sa manière, espiègle, il est vrai, de donner de ses nouvelles.

Les amis ? C’étaient le docteur Pouchet, directeur du Muséum de Rouen ; un savant homme. Malheureusement, un peu sourd. Il donnait des dîners où, d’après Lapierrre, on traitait tous les sujets de nature à passionner l’esprit. Comme il était dur d’oreille, on devait élever la voix. À se mettre au diapason de ce dialogue de sourds, on s’animait vite, et Flaubert disait qu’il était, chez Pouchet, « gris dès le potage » à cause du ton des conversations, et de leur vivacité.

Il y avait Raoul-Duval, Cordier, Georges Pouchet, qui était professeur au Muséum de Paris ; Alfred Baudry, qui finit ses jours en qualité de bibliothécaire ; le docteur Pennetier et, au début, Louis Bouilhet, que Flaubert appelait amicalement « sa conscience ».

Aux amis cités par Lapierre, René Dumesnil ajoute, dans son Gustave Flaubert, M. Boisse, qui était, s’il vous plaît, conseiller à la Cour. Il parle aussi des trois anges.

Les trois anges, c’étaient les deux filles de l’ancien propriétaire du Nouvelliste, M. Rivoire, lesquelles avaient épousé, on le sait, l’une Charles Lapierre, la seconde Charles Brainne. C’était aussi une actrice fort connue, Me Pasca.

Me Pasca était originaire de Lyon, où elle était née en 1835. Elle se nommait Marie-Angèle Séou et était devenue, par mariage, Me Alexis Pasquier. Elle avait débuté au Gymnase en 1864 dans le rôle de la baronne d’Ange, personnage de la pièce Le Demi-Monde. Elle avait eu son portrait peint par Bonnat et c’était motif de plus pour affirmer sa notoriété. Nous ne dirons pas comment elle avait connu Flaubert, sinon par Me Brainne. Cette dernière était aussi une relation très suivie de Flaubert, et la bibliothèque de Rouen détient le trésor d’une trentaine de lettres qu’elle adressa à l’ermite de Croisset.

On peut consulter aussi, à cet égard, la brochure laissée par le très regretté et érudit Dr R. Hélot : La Fête de Gustave Flaubert (le texte a été extrait du Bulletin de la Société archéologique et historique et publié en janvier 1905, en édition supplémentaire, par Lefebvre et Ducrocq, rue de Tournai, à Lille).

On consultera, en outre, les notices publiées par Georges Dubosc,

dans le Journal de Rouen, 2-25-29 juin 1914, 1er et 2 juillet 1914. Ceci indiqué ici pour mémoire.

Bornons-nous à retenir de la petite polémique intervenue entre Georges Dubosc et Georges Le Roy, qu’il y a des probabilités en faveur des dates suivantes : La Saint Polycarpe aurait été fêtée le 27 avril 1877, comme elle le fut le 24 avril 1879 et enfin le 27 avril 1880.

Or, à la date du 11 janvier 1877, Flaubert écrivit : « C’est le 26 janvier la fête de Saint Polycarpe. Je la fêterai mentalement, étant un saint moi-même ».

Cela signifiait que l’on ne tenait pas beaucoup à la date, qu’il y en avait plusieurs au choix et que cela n’avait, en définitive, aucune impor-tance, comme on le verra.

Écoutons donc les vers badins rédigés en personne par le grave conseiller Boisse vraisemblablement, en 1879, selon René Duménil, et mis sur les lèvres dévoreuses de la brillante et délurée Me Pasca :

Monsieur Flaubert, en ce beau jour de fête,

Retrempez-vous dans l’ sein d’ vos amis.

Pour que d’ leurs vœux, elle soit l’interprète,

Ils ont fait v’nir une artist’ de Paris.

Vers de circonstance. Ils sont dits sur le ton familier, bon enfant, avec l’accent de l’affection. Il y a en tout neuf quatrains. Le second précise l’objet de la petite cérémonie :

Monsieur Flaubert, votre patron se nomme

Saint Polycarpe, un saint bien distingué.

On dit partout que c’était un brave homme,

Mais il paraît qu’il n’était pas bien gai.

Il s’écriait, ce pauvre Polycarpe,

« En ce bas monde, tout va de mal en pis ! »

Et cependant, il pince de la harpe

Tout comme un autre, au sein du paradis.

Monsieur Flaubert, vous ferez d’ la musique

Aussi, là-haut, quand vous serez péri !

Car vous avez un chic ecclésiastique

À faire dresser les cheveux d’ Jules Ferry.

Nous ne dirons pas tout. La dame Pasca souhaitait à Flaubert de couler des jours prospères et que mille fleurs naissent « dessous » ses pieds. Elle n’oubliait pas non plus la France « notre Mère à tous », disait la jolie bouche de l’actrice.

Le reste finit assez pauvrement, non sans que l’on ait fait allusion « à un hommage plus brillant » tel qu’aurait pu le rendre « Madame Sarah Bernhardt ». (On n’en était pas encore au temps de Me Cécile Sorel. Sarah Bernhardt était en pleine gloire). Et l’orateur féminin concluait :

N’ dédaignez pas celle qui la remplace.

Depuis huit jours, son temps ne s’ pas’ qu’à

Faire du trapèze, prendre des douches à la glace,

C’est vot’ servant’, c’est Me Pasca.

On conçoit qu’un nom d’une telle consonance ait été employé avec précaution par le bon ami Boisse. Par égard pour la rime, sinon pour l’harmonie, il avait été contraint à terminer le second vers du dernier quatrain par cet appel généreux autant que barbare :

Depuis huit jours, son temps ne s’ pass’ qu’à : deux élisions hardies pour les oreilles d’un maître de la langue française. Au témoignage de Charles Lapierre, Flaubert s’en pourléchait par avance les moustaches. « La pensée de cette fête lui rendait tout travail impossible pendant les jours qui la précédaient », a noté le docteur Hélot.

Vint le tour de Lapierre. Il lui fallait amuser l’antibourgeois. Et l’on se doute que le procédé le meilleur fut de s’exprimer comme un bourgeois. « Mon cher ami », dit-il. Rien de grave jusque là. Mais tous ceux qui étaient présents avaient en tête les idées de Flaubert. Mieux que personne, Lapierre les connaissait. Il a raconté l’anecdote d’un voyage de Flaubert à Dieppe, dans un compartiment où trois industriels avaient pris place. Parmi eux, M. Cordier, futur sénateur, bien connu de Flaubert. M. Cordier ayant lu Salammbô qui venait de paraître, eut l’idée malencontreuse de demander comment il se faisait que Carthage, ville cependant puissante et capitale d’une grande république, ne fût plus que ruine.

— Tu veux le savoir, ô Cordier, dit Flaubert (d’après Lapierre). C’est qu’à Carthage, ils faisaient tous de la rouennerie.

Nous n’avons pas besoin de souligner que Flaubert n’aimait pas les affaires. Et encore moins ceux qui les pratiquaient. Il eut certes des ennuis matériels, mais rien qu’à l’idée de remplir une place, quelle qu’elle fût, il s’affairait : « Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit », confia-t-il à Charles Lapierre.

— Dès le lendemain, je me ferais flanquer à la porte pour insolence et insubordination.

En 1877, année de la première Saint Polycarpe, la lettre foudroyante qu’il écrivit au Conseil Municipal de Rouen datait de cinq ans :

« Conservateurs qui ne conservez rien… Avant d’envoyer le peuple à l’école, allez-y vous-mêmes !… »

Rien d’étonnant à ce que la Saint Polycarpe eût fourni une situation comique, précisément par le recours à la culture des poncifs, sous couvert des corps constitués et même de la municipalité de Rouen.

Mon cher et grand ami, déclara donc Lapierre :

— C’est au nom de la municipalité (premier élément comique pour Flaubert), de l’Académie de Rouen (Sciences, Arts et Belles-Lettres) (énumération figurant entre parenthèses), de la Société Libre d’Émulation de la Seine-Inférieure et du Comité Rouennais de la Basse-Seine, ainsi qu’au nom de l’Industrie Textile et de la Marine Marchande, que je viens, à l’occasion de la Saint Polycarpe, vous exprimer les vœux que forme pour votre santé toute une généreuse population, fière de vous compter au nombre de ses enfants…

Charles Lapierre ne manquait pas de toucher son but en regrettant « qu’il vous répugnât de vous distraire de vos études littéraires pour reporter sur les questions pratiques tout l’effort d’une intelligence d’élite ». Il n’omettait pas de nommer les endiguements de la Seine, l’assainissement du quartier Martainville, quartier appelé par Flaubert « l’ignoble petite Venise », l’élargissement de la rue Grand-Pont (on en parle encore aujourd’hui) et, ce qui est toujours d’actualité, « l’agrandissement des quais ».

 » Puisse un jour s’effacer vos griefs contre une population repentante.

Puisse un mot de pardon, tombé de votre bouche, hâter l’heure de cette réconciliation suprême où, dans un banquet solennel au Tivoli-Baubet, on verra le Maire de Rouen et les délégués de la filature, du tissage, de la rouennerie, des produits chimiques, du gros et du demi-gros, abjurer leurs erreurs, livrer en holocauste à votre colère comme victimes expiatoires Nion, Decorde et Nétien (c’était le Maire), brûler ces livres de commerce sur des autels improvisés et entonner, avec accompagnement de l’excellente musique du 24e de ligne, un hymne à l’Art pur et aux sentiments désintéressés ».

Le directeur du Nouvelliste ne craignait pas non plus d’employer des formules toutes faites et que l’on avait pu lire sans doute dans les colonnes de son journal. Il avait l’ironie légère et il ne craignait pas d’ajouter :

« C’est alors que dans la nouvelle Arcadie rouennaise auront disparu les temples élevés au dieu du Coton et au Veau d’Or… »

Le dieu du Coton ! le Veau d’Or ? A-t-on jamais entendu un directeur de journal s’exprimer en termes si brutaux ? Et à Rouen encore ? Il fallait que Charles Lapierre eût la certitude de n’être point mis en cause par quelque bavardage intempestif.

Flaubert était tout heureux. Nous le sommes nous-mêmes et si longtemps après. Vous le serez peut-être davantage en vous souvenant des circonstances dans lesquelles Flaubert avait été ainsi amené à changer un prénom qu’il jugeait « trop bourgeois ». D’abord parce qu’il n’avait qu’un seul prénom, contrairement en cela à son père « Achille-Cléophas », que l’on nomma trop souvent par erreur « Théophile et Cléopâtre ».

Saint Polycarpe avait une signification. Il avait certes été inventé par les amis de Flaubert : Lapierre et Boisse. Le premier l’a raconté, décrivant Flaubert, qui survenait au domicile parisien de Me Brainne, sa belle-sœur. Il déroulait une vieille gravure achetée sur les parapets du quai Voltaire. Elle représentait Saint Polycarpe, la figure de trois-quarts, la barbe en coup de vent, les mains levées au ciel, avec cette légende :

— Mon Dieu, mon Dieu, dans quel temps m’avez-vous fait vivre !

Flaubert avait pris l’adjuration pour son compte ; mais à cause des temples élevés au dieu du Coton et au Veau d’Or, il ne lui donnait, sans doute pas, la même signification que le vénérable évêque de Smyrne qui mourut en martyr.

Lettre de Flaubert, 27 avril 1880 :

Je suis tout ahuri de la Saint Polycarpe. Les Lapierre se sont surpassés ! J’ai reçu près de 30 lettres, envoyées des différentes parties du monde ! ! Et trois télégrammes pendant le dîner : l’Archevêque de Rouen, des Cardinaux italiens, des vidangeurs, la Corporation des frotteurs d’appartement, un marchand d’objets de sainteté, m’ont adressé leurs hommages.

— Comme cadeaux, on m’a donné une paire de chaussettes, un foulard, trois bouquets, une couronne, un portrait (espagnol) de Saint Polycarpe, une dent (relique du Saint) et il va venir une caisse de fleurs de Nice. Un orchestre commandé a fait faux bond.

— Épitre de Raoul Duval et de ses deux filles. Vers du jeune Brainne. Toutes les lettres, y compris celle de Me Régnier, avaient comme en-tête, la figure de mon patron. Le menu était composé de plats intitulés d’après mes œuvres. Véritablement, j’ai été touché de tout le mal qu’on avait pris pour me divertir.

1880. On s’était costumé. Lapierre en bédouin, sa femme en Kabyle. Vous voyez le tableau, Flaubert étant au centre du groupe, avec « sa figure rougeaude de cerise à l’eau-de-vie tombée dans le feu », pour citer le portrait tracé par Théophile Gautier.

On a vu que la date de la célébration était variable. En effet, Polycarpe est un grand saint. Il est revendiqué par plusieurs confessions. L’église catholique à la date du 26 janvier, l’église grecque le 23 février, d’autres églises respectivement les 26 mars et 2 avril.

Or, on a vu que les amis de Rouen fêtaient la Saint Polycarpe soit le 24, soit le 27 avril. Ils n’y regardaient pas de si près ; ils affirmaient, au contraire, leurs sentiments non conformistes pour plaire à Flaubert. Et celui-ci s’en réjouissait tout simplement, parce que cette célébration burlesque le débarrassait en apparence de son prénom de Gustave et parce que ce prénom lui avait toujours paru « trop bourgeois ». Les Amis de Flaubert sont toujours dans la tradition, puisque nous célébrons la Saint Polycarpe aujourd’hui 18 mai.

Or, pourquoi les amis contemporains cherchaient-ils à distraire Flaubert ?

Souvenons-nous de l’observation faite par Charles Lapierre, le matin de la mort, à la vue du papier timbré.

Il s’en est expliqué, en parlant sur cette mort. Selon lui, elle répondait au genre toujours souhaité par son ami, « disparaître dans un orage ».

Lapierre ajoute :

« Il pouvait espérer être bientôt délivré des soucis que lui valait sa participation, même inconsciente, à une liquidation dans laquelle avait sombré sa petite fortune.

» Ces préoccupations eurent une influence marquée sur son caractère, dans la dernière période de sa vie. Lui qui avait horreur de ce qu’il appelait dédaigneusement les affaires, il souffrit moins encore des pertes d’argent qu’il dut subir que de la crainte de voir menacée l’indépendance à laquelle il attachait tant de prix ».

D’où l’empressement avec laquelle il accueillit l’initiative de la Saint Polycarpe.

« Il formait de tout cela, nous dit encore Lapierre, un dossier qu’il appelait le remède contre l’indignation ».

II en fut si heureux qu’il adopta le prénom, signant parfois ses lettres : « Votre vieux Polycarpe ». Il s’esbaudit ainsi pendant cinq ans, aux dires de Lapierre ; à trois reprises seulement, aux dires rectificatifs de Georges Dubosc. Bref, en 1880, en ce jour fameux du 27 avril, on lui coiffa la tête d’une couronne. Celle-ci étant trop grande, glissa sur une épaule. Flaubert le remarqua. Était-ce sous l’effet d’un pressentiment ou d’un hasard ? Il dit à mi-voix :

_ Je me fais l’effet d’un tombeau !

Huit jours après, il tombait foudroyé.

Mort, il devint plus grand, on le sait, et grand parmi les meilleurs. La recette de la Saint Polycarpe n’en a pas été perdue pour cela. Le 9 mai 1907 elle était encore célébrée à Paris, au cours d’une petite cérémonie anniversaire du cinquantenaire de Madame Bovary.

Ils n’étaient qu’une bonne douzaine à se réunir dans ce but. Le nombre n’y aurait rien ajouté. Il y avait Jean Ajalbert, André Beaunier, Jules Bois, Elémir Bourges, Gustave Geffroy, Léon Hennique, Paul et Victor Margueritte, Rosny aîné, François Coppée, Léon Descaves, Céard, notre cher René Dumesnil. Aucun n’avait oublié. Ils étaient tous, tels que Flaubert eût aimé à les nommer « des vieux solides », lui qui réservait le bénéfice de cette appellation à Laporte, alors inspecteur du Travail dans la Nièvre.

Cette tradition des « vieux solides » avait été tout simplement commencée à Rouen par Charles Lapierre. À cet égard, il fut un précurseur. Ils se connurent dès l’arrivée de Lapierre à Rouen, en 1856, l’année de Madame Bovary, l’année du mariage de Lapierre, l’année où la publication de Madame Bovary fut interrompue. Flaubert était dans la force de l’âge. Il avait 35 ans et son jeune ami 28. Un an plus tard, le procès de janvier 1857 ne les divisa pas, ni les attaques dont Flaubert fut l’objet, ni l’accession de Lapierre aux fonctions de directeur en 1859. Dès lors, ils eurent des relations basées sur l’estime et sur la sympathie. L’invasion les rapprocha. En mai 1871, l’envoi de la lettre féroce pour le rédacteur de l’article sur Victor Hugo ne les opposa pas l’un à l’autre, l’un au nom de la fidélité littéraire, le second au nom de ses fonctions directoriales. En 77, 79, 80, on a vu ce que la Saint Polycarpe devait à l’invention de Lapierre. Ils étaient, en somme, très liés.

L’échec du Candidat ne fut pas non plus motif à quelque brouille. Vingt-quatre ans d’amitié sans nuage fut leur lot. Elle se poursuivit après la mort de Flaubert. Treize ans après, le journaliste prenait la plume pour défendre la mémoire de son vieil ami, et cinq ans après sa propre mort, la brochure dont il était l’auteur parlait encore de Flaubert dans les conditions que l’on sait. Ça, c’était un ami !

Il faut, en effet, des amis fidèles pour servir une grande mémoire. On a vu que Rouen en avait fourni sa part, échappant à la malédiction finale de l’écrivain. C’est le rôle d’une petite élite que de discerner les cas dans lesquels elle peut s’assembler pour agir, du seul fait de la réunion des personnes.

Pierre-René Wolf, tous mes confrères de la presse et moi-même, sommes heureux qu’un journaliste ait su nous en montrer l’exemple. Je suis également heureux d’y ajouter l’expression de ma gratitude pour vous tous qui avez eu la patience d’écouter ce recueil d’anecdotes. Et puisque vous avez bien voulu témoigner aujourd’hui que vous étiez, vous aussi, dignes d’être considérés comme étant « de vieux solides », je me plais à espérer que vous le serez encore chaque fois qu’il le sera nécessaire, à l’occasion de quelque Saint Polycarpe que ce soit.

18 mai 1952. André RENAUDIN.

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II est fait un tirage spécial de la Conférence de M. André Renaudin. Nous le tiendrons volontiers à la disposition de nos adhérents et de nos lecteurs.