Gustave Flaubert inspirateur d’Anatole France en 1876

Les Amis de Flaubert – Année 1953 – Bulletin n° 4 – Page 25

 

Gustave Flaubert inspirateur d’Anatole France en 1876

La Cure du Docteur Hardel

L’Éducation sentimentale a fortement impressionné Anatole France. Il a trouvé dans le roman de Flaubert le portrait de l’adolescent rêveur et velléitaire qu’il fut lui-même, au moins à de certaines heures. Mais il éprouvait pour son jeune moi des sentiments assez différents de ceux que Flaubert vouait à son double, Frédéric Moreau. Aussi France écrivant, en 1872, Les Désirs de Jean Servien – son Éducation à lui – aura-t-il imprimé au livre le caractère d’un réquisitoire très dur. Nulle part, sans doute l’auteur n’a dû commettre la faute de condamner ses attitudes anciennes. Mais il en aura parlé sur un ton extrêmement significatif, très éloigné de celui dont avait usé Flaubert. De plus, si l’on en juge par la version définitive (1882), les premiers Désirs n’ont pas dû être exempts de certaines brutalités de langage (1). Par l’expression, le livre se sera davantage apparenté aux productions naturalistes qu’aux romans flaubertiens. Il effraya son auteur qui, de longtemps, n’osa plus y jeter les yeux.

Pourtant, le sujet hante France. Il le reprend, en 1876, dans La Cure du Docteur Hardel, une nouvelle que publie Le Musée des Deux-Mondes (2). En 1872, France avait eu l’intention de faire le procès de certain romantisme. Son propos demeure le même, mais il entend le réaliser tout différemment. Il lui semble maintenant que le plus sûr moyen de tuer les Frédéric Moreau, c’est de se moquer d’eux, France s’est évidemment radouci et, par là même, s’est rapproché de Flaubert.

Désiré Legouy, clerc chez Me Chapdelaine, notaire à Orceilles, se croit né pour connaître les orages du cœur. Il s’impatiente de végéter en province et brûle de vivre dans la capitale. En attendant, il lit des romans de mœurs dont il suit les péripéties sur un plan de Paris. Une occasion s’offre à Legouy de réaliser ses désirs de poétiques adultères. Me Chapdelaine a invité à Orceilles le docteur Hardel, médecin à Jonchery, et son épouse. Le clerc tombe aussitôt amoureux de Mme Hardel. Gâté par la littérature, il voit dans la jeune femme un être plein de poésie qu’il convient d’arracher à un mari épais et brutal. En fait, le couple est très uni. Le docteur est médiocrement raffiné, positif, silencieux, mais intelligent, habile à pratiquer son art, et bon mari. Mme Hardel en est tout à fait satisfaite étant peu romanesque. Ce que Legouy ne veut pas voir. Un jour, il se décide à envoyer à Mme Hardel une lettre où il avoue sa passion et annonce sa visite. Celle-ci a lieu un peu plus tard. Mme Hardel, qui n’a pas reçu la lettre ou feint de ne pas l’avoir reçue, fait à Legouy un accueil très ordinaire qui décontenance complètement le pauvre clerc. Jouant son va-tout, il se lance alors dans une déclaration où défilent les clichés de la plus banale phraséologie amoureuse. Mme Hardel, parfaitement calme, attend qu’il ait fini, puis essaie de lui faire entendre raison : on voit que M. Legouy aime les dames ; c’est fort bien, mais qu’il veuille se rappeler que Mme Hardel est mariée ; elle a certaine petite nièce qui, peut-être, accepterait les vœux du jeune homme… Legouy se trouble, bafouille, finit par se jeter à genoux. Alors, revenant de sa tournée, surgit Hardel. Immédiatement, il comprend tout. Pour se trouver là, M. Legouy est certainement souffrant. Tranquillement mais fermement, le docteur pousse le clerc éberlué dans son cabinet, lui ouvre la bouche, examine les dents une à une. Puis, d’une poigne d’Hercule, il lui arrache une molaire parfaitement saine. Si d’autres extractions se révélaient nécessaires, on est toujours au service de M. Legouy… Celui-ci a compris. Croyant sa mésaventure publique, il abandonne précipitamment Orceilles pour Avranches.

On pourrait montrer dans La Cure du Docteur Hardel la présence de nombreuses réminiscences flaubertiennes. Désiré Legouy est évidemment un personnage « bovaryque » : il se croit autre qu’il n’est. Pourtant, dans La Cure comme dans les premiers Désirs, France n’est qu’un assez médiocre disciple de Flaubert. C’est qu’il le comprend mal, voyant en lui un critique du romantisme beaucoup plus sévère qu’il ne le fut en réalité. Sous l’objectivité du romancier, il ne décèle pas la pitié, voire même la tendresse ; il ne découvre que la réprobation. Cette réprobation, France croit devoir l’exprimer plus explicitement, d’abord avec une âcreté qui lui paraît vite choquante, puis en recourant à l’ironie. En 1872, France accable Jean Servien. En 1876, il le transforme en un personnage caricatural dont il se moque visiblement :

« …Désiré Legouy constatait avec mélancolie que sa destinée n’était point conforme à sa nature. Il se sentait né pour séduire des femmes élégantes, pour s’enivrer de voluptés coupables et connaître la passion. En réalité, il n’avait encore goûté la femme qu’à la manière des commis-voyageurs, quand ils passent vingt-quatre heures dans une sous-préfecture. Il était pâle ; il avait des moustaches fines, des dents éclatantes et la plus jolie main du canton. »

Ce n’est pas sur ce ton que Flaubert nous parle de Frédéric Moreau. Pourtant, en 1876, France est beaucoup plus près de Flaubert qu’il ne l’était en 1872. Il a su prendre des distances, considérer son personnage d’assez loin pour n’être plus tenté de l’assommer. Son ironie est encore bien corrosive. Elle l’achemine pourtant vers l’objectivité qui fera, six ans plus tard, le prix des Désirs de Jean Servien. Une étude du style de La Cure du Docteur Hardel achèverait de montrer que France a sérieusement tenté d’adopter en 1876 la manière de Flaubert. Cette étude n’a jamais été faite. Bornons-nous ici à quelques notations.

France utilise la période ternaire pour évoquer les réalités banales qui retardent la réalisation du désir ou préludent à sa satisfaction, mais qui, toujours, impatientent l’âme incertaine. Désiré a fait porter une déclaration d’amour à Mme Hardel par le petit Tancrède :

« Legouy l’attendit, en considérant attentivement les ajoncs sur un talus jaune et pelé… Le meunier, sa blaude au vent ; puis le vicaire, les yeux obliques sur son livre noir ; puis la grande Naïs, qui revenait de la source avec sa cruche pleine, passèrent. »

Legouy se décide à faire visite à Mme Hardel :

« Il sonna à la petite porte grillée… Puis ce fut un grand silence, puis ce fut un bruit de sabots grandissant dans l’escalier de bois ; puis il vit le bras rouge d’une servante qui tournait la clé. »

À Flaubert, France emprunte aussi la technique du style coupé. Il y recourt pour décrire des actions vulgaires, pour en faire apparaître la médiocrité. Ou bien encore, plus savamment, et toujours à l’imitation de Flaubert, il charge un rejet apparemment sans importance d’une signification psychologique :

« Hardel mangea beaucoup et parla peu. Il avait, paraît-il, coupé une jambe dans la journée ; mais il n’en dit rien. Il parla de ses poiriers, qui donnaient beaucoup de fruits cette année. Il les avait taillés lui-même. Et il tira de sa poche un sécateur qu’il venait d’acheter à Saint-Lô. »

Les trois dernières phrases, si elles n’en faisaient qu’une, constitueraient la période typiquement flaubertienne, avec un second membre relié au troisième par ce que Thibaudet appelle le « et de mouvement ».

Autre exemple de style coupé et d’utilisation du rejet significatif :

« On fit le tour du jardin. Maître Chapdelaine fit voir ses melons. Il les tâtait du pouce, près de la queue, avec sollicitude. »

France a noté également le rôle que Flaubert assigne à l’imparfait. On en relève de très nombreux emplois dans La Cure du Docteur Hardel. France, après Flaubert, charge l’imparfait d’exprimer « l’étoffe et la continuité d’une vie » (Thibaudet) :

« Désiré Legouy était dégoûté de la province, et comme il ne lui était pas possible de prévoir le temps où il quitterait Orceilles, il annonçait tous les soirs à l’auberge du Lion Rouge, qu’il irait à Paris dans les derniers jours de l’automne. En attendant, il lisait les scènes de mœurs parisiennes et il suivait sur un plan le théâtre de l’action. »

France n’a pas négligé non plus de recourir aux effets du style indirect libre dont Flaubert fait grand usage :

« (Legouy) écrivit à Mme Hardel une lettre dans laquelle il lui exprimait son amour. Elle le partagerait. Ils seraient heureux, alors. Victimes de la société, ils se réfugieraient dans les domaines de la passion. La lettre ne demandait pas formellement un rendez-vous ; elle annonçait une visite du clerc, imposante et mystérieuse. »

On aura encore noté dans ce passage deux rejets très flaubertiens qui donnent, le premier à un adverbe, le second à deux adjectifs, une importante valeur de position.

Au résumé, La Cure du Docteur Hardel marque, à n’en pas douter, par rapport aux premiers Désirs, un recul heureux, un repli vers des positions classiques. Flaubert en est responsable. On sait qu’il comptera pour beaucoup dans l’évolution ultérieure de l’art francien.

André Vandegans (Bruxelles).

(1) Voir le dernier chapitre.
(2) La Cure du Docteur Hardel, dans Le Musée des Deux-Mondes, 1er octobre 1876, pp. 83-87.