La Fatalité et la Nature dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 2

 

La Fatalité et la Nature dans Madame Bovary

 

Dans la dernière lecture que j’avais faite de Madame Bovary, ce qui m’avait le plus profondément saisie, c’était la composition, que j’appellerai musicale, de ce grand livre. J’avais senti, presque avec souffrance, une angoisse tragique s’y exprimer d’un bout à l’autre dans un superbe crescendo, tout en s’enrobant dans une composition parfaite et fournie.

Un jour, étant en train de parler à mes élèves du matérialisme et du réalisme, je cherchais à exprimer par mes pauvres paroles ce que Flaubert écrivit avec le charme de son style immortel : cette inquiétude qui se fait entendre dès les premières pages, comme une note interrogative et timide, et qui se change peu à peu en un rythme insistant et obsédant, jusqu’à la crise finale, à cette course désespérée d’Emma, du château de Rodolphe à la pharmacie, et à ce geste, terrible et définitif, qu’elle accomplit sous les yeux terrifiés de l’innocent Justin. Je voyais ici (j’oserais dire : je ne voyais qu’ici) la grandeur de Flaubert, c’est-à-dire dans sa puissance à tisser, dans un livre au cadre réaliste et d’un réalisme minutieux, une trame accordée d’une façon tout à fait musicale : c’est un chant d’innocence, un je ne sais quoi de hardi et de candide, se changeant en une interrogation pleine d’angoisse, restée sans réponse ; ce sont des cris étouffés de révolte et, à la fin, un hurlement atroce de refus et de mort, le hurlement désenchanté d’Emma agonisante. Je cherchais à mettre en évidence la méthode flaubertienne par laquelle l’inquiétude et l’angoisse de son héroïne s’enregistrent en une composition symphonique ; je cherchais aussi à montrer comment toutes les Voix du livre : voix de Charles, voix de Rodolphe, voix de Léon et même de Homais, étaient accordées d’une façon instrumentale à la voix d’Emma, voix qui pleure et crie jusqu’au déchirement, plus haute que toutes les autres. Le premier violon gémit, pendant que les autres instruments, d’un ton tantôt humble tantôt impérieux, continuent à tresser leurs thèmes, s’introduisant de temps à autre dans la plainte et dans le gémissement qu’ils accompagnent.

Aussi voyais-je le réalisme flaubertien se résoudre en une partie de la symphonie ; il était comme le deutéragoniste de la tragédie : en effet, c’est contre une réalité ironique et implacable qui l’environne et l’enferme de tous les côtés, qu’Emma, se débattant en vain, se heurte douloureusement, jusqu’à en mourir.

Mon point de vue regardait exclusivement la composition du roman, dont chaque élément me semblait converger vers la crise finale, cette crise qui devait donner le visage de la dissolution et de la mort à ce « quelque chose de funeste et incompréhensible » que Charles, tout aveugle qu’il était, avait pourtant senti circuler vaguement autour de lui. Mais, le jour suivant, un de mes élèves m’adressa une question qui, de prime abord, me laissa interdite : était-ce Emma Bovary ou Thérèse Raquin qui me semblait la plus coupable ? Comme j’avais encore fixée devant moi l’image de Flaubert qui m’est familière, d’un, Flaubert rêvant un livre qui serait du style pur, sans contenu, sans objet, j’allais répondre que c’était là un problème n’ayant aucun sens. Le lecteur et l’exégète avaient à s’occuper du style, du rythme où les événements et les personnages trouvaient leur forme expressive et non d’autre chose. Toutefois, je me retins, comme si j’avais été saisie d’un doute, craignant presque de tomber dans un piège que cette question, pourtant si naïve, avait l’air de receler : cette manière ingénue et convaincue d’envisager les problèmes proposés par mes lectures n’avait-elle pas été, autrefois, la mienne ? En oubliant presque le livre, j’en suivais les personnages avec ma fantaisie et avec mon sentiment. Le livre n’existait presque pas, mais les personnages, eux, vivaient ; ils me proposaient souvent des problèmes moraux, concrets, vécus, exigeant avec insistance une solution. C’est ainsi que j’avais lu les chefs-d’œuvre qui ont été les amis de ma jeunesse, c’est ainsi que j’en avais causé avec ceux qui s’étaient montrés disposés à m’écouter. C’est pourquoi la question que mon élève venait de me poser m’avait, en un certain sens, troublée ; c’était ma voix d’il y a vingt ans que je venais d’entendre, ma propre voix, même si, ensuite, j’avais fini par diriger ailleurs mes recherches et par considérer ces premières exigences comme le résultat d’une forme d’esprit moraliste et tout à fait dépassée. Mais je n’avais pas été la seule à envisager de cette façon le problème des personnages ; n’importe quel jeune lecteur assez intelligent et curieux pour s’intéresser à un certain genre de lectures, les envisage de cette façon. « Dans vingt ans, toi aussi, me disais-je, tu liras autrement, mais d’autres liront comme tu le fais aujourd’hui ». C’est la manière de lire de ceux qui oublient l’œuvre d’art, pour croire en elle comme on croit dans la vie. Personnages et vicissitudes ne se révèlent pas à un tel lecteur sous le signe du Style, mais ils sont pour lui la vie, la vie sans solution, qui se présente incertaine, difficile, non jugée mais exprimant une sorte d’exigence à être jugée : peut-être était-ce une volonté secrète de l’écrivain qui se révélait dans cette exigence d’un jugement moral ? Que de fois je m’étais demandée si tel ou tel personnage était ou n’était pas coupable, et en avançant dans la voie que l’auteur m’avait qu’indiquée, je cherchais la réponse que les livres, en eux-mêmes, ne donnaient guère.

Plus tard, je commençais à me demander de quelle manière, par quelle méthode l’écrivain avait réussi à créer des personnages si authentiques que leurs problèmes étaient sentis par les lecteurs comme des problèmes de vie. Aussi me demandais-je si la manière de lire à laquelle j’ai abouti était vraiment la seule légitime ; l’autre ne l’était-elle pas autant et même davantage, puisque c’était la manière de lire à laquelle adhère immédiatement tout esprit peu expérimenté, il est vrai, des problèmes du style, mais sensible à ce que le style veut, après tout, signifier pour l’homme.

Un grand écrivain travaille-t-il pour quelques personnes cultivées et lettrées ou bien pour tous les hommes ? C’est là le succès d’un Zola, d’un Flaubert ; et encore plus que leurs succès, c’est là leur vie, le signe de leur vie : à savoir qu’il y a, aujourd’hui comme hier, des lecteurs qui se posent à propos de certains personnages, des problèmes de vie dont ils éprouvent toute l’urgence. Je me demandais, aussi si une lecture n’envisageant que des problèmes de style, de composition, de construction, ne serait pas aussi incomplète qu’une lecture envisageant seulement la psychologie des personnages et le problème de leur responsabilité. Les problèmes du style ne se résolvaient-ils donc pas dans le fait que ces personnages vivaient une vie si réelle qu’ils posaient au lecteur le problème même de la responsabilité, d’une façon urgente et anxieuse ? Les problèmes du style avaient une vie secrète, souterraine, dont le lecteur ne se rendait aucun compte : le style était comme une sève circulant dans les personnages, les nourrissant jusqu’à en faire des créatures charnelles — et le fait esthétique avait une valeur en tant qu’il donnait une forme concrète, une existence tangible au fait moral. Responsabilité ou nécessité ? Zola et Flaubert étaient d’autant plus vivants qu’ils avaient donné une voix humaine et une forme brûlante de réalité à ce dilemme éternel.

Était-ce là ce que Flaubert avait cherché ? Je n’en suis point sûre ; mais il m’apparaissait évident que c’était là ce qu’il avait réalisé, dans son style et par son style.

**

Je quittai donc mon plan pour me mettre sur celui de l’interlocuteur. Qu’avait-il voulu dire, par sa question elle-même ? Sans doute que c’était Emma la plus coupable. Il avait senti, dans le livre de Zola, le poids d’une contrainte imposée à un être vivant qui fatalement devait aboutir à l’explosion violente et brutale du meurtre ; et il l’avait, en un certain sens, absoute, en lui concédant bien des circonstances atténuantes. A Emma, au contraire, il n’avait rien concédé et durement condamnée. Elle avait un mari qui l’aimait, elle avait reçu de l’éducation au couvent ; que cherchait-elle ? Quelque chose qui n’existe pas, et sa condition, tout compte fait, était celle de bien d’autres femmes. Sans doute, cette condamnation était suggérée par Flaubert lui-même : pour Emma, à un moment donné, il ne restait d’autre solution possible que cette poignée d’un poison si amer ! C’est ainsi que Flaubert lui-même a jugé peut-être, mais non sans avoir profondément connu et parfaitement exprimé la détresse de la malheureuse femme. On dirait même qu’il ne croit guère à la liberté de son héroïne. Dans Madame Bovary, tout n’est pourtant pas résolu et jugé comme dans Thérèse Raquin. Une froide condamnation plane sans doute sur Emma ; au même temps, une connaissance si intime et si tortueuse de sa tragédie circule entre les lignes que, malgré l’ironie, ou plutôt par l’ironie elle-même, une parole charitable se fait entendre, pareille à celles qu’ont les mères pour leurs enfants coupables ; oui, celles qui se souviennent de l’enfance de leurs enfants, ne savent croire ni dans leur liberté ni dans leur culpabilité, mais seulement dans leur malheur.

Flaubert représente une Emma que l’on peut, que l’on doit condamner. La vie la condamne, ses amants la condamnent, elle-même se condamne. Mais Charles qui l’a aimée de son amour malheureux, qui l’a aimée sans pouvoir l’atteindre, dégage, à la fin, cette femme infortunée du poids d’une responsabilité trop grande pour celle dont les beaux yeux de jeune fille avaient exprimé « une hardiesse candide ».

**

On dirait qu’une conscience tragique de la fatalité pénètre toute une branche de la littérature française ; aussi les Français sont-ils en un certain sens, les véritables héritiers des Grecs. Si Corneille a chanté la liberté de l’homme à l’âme généreuse, la liberté de vouloir et de vaincre (bien souvent, comme Polyeucte, à travers la mort, il est vrai), sa voix n’a pas eu les échos innombrables de la voix de Racine, qui ne concède à l’homme que la possibilité d’une lutte inutile et la conscience douloureuse et plaintive de son propre mal et de sa propre ruine. C’est encore ainsi que luttent les personnages de Zola et ce qui fait la beauté de son œuvre défectueuse et excessive, c’est la conscience et la prescience que ses personnages ont de la décadence et de la ruine qui les attendent ; c’est encore leur mélancolie et ce sentiment de nullité qui circule tout autour de leurs efforts les plus serrés et les plus tendus : « …Quand il pensait à ces choses, un vacillement pâlissait dans ses yeux noirs, la courte angoisse de l’a lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de jeunesse… ». Voilà Etienne, dans Germinal. Et voilà encore Etienne après le meurtre : « Confusément, toutes ses luttes lui revenaient à la mémoire, cet inutile combat… Ses cheveux se dressaient devant l’horreur de ce meurtre, et malgré la révolte de son éducation, une allégresse faisait battre son cœur, la joie animale d’un appétit enfin satisfait ».

Héritage, milieu : des termes nouveaux, donnant un nom nouveau à la conscience racinienne du mal de la vie ; le naturalisme et le réalisme ont eu une conscience aiguë d’une « nécessité » planant sur l’homme, et j’oserais presque dire que l’on entend dans leur voix, encore vivante, l’angoisse de Racine et de ses héros se déplorant eux-mêmes, dans la crise qui les emporte et qui les détruit.

Oui, tu as bien senti « la nécessité » qui tenaillait la chair de Thérèse Raquin ; mais je veux te dire que la même nécessité tenaillait le cœur d’Emma ; mais cette vérité, dans l’œuvre de Flaubert, est une vérité qui se cache, comme voilée par une pudeur profonde : la fatalité s’y exprime en des paroles discrètes, Flaubert ne l’invoquant jamais à haute voix ; ce n’est qu’à la fin qu’il la suggère dans cette lamentation navrée et résignée de Charles Bovary : « Je ne vous en veux pas, non, je ne vous en veux plus ! » Il ajouta même un grand mot, le seul qu’il n’ait jamais dit :

— C’est la faute de la fatalité !

Fatalité ! C’est donc un « grand mot », celui-là, pour Flaubert Et c’est un mot qu’il accepte. L’homme qui ne l’accepte pas, c’est Rodolphe c’est l’homme au « tempérament brutal et à l’intelligence perspicace » l’homme heureux et méprisable qui a déchaîné la crise tragique sans y être entraîné ; Rodolphe, le brutal, le perspicace, l’impassible, celui qui reste toujours au dehors du flux tragique de l’existence. « Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité-là, le trouva bien débonnaire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil ».

Non, il n’était ni comique, ni vil, en ce moment, le malheureux ; ayant atteint la dernière extrémité de la douleur, il était désormais un « moribond » l’homme à l’esprit tranquille et à la chair contente, aveugle, maladroit, naïf, était maintenant quelqu’un qui avait tout compris, comme peuvent comprendre, seuls, ceux que la mort effleure de son aile et que la vie abandonne lentement.

Je parlais un jour d’Emma Bovary avec une personne plus avancée que moi dans l’âge et dans l’expérience ; et elle prétendait qu’en Emma, malgré tout, était restée quelque âme encore vierge. Voilà ce qui va paraître étrange, incompréhensible même : n’était-elle pas gravement coupable ayant eu un mari et des amants, cette femme morte empoisonnée par ses propres mains ? Toutefois, il y avait en elle quelque chose qu’elle n’avait pu donner, qui était devenu « la cause » de sa damnation et de sa ruine, au lieu de s’épanouir en douceur, en maternité, en une sorte de pureté nouvelle acquise par le dévouement et dans le dévouement. Ce ne sont pas là les mots de Flaubert, Flaubert était un trop grand écrivain pour « développer » ainsi. Mais « relisons », dirait Alain, « les grands écrivains disent tout ce qu’il faut, mais ils le disent une seule fois ».

 « Comment dire un insaisissable malaise qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse.

« Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier, quand on y porte la main. Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait, qui la déliait de lui ». Et Charles avait alors « l’esprit tranquille et la chair contente ! ».

Oui, ce fut justement cette abondance qui aurait dû tomber comme un fruit mûr dans la main de l’homme, qui, n’ayant pas été cueillie, se changea en un mal profond et mortel : quelque chose de vierge resta donc dans cette femme souillée et corrompue ; c’est une vérité que Flaubert nous montre sans la dire, en poète, par une image solennelle et inoubliable, une image ayant la valeur d’un symbole.

Peut-être, Charles, si aveugle qu’il était, en avait-il une conscience obscure, une de ces consciences qui se révèlent dans les rêves, dans les pressentiments, en de vagues malaises inécoutés, jusque dans la tranquillité de l’esprit et dans le contentement de la chair et que la douleur déclenche sans expliquer ?

Aussi voulut-il, pour le vêtement de la morte, sa robe candide de mariée. Elle gisait donc sous le long voile qui la couvrait jusqu’aux souliers de satin, et les femmes qui venaient de l’habiller disaient en soupirant : « Regardez-la, comme elle est mignonne encore !… » Mais quand on lui souleva la tête pour lui mettre sa couronne, un flot de liquides noirs sortit de sa bouche, en souillant la robe candide de la femme qui, dans l’immobilité de la mort et dans la clarté indistincte de la nuit, se confondait avec d’anciens souvenirs de grâce et de franche candeur. C’est ainsi que Charles la contemple : « …Il lui semblait que, s’épanchant en dehors d’elle-même, elle se perdait confusément dans l’entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui passait, dans les senteurs humides qui montaient. Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Tostes, sur le banc, contre la haie d’épines, ou bien à Rouen, dans les rues, sur le seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le rire des garçons en gaîté qui dansaient sous les pommiers ; la chambre était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans les bras avec un bruit d’étincelles. C’était la même, celle-là ! ». Charles soulève ce voile candide, en palpitant ; il voit alors, avec une horreur inexprimable, le flot des poisons noirs qui souillent à jamais la dernière image virginale, douce et troublante illusion de la nuit.

La fatalité d’Emma se révèle en quelque chose de manqué, d’inachevé, qui fait partie de sa personnalité, dès l’origine : son hystérie elle-même n’est qu’un symptôme et non la cause du mal : « …Sur la terrasse des maisons, dit Flaubert, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées… » Il porte donc Emma à la même condition que tu as bien comprise en Thérèse Raquin. Emma « …gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus… »,

Lors de ses premières amours avec Rodolphe, elle a encore la naïveté de la collégienne et ensuite l’enthousiasme plein d’ardeur et d’étonnement du premier assouvissement. Ce n’est que plus tard que survient l’angoisse, liée fatalement aux conditions de l’adultère. Mais quand elle croit qu’elle pourra rompre le cercle qui l’étreint, elle s’épanouit comme une jeune mariée : « …elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances ». Et voilà déjà les paroles d’un naturaliste : « …Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, le vent et le soleil, l’avaient par gradation développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature ».

De ces temps Charles, en rentrant la nuit, la croit endormie, et, tout en la contemplant, il s’abandonne à sa propre rêverie : il rêve une félicité toujours égale. Emma fait semblant de dormir, perdue en d’autres rêves, en ses propres rêves. Ce sont des rêves également naïfs, des rêves de jeune fille qui ignore la vie réelle et qui ont le nom de Rodolphe, mais d’un Rodolphe qui n’existe pas, et qui n’est pas l’homme dur et perspicace qui l’a dominée. C’est une page déchirante : Charles voit dans son rêve une Emma tranquille, heureuse avec lui et par lui. Emma rêve une autre vie qui ne sera pas, dont le centre est un Rodolphe irréel : parallélisme des rêveries de deux enfants autrement inexpérimentés et trompés. Mais Charles est pour Emma « absent à jamais, impossible et anéanti ».

**

C’est une déesse implacable que la Vénus de Racine : ni sacrifices, ni prières, ni larmes ne sauraient l’apaiser : Phèdre n’aura d’autre délivrance que la mort. La même dureté est dans la nature qui travaille et bouleverse Emma Bovary aussi bien que Thérèse Raquin. Ce n’est que dans la mort que la déesse Nature, aussi implacable et féroce que la Vénus racinienne, détend son étreinte et lâche sa proie. Alors seulement la voix de Charles peut arriver au cœur d’Emma, alors seulement elle peut l’écouter sans haine et lui répondre sans hypocrisie Pour la première fois, elle en a pitié ; pour la première fois, elle sent, sans rancune, la grandeur de son dévouement et de sa bonté.

« Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant. Une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre, Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne ». C’est ainsi que le pauvre Charles l’accompagne à la fin ; elle peut, maintenant, en accueillir l’amour avec la douceur détachée de ceux qui vont prendre congé a jamais, puisqu’elle est, désormais, déliée de la vie ; et les sanglots de Charles ne sont plus que l’écho mourant d’une symphonie qui s’éloigne. Mais quand la vie battait dans toutes ses veines, elle en avait haï jusqu’à la bonté patiente : « N’était-il pas… comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ? »

L’hystérie d’Emma n’est pas la cause du mal, mais la conséquence du mariage manqué, et les douleurs d’Emma sont justement celles que Proust appelait « les douleurs des vierges et des paresseux » aggravées même par la conscience tragique d’être à jamais une prisonnière.

Avec un art délicat, Flaubert nous révèle l’impossibilité d’Emma et de Charles à se rencontrer sur le même plan : il n’y a pas de véritable mariage entre eux, tout se passe dans un monde illusoire auquel Charles croit tout seul. Aussitôt après le mariage, un parallélisme invincible s’instaure dans les pensées et les sensations du mari et de la femme. Au lendemain du mariage, « c’est lui… que l’on eût pris pour la vierge de la veille tandis que la mariée ne laissait rien découvrir d’où l’on pût deviner quelque chose… Mais Charles ne dissimulait rien… ».

Quand Emma arrive dans la maison de son mari, c’est encore le silence sur ses sentiments. « …Sur le secrétaire, près de la fenêtre, il y avait dans une carafe, un bouquet de fleurs d’oranger, nouées par des rubans de satin blanc. C’était un bouquet de mariée, le bouquet de l’autre ! Elle le regarda. Charles s’en aperçut, il le prit et l’alla porter au grenier, tandis que assise dans un fauteuil, Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu’on ferait si, par hasard, elle venait à mourir ».

« Elle s’occupa, le premier jour, à méditer des changements dans la maison » Elle s’occupa, rien autre chose. Mais Charles est heureux, insouciant. Chaque matin, il quitte sa maison, le cœur plein des félicités de la nuit « l’esprit tranquille, la chair contente… ». Il ne sait pas retenir ses tendres expansions et Emma le repousse, souriante et ennuyée, « …comme on fait à un enfant qui se pend après vous ».

Toutes les données du drame sont déjà présentes : Emma et Charles restent seuls l’un à côté de l’autre. Charles est seul dans son bonheur qui est une illusion Emma est seule dans sa stupeur désenchantée, dans sa recherche inquiète ; qu’est-ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de « félicité », « ivresse », « passion » ?

L’angoisse s’aggrave lentement. La rêverie d’Emma traîne au hasard. « …Sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au Nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur… ».

« …L’avenir était un corridor tout noir et qui avait, au fond, sa porte bien fermée… ».

C’est dans cette solitude insatisfaite et angoissée que l’hystérie d’Emma grandit. L’hypocrisie aussi grandira, avec l’exaspération impuissante : « …Elle était si triste et si calme, si douce à la fois et si réservée, que l’on se sentait près d’elle pris par un charme glacial, comme on frissonne dans les églises sous le parfum des fleurs mêlé au froid des marbres… ».

« …Mais elle était pleine de convoitise, de rage, de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ses lèvres n’en racontaient pas la tourmente… »

 « …Elle restait brisée, haletante, inerte, sanglotant, à voix basse et avec des larmes qui coulaient… ».

C’est dans le dialogue avec Félicité que l’on trouve cette parole d’Emma, si claire et navrante : « Vous êtes justement comme la Guérine », raconte la servante à Madame : « Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets… Puis, après son mariage, cela lui a passé, dit-on ».

« Mais moi, reprenait Emma, c’est après mon mariage que ça m’est venu ».

Charles, inconsciemment et sans faute, est donc lui-même la cause de son mal.

**

Pourtant dans cette femme dont le nom même désigne désormais une condition intérieure particulière, dans cette femme hystérique cherchant anxieusement ce qui ne se trouve pas et qui n’existe pas, Flaubert avait vu aussi un « esprit positif ». Le couvent où, jeune fille de treize ans à peine sortie de son village, elle avait été menée en pension par son père, c’était le lieu où elle devait écouter pour la première fois « la lamentation sonore des mélancolies romantiques » ; c’était là aussi que son âme avait senti se lever en elle des élans mystiques d’une douceur inattendue.

Ce que l’on apprenait au couvent et ce qu’on y lisait en cachette avait contribué – peut-être dans une mesure égale – à l’exaltation enthousiaste de l’esprit d’Emma, tandis que personne n’avait cherché ce qu’il y avait dans cet esprit de positif, de concret, de campagnard. Les bonnes sœurs n’apprirent certainement pas à Emma comment convoyer vers un but précis les élans de son cœur et l’exaltation de son esprit, comment faire converger tout ce qu’il y avait en elle d’inquiet et d’ardent vers une activité concrète ; elles lui avaient donné cependant beaucoup de bons conseils pour la modestie du corps et pour le salut de l’âme ; trop même si bien qu’elle fit « comme les chevaux que l’on tire par la bride : elle s’arrêta court et le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de ses enthousiasmes, qui avait aimé l’église pour ses fleurs, la musique pour les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations passionnelles, s’insurgeait devant les mystères de la foi, de même qu’elle s’irritait davantage contre la discipline, qui était quelque chose d’antipathique à sa constitution ».

Un jour viendra cependant où Emma cherchera à s’appuyer à quelque chose de plus solide que l’amour, mais ce sera encore un naufrage, car elle ne sait pas convoyer ses énergies vers la vie réelle, et personne ne l’aide : ni Charles, qui ne répond pas à ses espoirs, ni le prêtre qui ne sait pas l’écouter. Toujours prêt à satisfaire à ses instincts refoulés et dévoyés, elle ne trouve que le marchand Lheureux, cet atroce Méphistophélès.

Toutefois, aux premiers temps de son mariage, Emma sait conduire sa maison. Elle envoie aux malades le compte des visites, en des lettres qui ne sentent pas la facture. Elle reçoit gentiment les voisins, elle range tout avec goût et avec grâce. Aussi est-elle candide pour longtemps ; au bal du Marquis, elle est Alice au pays des merveilles ; tout la charme, tout l’étonne ; elle se retient de courir en entendant la ritournelle des violons, elle mange sa glace au marasquin, les yeux à demi-fermés, en extase ; inexpérimentée et naïve, elle va à la rencontre de tout ce qu’elle ne connaît pas avec une grâce étonnée.

Emma ne sait, ne peut approcher de ce monde rêvé et mal connu avec détachement, pour une seule fois ! Le bal reste dans sa mémoire comme une réalité splendide et perdue, qui ne se dépouille pas de son charme illusoire peu à peu, par la connaissance. Emma rentre chez elle humiliée, pleine d’un regret amer.

« Elle se résigna pourtant : elle serra pieusement dans sa commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas ».

Emma dans son désir, confond « les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment ». Après le mariage, elle a encore le rêve et les hystérismes et les exaltations de la jeune fille, mais d’une jeune fille qui, étant prisonnière d’un sortilège, sait que la porte qui donne sur la vie lui est barrée à jamais.

Et Charles ? Charles chevauchait tout le jour, par les chemins de traverse sous la neige et sous la pluie. Sa vie est dure, mais c’est une simple vie d’homme ; il mange sur la table des fermes, écoute des râles, retrousse du linge sale ; mais tous les soirs, il retrouve le charme d’Emma ; son cœur est plein de joie, sans ennui. Pour qu’Emma pût se sauver, il fallait qu’elle sût se joindre à Charles chevauchant sous neige et pluie ; il eût fallu qu’elle partageât cette existence ; il eût fallu que l’esprit positif prît le dessus sur les enthousiasmes et les rêveries de l’adolescence, de même que sur les élans du cœur, tout en les convoyant dans le chemin de la réalité. C’est à quoi réussit toute jeune fille devenant femme, si l’homme lui donne la paix et la loi ; mais non, si, à côté de celui avec qui elle doit partager la morne existence de tous les jours elle ne trouve que de la déception et de l’angoisse… Aussi l’esprit positif d’Emma sombra-t-il, d’Emma qui était restée une jeune fille, une Cendrillon au bal de la vie réelle, mais une Cendrillon qu’aucune bonne fée n’avait secourue.

C’est ici que Flaubert se révèle le père des Naturalistes français, lorsqu’il nous fait comprendre sans nous le dire que le romantisme provincial, le lyrisme sentimental et l’inquiétude d’Emma sont en elle une condition qui se prolonge au-delà de l’adolescence, après le mariage, pour durer, en s’aggravant toujours, jusqu’à la mort, parce qu’aucun homme n’a fait d’Emma une véritable femme : ni Charles qui la déçoit, ni Rodolphe qui en détruit la candeur et la quitte, en la laissant veuve du veuvage le plus désolé, celui de la femme corrompue et durcie par l’amertume du désenchantement ; Léon non plus, homme médiocre, subissant en elle une femme inquiète, ayant déjà sombré dans une névrose inguérissable.

L’angoisse d’Emma est donc aussi physique et inéluctable que les fautes et les crimes des héros de Zola. Mais Flaubert ne proclame point, comme Zola, cette vérité. Pour l’exprimer, il garde une pudeur discrète, qui est la pudeur de l’art classique, du grand art. Si le cœur d’Emma est torturé par la rancune et par la convoitise et par la haine, les plis de sa robe sont droits et ses lèvres pudiques et silencieuses pour longtemps. Il y a un homme pourtant qui se rend compte de cette vérité tragique au premier coup d’œil qu’il jette sur Emma et qui l’exprime en des pensées claires et cruelles : c’est Rodolphe, le porteur impassible de la fatalité et de la mort.

« …Je le crois, se dit-il à lui-même à propos de Charles, très bête. Elle en est fatiguée sans doute… Tandis qu’il trottine à ses malades, on reste à ravauder ses chaussettes. Et on s’ennuie !… Pauvre petite femme ! Ça baille après l’amour comme une carpe sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ».

Cela ! Emma est pour Rodolphe un être que l’on méprise et que l’on convoite, cela, une carpe sur une table de cuisine, qui se meurt du manque d’eau. Et Rodolphe, homme plein d’expérience et froidement avisé, ne s’y trompait point.

Une vie pleine d’erreurs et de fautes aussi graves qu’un crime, il est vrai ; un cœur torturé par la haine et par la rancune, il est vrai ; une faim d’amour inassouvie et qui devient peut-être inassouvissable, il est vrai. Tout de même, Emma, déjà ruinée et perdue, sait encore s’indigner et refuser une certaine espèce de secours ; elle sait encore être « dame » et s’échapper de chez M. Guillemin, le visage fier, le cœur en tumulte.

Dans la pharmacie, elle apparaît à Justin extraordinairement belle et majestueuse comme un fantôme. Et le garçon, dominé, lui remet les clefs qu’elle cherche, et assiste, paralysé et plein d’angoisse, au grand acte final.

« …Elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main et la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même… ». « Puis elle se retourna subitement apaisée et presque dans la sérénité d’un devoir accompli ».

Mais une dernière joie était réservée à son agonie, une joie qu’un cœur vil ne saurait éprouver : « …Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant, au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient ».

Elle n’avait point tout donné : cette abondance qui n’avait pu ou su se détacher de son cœur, était encore là, présente et vivante dans ce corps mourant, dans cet esprit au désespoir :

« Le prêtre se releva pour prendre le crucifix : alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné ».

Lorenza Maranini

Professeur de Littérature Française à l’Université de Pavie

[Le texte ci-dessous publié est la traduction assurée par l’auteur d’une thèse écrite en italien et récemment publiée à Pavie.]