Du nouveau sur Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 2

 

Du nouveau sur Madame Bovary

M. René Herval, président de la Société des Écrivains Normands, littérateur et historien, a fait, le dimanche 20 décembre 1953, à la Société des Amis de Flaubert, une très brillante conférence intitulée par lui : Propos hérétiques sur Madame Bovary. Nous en rendons compte par ailleurs.

Le distingué conférencier a bien voulu consacrer l’étude suivante à ce sujet dont on ne saurait dénier l’intérêt. Nous les publions ici avec plaisir.

 

Madame Bovary n’est pas Madame Delamare

On peut se demander s’il est de quelque utilité pratique de se livrer à l’exégèse des romains. Il est bien entendu, en effet, que l’auteur d’un récit de ce genre n’est tributaire que de sa propre puissance de création. Son inspiration et son imagination sont les éléments déterminants de son œuvre. Il a le droit de créer des sites, comme celui d’engendrer des personnages. À quoi bon, dès lors, tenter de démêler dans la composition du cadre comme parmi les péripéties de l’action la part qui revient à la réalité et celle qui découle de l’invention ?

Une telle recherche peut cependant n’être pas absolument vaine lorsqu’il s’agit de Flaubert. Bien que romancier, ce grand écrivain avait en lui, sans qu’il s’en aperçût peut-être, un tempérament d’historien. Désireux de donner à ses récits une entière vraisemblance, il ne négligeait jamais de s’entourer d’une documentation aussi abondante que précise. Ce souci d’exactitude est apparent dans bien des pages de l’Éducation Sentimentale. Il est partout sensible dans Salammbô. Aussi n’est-il peut-être pas interdit d’espérer découvrir dans l’œuvre qu’il nous a laissée bien des faits vécus et des lieux encore identifiables.

L’idée n’est pas nouvelle et bien des chercheurs ont déjà entrepris, en ce qui concerne surtout Madame Bovary, des enquêtes de ce genre. L’une d’elles, notamment, eut un immense retentissement, au point que beaucoup de Flaubertistes en considérèrent les résultats, pourtant contestables, comme définitivement acquis.

Ce fut un article paru le 22 novembre 1890 dans le Journal de Rouen, sous la signature du bon chroniqueur normand Georges Dubosc, qui créa de toutes pièces, le plus innocemment du monde, une légende de Madame Bovary qui doit, à mon avis, être considérée comme entièrement apocryphe.

Guidé par certaine affirmation de Maxime du Camp, dangereux chaperon en la matière, Georges Dubosc dirigeait les curiosités littéraires vers le village de Ry. Si vous y allez, disait-il, « vous serez frappé de la ressemblance qu’il présente avec la bourgade si minutieusement décrite par le romancier ». Nous verrons plus loin qu’il n’en est rien et que c’est un tout autre site qui a inspiré Flaubert. Quant à Madame Bovary, elle avait, affirmait-il, bien existé. Dans la réalité, elle s’était appelée Delphine ou Adelphine-Véronique Couturier et avait épousé Eugène Delamare, officier de santé à Ry. Cette jeune femme, de conduite assez équivoque, s’était suicidée, affirmait-on, en s’empoisonnant le 7 mars 1848.

Quant à son mari — ceci est exact — il était mort à son tour le 7 septembre 1849.

Avec une invraisemblable naïveté, Georges Dubosc suggérait que Flaubert avait conçu son roman à la suite de confidences reçues du pharmacien local qui, dans cette hypothèse, aurait été le prototype de M. Homais : « Quel tableau bizarre et émouvant, disait-il, que Madame Bovary racontée par Homais lui-même, l’immortel Homais, au grand écrivain notant ses paroles dans un coin de son officine, à deux pas de la vieille armoire, qui existe encore, où la pauvre femme vint chercher l’arsenic qui devait la délivrer de cette triste vie ». Et il ajoutait, repris peut-être par un reste de prudence : « Tous ces souvenirs sont aujourd’hui bien effacés ».

Après le bon Georges Dubosc, d’autres journalistes en mal de copie se ruèrent sur la piste fraîche. Puisque les personnages principaux du roman — Madame Bovary, son époux et le pharmacien Homais — étaient désormais identifiés, ils s’en prirent aux comparses. Ils admettaient parfaitement que Rodolphe Boulanger eût été, dans la réalité, un certain Louis Campion et Léon Dupuis, le notaire Stanislas Bottet. Georges Dubosc avait si bien dépeint la douleur du premier, revenant à Ry après la mort de Madame Bovary pour « pleurer un peu avec son mari », puis, après un voyage en Amérique, rentrant en France pour se suicider à Paris, en plein boulevard ! Et aussi la peine non moins sincère du second qui, devenu notaire dans l’Oise, n’oubliait pas non plus de retourner périodiquement à Ry pour évoquer le cher fantôme ! Tout cela étant regardé comme indiscutable, il ne restait à découvrir aux nouveaux venus que les acteurs de second ou de troisième plan. Le voiturier Hivert qui menait si allègrement l’Hirondelle sur la route de Neufchâtel, n’était autre, d’après eux, que le père Thérain, un vieux familier de la route de Ry, par Darnétal. Félicité, la bonne des Bovary, s’appelait Augustine Ménage et vivait retirée à Saint-Germain-des-Essourds. On le voit, la réalité cadrait exactement avec le roman. Madame Bovary était une histoire toute entière vécue dans la vallée du Crevon.

Des incrédules, cependant, faisaient timidement observer qu’à l’époque où vivaient puis décédaient les époux Delamare, le pharmacien de Ry, M. Jouenne, était un homme plutôt dévot, hantant l’église et même considéré, au point de vue politique, comme quelque peu clérical. Il n’avait donc pu poser pour le personnage du farouche anticlérical Homais. Comme il fallait, de toute nécessité, se rabattre sur une autre piste, on cita divers apothicaires, à Forges-les-Eaux, à Veules-les-Roses même… Celui de Veules, M. Bellemère, parut le modèle le plus certain de Homais. On s’aperçut aussi qu’Augustine Ménage n’avait été que six mois au service des époux Delamare et qu’elle ne savait rien du drame… ou pseudo-drame. Quant au père Thérain, il se montra vite excédé des assauts des indiscrets, assauts auxquels, sans doute, il ne comprenait rien — et pour cause ! Il s’enferma dans un silence plein de colère.

Des brèches se formaient donc peu à peu dans le système imaginé par Georges Dubosc. Dans le même temps, des phénomènes pléthoriques apparaissaient sur d’autres points. Des Madame Bovary et des Père Rouault commençaient à surgir d’un peu partout. Tout coin de Normandie qui avait eu, au temps du roi-citoyen, l’enviable privilège de posséder parmi ses habitants une épouse notoirement adultère se mettait sur les rangs et revendiquait ses droits. Neufchâtel contestait ainsi les prétentions de Forges-les-Eaux et Ry était en butte aux rivalités de toutes les petites villes qui avaient fidèlement gardé le souvenir de leurs menus scandales.

L’affaire tournait à la farce… Mais il était des âmes candides qui continuaient à s’éprendre, post mortem, de Delphine Delamare, née Couturier. Certains faisaient toujours le pèlerinage de Ry avec des attendrissements de collégiens. En 1938, le regretté Paul-Louis Robert contait encore dans le Journal de Rouen les émotions qu’il avait ressenties à visiter la vallée du Crevon (1). Il avait pu voir les deux maisons qui avaient successivement abrité Delphine-Emma et son mari et la chambre où l’héroïne du roman s’était empoisonnée. L’heureux homme avait même été autorisé à photographier, dans l’ancienne pharmacie, le placard qui avait contenu l’arsenic, le problématique arsenic. Je dis problématique car, aujourd’hui encore, rien n’autorise à penser que Mme Delamare ait jamais nourri la moindre velléité de suicide.

Le plus surprenant était de voir des esprits cultivés se laisser aller à de pareilles illusions. Car Mme Delamare n’était morte — et probablement de la façon la plus naturelle — que le 7 mars 1848. Or, à cette époque, la vraie Madame Bovary, celle que conçut librement Flaubert et dont le fantôme devait le hanter tant d’années avant que l’achèvement de son roman l’en libérât, était morte depuis onze années. Elle s’était suicidée au mois de décembre 1837, en absorbant de l’acide prussique.

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Bien que je n’aie pas lu toute la littérature, biographique ou critique, consacrée jusqu’ici à Flaubert — il y faudrait une entière vie d’homme ! — il me semble qu’elle comporte une grave lacune. Penchés sur les Premières Œuvres — qui furent très précoces — de l’écrivain, ses historiens ont remarqué que Smarh semble un pressentiment de la Tentation de Saint Antoine. Les Mémoires d’un Fou, corsés de quelques souvenirs de la belle aventure platoniquement amoureuse avec Mme Schlésinger, leur ont paru annoncer l’Éducation sentimentale. Ils ont fureté un peu partout pour découvrir les prodromes de Salammbô. Il m’apparaît fort étrange qu’aucun n’ait fait cette constatation (2) : le sujet de Madame Bovary se trouvait déjà presque en entier dans un de ces essais de jeunesse, assez médiocres certes, mais qui sont singulièrement révélateurs de la formation du talent et du caractère de Flaubert. Je veux parler de l’épisode, comportant environ trente-cinq pages de l’édition Charpentier et qui est intitulé Passion et Vertu.

Cet épisode a été achevé — ceci est très important — le 10 décembre 1837. Flaubert, alors élève du Collège Royal de Rouen, avait seize ans. Il était possédé d’un grand et naïf enthousiasme romantique et déjà « épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée », ainsi qu’il devait le dire plus tard. Ajoutons à ceci que l’adultère, depuis 1830, était fort à la mode dans les milieux littéraires et que le jeune garçon connaissait alors cette angoisse sexuelle et sentimentale à laquelle ne sauraient échapper les adolescents. Des lectures quelque peu prématurées, une grande passion pour le théâtre et pour le roman furent les autres éléments qui entrèrent dans la composition de la curieuse mais parfois bien naïve nouvelle. Passion et Vertu peut se résumer ainsi :

Une parisienne de trente ans, Mazza, épouse d’un riche banquier, M. Willers, fait la connaissance d’un chimiste nommé Ernest Vaumont. Celui-ci s’en éprend, l’assiège de ses cajoleries, devient l’ami de son mari et ne quitte plus guère sa maison : « II avait vu… qu’elle aimait la poésie, la mer, le théâtre, Byron, et puis, résumant toutes ses observations en une seule, il avait dit : « C’est une sotte, je l’aurai ! » L’inévitable se produit à quelque temps de là. Une visite rendue en l’absence du mari amène les futurs amants jusqu’au seuil de l’amour interdit. Quelques jours plus tard, c’est Mazza elle-même, vaincue par la passion qui la dévore qui se rend chez Ernest. La suite est aisée à deviner : « Entre les quatre parois d’une muraille — ainsi s’exprime l’auteur écolier romanesque mais écrivain encore inhabile — sous les rideaux de soie, sur un fauteuil, il y eut plus d’amour, de baisers, de caresses enivrantes, de voluptés qui brûlent qu’il n’en faudrait pour rendre fou ou pour faire mourir ». Mazza sort de cette première étreinte aussi lasse que mécontente d’elle-même. Ernest, par contre, en Don Juan, qui sait le compte qu’on doit tenir de cette sorte de bagatelles, s’éloigne avec le désir de faire part à tout venant de sa bonne fortune : « Le soir, chez Véfour, il fit un excellent souper où le champagne frappé circulait en abondance. On l’entendit dire tout haut, vers le dessert : « Mes chers amis, j’en ai encore une ! »

De jour en jour, Mazza se sent rivée davantage à son amant. Il lui semble que la nature, désormais, a pris pour elle un sens nouveau et que tout ici-bas est fait pour l’amour, uniquement pour l’amour. Peu à peu, sa tendresse pour ses enfants s’affaiblit : « Elle les aimait comme on aime ceux d’un autre ». C’est un signe singulièrement révélateur des ravages causés dans une âme par une passion coupable que cet affaissement de l’instinct maternel. Nous le retrouverons chez Emma Bovary. Dans le cas de Mazza, Flaubert poussera jusqu’aux dernières limites les conséquences de cette dégradation, car c’en est une, véritablement, et la pire de toutes peut-être.

Quant à son mari, Mazza, naturellement, le haïssait. Ce passage vaut je crois, d’être cité :

« Quand, le soir, son époux, l’âme tranquille, le front calme, rentrait chez lui, lui disant qu’il avait gagné aujourd’hui, qu’il avait fait le matin une bonne spéculation, acheté une ferme, vendu une rente et qu’il pouvait ajouter un laquais de plus à ses équipages, acheter deux chevaux de plus pour ses écuries et qu’avec ces mots et ces pensées, il venait à l’embrasser, à l’appeler son amour et sa vie, oh ! la rage lui prenait à l’âme, elle le maudissait, repoussant avec horreur ses caresses et ses baisers qui étaient froids et horribles comme ceux d’un singe… ».

Faisons abstraction des maladresses de style et des outrances de la seizième année. Les lecteurs de Madame Bovary ne songent-ils pas aussitôt à Emma et à Charles lorsqu’ils lisent ces lignes ?

Chez Mazza, la passion est désormais la maîtresse absolue. Seul compte l’amant :

« Quand après avoir quitté sa maison, son ménage, ses laquais, elle se retrouvait avec Ernest, seule, assise à ses côtés, alors elle lui contait qu’elle eût voulu mourir de sa main, se sentir étouffée par ses bras et puis elle ajoutait qu’elle n’aimait plus rien, qu’elle méprisait tout, qu’elle n’aimait que lui ; pour lui, elle avait abandonné Dieu et le sacrifiait à son amour ; pour lui, elle laissait son mari et le donnait à l’ironie ; pour lui, elle abandonnait ses enfants. Elle crachait sur tout cela à plaisir : religion, vertu ; elle foulait tout cela aux pieds, elle vendait sa réputation pour ses caresses et c’était avec bonheur et délices qu’elle immolait tout cela pour lui plaire, qu’elle détruisait toutes ses croyances, toutes ses illusions, toute sa vertu, tout ce qu’elle aimait enfin, pour obtenir de lui un regard ou un baiser ».

Si blasé qu’il soit, Ernest finit par se laisser prendre au jeu. Envoûté par cette femme passionnée, il en vient au point — symptôme grave ! — d’écrire des vers pour elle. Sur la demande d’Emma Bovary, Léon, un jour, tentera d’écrire une « pièce d’amour ». Il est vrai qu’il ne pourra trouver de rime pour le second vers et qu’il se verra contraint de « copier un sonnet, dans un Keepsake ».

Ernest, pourtant, commence à s’épouvanter des exigences de cet amour dominateur qui menace de le submerger tout entier. De cette épouvante à la fin de l’amour, il n’y a qu’un pas : « Il était ennuyé de cette femme qui prenait le plaisir au sérieux, qui ne concevait qu’un amour entier et sans partage… Il ne l’aimait plus et s’il sortait de chez elle avec quelque émotion dans l’âme, c’était comme les gens qui viennent de voir des fous… Ernest comprit que la passion de cette femme était féroce et terrible, qu’il régnait autour d’elle une atmosphère empoisonnée qui finirait par l’étouffer et le faire mourir… ».

Ce sentiment de croissante subordination à l’égard de la femme qu’il avait aimée lui étant devenu insupportable, Ernest, tout comme le fera plus tard le Rodolphe de Madame Bovary, prend la décision de fuir sa maîtresse : « Il fallait donc partir, la quitter pour toujours… ». Un soir, à dix heures, Mazza reçoit une lettre lui annonçant que son amant, désigné par le ministre pour prendre part à une mission scientifique au Mexique, va s’embarquer au Havre. Affolée, elle saute en voiture et se fait conduire dans cette ville. « Elle courut au bout de la jetée et regarda sur la mer… Une voile blanche s’enfonçait sous l’horizon ».

Voilà donc, tracée de la main inexperte d’un collégien à l’imagination précoce, la première ébauche du départ de Rodolphe dans Madame Bovary. Rodolphe sera certes plus cruellement raffiné puisqu’il aura d’abord laissé croire à sa maîtresse qu’il s’enfuirait avec elle. Mais le thème de la rupture par départ brusqué est déjà là.

Ernest enfui, Mazza se sent abominablement seule. Elle se souvient du passé et surtout, comme il convient, des plus belles journées de sa vie : « Elle se rappela, dit l’écolier Flaubert, les jours de son bonheur, ses vacances paisibles sur le bord de la Loire où elle courait dans les allées des bois, se jouant avec les fleurs et pleurant en voyant passer des mendiants. Elle se rappela ses premiers bals où elle dansait si bien, où elle aimait tant les sourires gracieux et les paroles aimables… ».

C’est déjà Emma Bovary regrettant le bal de la Vaubyessard :

« Ce fut une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s’éveillant « Ah ! Il y a huit jours… il y a quinze jours… il y a trois semaines, j’y étais ! ».

Chez Mazza, comme chez Emma après la fuite de Rodolphe, l’oppression de la solitude et la passion qui ne peut plus s’assouvir corrodent l’âme. Elles en chassent tout ce qui peut y subsister de sentiments honnêtes. Elles insufflent la haine de tout ce qui semble indifférent à la douleur secrète et lancinante. Elles exacerbent le souvenir des voluptés passées qui ne reviendront pas, qui ne sauraient revenir et qui par une étrange contradiction, ont laissé après elles à la fois des souvenirs poignants et des remords certains. Le mari est naturellement le premier objet des rancœurs de celles qui ont cherché dans l’adultère d’éphémères et douteuses satisfactions :

Quand Mazza « pensait à Ernest, à sa voix, à ses paroles, à ses bras qui l’avaient tenue si longtemps palpitante et éperdue d’amour et qu’elle se trouvait sous les baisers de son mari, ah ! elle se tordait de douleur, et se roulait sur elle-même comme un homme qui râle et agonise en criant après un nom, en pleurant sur un souvenir. Elle avait des enfants de cet homme, ces enfants ressemblaient à leur père, une fille de trois ans, un garçon de cinq et souvent, dans leurs jeux, leurs rires pénétraient jusqu’à elle. Le matin, ils venaient l’embrasser en riant quand, elle, elle leur mère, avait veillé toute la nuit dans des tourments inouïs et que ses joues étaient encore fraîches de ses larmes…

« Dans quelle atmosphère vivait Mazza ? Le cercle de sa vie n’était pas si étendu, mais c’était un monde à part qui tournait dans les larmes et le désespoir… ».

Madame Bovary, elle, manquera mourir de sa passion brisée. Elle sera longtemps malade : « Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond de son cœur et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s’échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l’atmosphère d’immaculation où elle voulait vivre ».

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Parvenus à ce degré d’angoisse, les deux récits s’éloignent l’un de l’autre Emma retournera à Léon avec la frénésie de son amour déçu. Elle s’enlisera dans les difficultés matérielles avant d’en arriver au suicide. C’est en plein mélodrame, au contraire, que va nous jeter Mazza, née de l’imagination quelque peu morbide d’un collégien sans expérience. Mais elle connaîtra une fin identique.

La jalousie dont elle est déchirée l’amènera au crime. Sa première victime sera son mari, ce mari cependant empressé et débonnaire que, désormais elle abhorre. Flaubert ne nous relate pas expressément les conditions dans lesquelles l’épouse infidèle provoque la mort du malheureux, mais il semble qu’elle ait recours à un poison lent. Le poison, à l’époque de Louis-Philippe, était, tout comme l’adultère, fort à la mode. Les travaux d’Orfila avaient excité la curiosité publique et, quelques années après la composition de Passion et Vertu, allait éclater l’affaire Lafarge. II semblait qu’il y eût alors du poison dans l’air comme à certains moments du XVIIe siècle. L’élève du Collège de Rouen, en bon romantique, n’avait-il pas lu, tout récemment, comme beaucoup de ses camarades, la Lucrèce Borgia, de Hugo, qui s’achevait sur une demi-douzaine d’empoisonnements. Rien que cela !

Bref, Mazza assiste, le cœur et les yeux secs, aux funérailles de son mari C’est pour Flaubert, qui se sent alors un tempérament tragique, l’occasion de peindre une scène de violence passablement outrée, mais dans laquelle on doit noter, déjà, cette sorte de halètement qui deviendra plus tard, sous sa plume, un procédé familier :

« Quand elle n’entendit plus le ferraillement monotone des roues du char sur le pavé et que tout fut passé et parti, les chants des prêtres, le convoi du mort, elle se jeta sur le lit mortuaire, s’y roula à plaisir en criant dans les accès de sa joie convulsive : « Arrive maintenant ! À toi, à toi tout cela ! Je t’attends, viens donc ! À toi, mon bien-aimé, la couche nuptiale et ses délices ! À toi, à toi seul, à nous deux un monde d’amour et de voluptés ! Viens ici, je m’y étendrai sous tes caresses, je m’y roulerai sous tes baisers ! » Tout cela est bien près d’être drôle à force d’outrance et d’inexpérience. Il ne manque même pas, dans ce récit, « la petite boîte en palissandre » donnée par Ernest. Mais toute cette puérilité demeure assoiffée de meurtre. Après leur père, les deux enfants de Mazza meurent à leur tour, empoisonnés :

« La nuit, ils se réveillaient dans le délire, se tordant sur leur couche d’agonie en disant qu’un serpent leur mangeait la poitrine, car il y avait là quelque chose qui les déchirait et les brûlait sans cesse et Mazza contemplait leur agonie avec un sourire sur les lèvres qui était rempli de colère et de vengeance. Ils moururent tous deux le même jour. Quand elle vit clouer leurs bières, ses yeux n’eurent point de larmes, son cœur point de soupir. Elle les vit d’un œil sec et froid enveloppés dans leurs cercueils et, lorsqu’elle fut seule enfin, elle passa la nuit heureuse et confiante, l’âme calme et la joie dans le cœur ».

Mazza, création d’un collégien de seize ans, est un monstre, tant au point de vue littéraire qu’au point de vue moral. Quinze ans plus tard, Flaubert, à qui l’aventure sentimentale avec Mme Schlésinger, quelques passades amoureuses et la fréquentation du ménage Pradier (3) auront enseigné l’art des nuances psychologiques, se gardera bien de faire d’Emma Bovary un être hors nature qui n’aurait pu susciter le moindre intérêt. Il nous la dépeindra avec une habileté consommée roulant de chute en chute, se brûlant les ailes à toutes les flammes et disparaissant enfin dans un halo de drame. Il ne viendrait à l’esprit de personne de plaindre une Mazza dont les gestes ne relèvent que de la Cour d’Assises. Emma Bovary, au contraire, n’est qu’une femme passionnée qui lutte et qui souffre, et si l’amour de hasard tue en elle les affections les plus élémentaires, elle apparaît surtout comme une infortunée qu’on peut blâmer, mais pour laquelle on ne peut se défendre d’une certaine pitié.

La grande différence entre l’ébauche sommaire, violente, saccadée, invraisemblable, et le roman-œuvre d’art achevée, est là. En 1837, Flaubert n’est qu’un enfant romanesque. En 1851, il est homme et romancier.

Mazza, cependant, n’a fait disparaître son mari et ses enfants que dans l’espoir de pouvoir rejoindre son amant au Mexique. « Lorsqu’elle pensait à lui, qu’elle allait l’embrasser et vivre pour toujours avec lui, elle souriait et pleurait de bonheur ». Mais c’est alors qu’apparaît, guidé d’une main inexperte par le jeune Flaubert, le deus ex machina, de ce drame. Une lettre, une simple lettre d’Ernest, ruine toutes les illusions de sa tenace maîtresse comme une lettre de Rodolphe brisera plus tard celles d’Emma. Dans ce billet, l’ancien amant de Mazza met celle qui fut sa complice en demeure de cesser de lui écrire des lettres passionnées et « peu honnêtes ». Cyniquement, il la somme de mettre des bornes à ses passions : « Oubliez-moi comme je vous ai oubliée, aimez votre mari… ». Ernest ignore évidemment la triple tragédie qui a suivi son départ. « Il faut oublier tout, madame, ajoute-t-il, et ne plus penser à ce que nous avons été l’un vis-à-vis de l’autre : n’avons-nous pas eu chacun ce que nous désirions ? »

Cette brutalité, j’allais dire cette bestialité dans l’expression, n’est égalée que par une évidente inexpérience de plume. Sans ménagements le jeune Flaubert fait annoncer par Ernest à Mazza son prochain mariage et cette nouvelle, bien cruelle pour la destinataire de la lettre, s’accompagne d’un éloge délirant de la jeune fiancée de dix-sept ans. Et ceci n’est rien encore. Voici la consolation plutôt inattendue que jette le débauché à son ancienne maîtresse : « Si vous m’aimez comme vous le dites, cela doit vous faire plaisir puisque je le fais pour mon bonheur. Adieu, madame Willers, ne pensez plus à un homme qui a la délicatesse de ne plus vous aimer ».

Cette délicatesse-là peut surprendre le lecteur le plus blasé. Le jeune Flaubert évidemment, a voulu donner à la lettre d’Ernest un tel ton d’impitoyable dédain qu’il justifiât le désespoir sans remède de Mazza. Mais que de maladresse et d’invraisemblance ! Les moyens de l’auteur sont si sommaires qu’aucune des gradations indispensables n’a été ménagée Ernest est ce qu’on appelle un mufle et le plus lâche des mufles. Rien ne montre mieux l’abîme qui sépare Passion et Vertu de Madame Bovary.

Après avoir composé cette pauvre lettre, Flaubert dut songer qu’il ne tenait pas encore son dénouement. Pour se conformer aux goûts du jour, il fallait de toute nécessité, que Mazza disparût. Par quel moyen ? Ainsi que je l’ai dit plus haut, la mort par le poison s’imposait aux environs de 1837. Flaubert, afin d’amener son héroïne au suicide indispensable, ajouta à la lettre d’Ernest ces dernières lignes, d’une déconcertante naïveté :

« Si vous voulez me rendre un dernier service, c’est de me faire passer au plus vite un demi-litre d’acide prussique que vous donnera très bien (sic), sur ma recommandation, le secrétaire de l’Académie des Sciences. C’est un chimiste fort habile.

« Adieu, je compte sur vous, n’oubliez pas mon acide.

« Ernest Vaumont ».

J’ignore comment Flaubert avait pu imaginer qu’il n’existait pas d’acide prussique au Mexique aux environs de l’année 1837 et que l’Académie des Sciences pouvait seule en procurer en France. Mais, cette trouvaille faite, le collégien dut pousser un soupir de soulagement. Il tenait son dénouement, puisque Mazza, désormais, allait pouvoir se procurer l’indispensable fiole sans laquelle il lui eût été impossible de mourir dans les règles.

Une scène d’imprécations, des préparatifs funèbres remplissent les dernières pages du récit. Puis Mazza « se releva tout à coup comme d’un rêve. Elle prit quelques gouttes du poison qu’elle avait versées dans une tasse de vermeil, but avidement et s’étendit, pour la dernière fois, sur ce sofa où, si souvent, elle s’était roulée dans les bras d’Ernest dans les transports de l’amour.

« Quand le commissaire entra, Mazza râlait encore ; elle fit quelques bonds par terre, se tordit plusieurs fois. Tous ses membres se raidirent ensemble, elle poussa un cri déchirant.,

« Quand il approcha d’elle, elle était morte ».

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Telle fut, dans l’imagination et sous la plume d’un jeune collégien qui avait la tête farcie de lectures peut-être malsaines, mais aussi un tempérament littéraire déjà affirmé, la première ébauche d’un roman célèbre. Ce sujet brûlant de la femme adultère qui cause le malheur des siens, puis sa propre perte, a hanté Flaubert dès l’adolescence. Il l’a obsédé jusqu’à ce qu’il trouvât enfin son expression complète dans Madame Bovary.

Il n’y a pas de doute, en effet. L’épisode Passion et Vertu est bien à l’origine du roman. Cela est si vrai que l’on peut identifier dans ce dernier une foule de notations déjà enregistrées dans le premier. Flaubert a réutilisé, chaque fois qu’il l’a pu, les détails, fussent-ils infimes, de son essai de collégien. En veut-on un exemple ? Dans Passion et Vertu, Ernest use de son influence sur Mazza pour l’amener à croire « à la phrénologie, au magnétisme »… Dans le roman, Léon offrira à M. Bovary « une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusqu’au thorax et peinte en bleu ». L’auteur, on le voit, a raclé jusqu’aux dernières miettes de son œuvre de jeunesse.

Mais alors, que penser de la tradition qui donne à Emma Bovary les traits de Delphine Couturier, épouse de l’Officier de Santé Delamare, de Ry ? Il faut, pour pouvoir se faire une opinion, étudier la genèse de l’œuvre.

Maxime du Camp a conté, on le sait, qu’au cours de son voyage en Égypte, Flaubert se trouvant au sommet du Djebel Abouçir se serait écrié : « Eurêka ! j’ai trouvé ! Je l’appellerai Emma Bovary ! » Ce récit d’un chroniqueur fantaisiste est des plus suspects, contredit qu’il est par la correspondance du Maître. Il en est de même de l’anecdote qui nous montre Bouilhet suggérant à son ami : « Pourquoi n’écris-tu l’histoire de Delamare ? » (4).

Flaubert, très ému — beaucoup trop ému ! — par la désapprobation que ses deux amis avaient marquée à l’égard de la première version de la Tentation de Saint Antoine, semblait entièrement découragé. Il n’avait aucun projet déterminé de roman. Sa correspondance permet de l’affirmer. Le 5 janvier 1850 n’écrivait-il pas à sa mère : « Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Je suis plein de doutes et d’irrésolutions ? » Le 22 avril, même plainte désabusée : « Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais je ne sais quoi ! »

Le 19 décembre 1850, Bouilhet recevait d’Athènes des confidences qui attestent que les projets de Flaubert étaient toujours au point mort : « Que vais-je faire une fois rentré ? Je n’en sais rien… » Le 9 avril 1851, même son de cloche : « Rentré à Croisset, il est probable quel je vais me fourrer dans l’Inde et dans les grands voyages d’Asie ». Nous voilà bien loin d’Emma Bovary, plus loin encore de la révélation soudainement obtenue sur la cime du Djebel Abouçir.

C’est donc entre avril et septembre 1851 que le roman prit forme dans l’esprit de Flaubert.

Il est certain que les Flaubert avaient connu les Delamare, dès lors tous deux décédés. La femme qui passait pour légère mais dont l’existence avait été empreinte de la plus grande banalité avait succombé la première, en 1848, peut-être de phtisie. Quelques mois plus tard, le mari était mort à son tour, également de mort naturelle. Qu’était donc cette « histoire de Delamare » à laquelle aurait fait allusion Bouilhet, si toutefois le propos de Maxime du Camp a quelque fondement ? L’officier de Santé serait-il mort du chagrin causé par l’inconduite et la mort de sa femme et par sa propre ruine ? Aucun souvenir n’a subsisté d’un fait de ce genre et ni la correspondance de Flaubert, ni les dossiers qu’il avait rassemblés ne contiennent la moindre allusion aux Delamare, ni à Ry.

Nous savons, par contre, que Flaubert avait été le témoin très attentif des déportements d’une de ses relations parisiennes, Mme James Pradier, née Louise d’Arcet, femme du sculpteur célèbre. Il avait même obtenu d’une des confidentes de cette autre épouse infidèle un récit détaillé des liaisons qu’elle avait eues, de ses manœuvres financières et de l’espèce de déconfiture dans laquelle elle avait sombré. Ce document, les Mémoires de Madame Ludovica, ont été remis en 1914 à la Bibliothèque de Rouen par Mme Franklin-Grout, et Mlle Gabrielle Leleu en a montré tout l’intérêt. C’est là qu’il faut chercher l’origine de nombreux épisodes de Madame Bovary.

À ce sujet, je me permets de faire une remarque que je crois nouvelle. L’examen de la Correspondance démontre que Flaubert avait d’abord envisagé une composition rapide de son livre : « Me voilà revenu à Croisset, écrivait-il le 1er février 1852 à Henriette Collier. J’y travaille tout seul et beaucoup. Si je suis content du livre que je fais maintenant, je le publierai l’hiver prochain ». Le 26 juin de la même année, les perspectives d’achèvement sont bien changées : « Voilà sept mois, confie-t-il à sa correspondante, que je suis en train d’écrire un livre que je croyais finir cet automne. Mais j’en ai encore pour quatorze à seize mois… ». Ce retard ne correspondrait-il pas à une transformation profonde du plan de l’œuvre ? Remarquons qu’à cette date, le sculpteur Pradier venait de décéder subitement. Saisi d’un malaise le 4 juin 1852 alors qu’il se promenait à Bougival, il avait expiré quelques heures plus tard. La mort de Charles Bovary, dans le roman, devait singulièrement ressembler à celle-là.

Concluons. Au moment où Flaubert rêvait de créer une nouvelle Mazza, non plus inhumaine et invraisemblable comme la première, mais victime pitoyable de ses passions, on ne conçoit pas très bien ce que pouvait lui apporter de neuf et de constructif le cas de Mme Delamare, de Ry. Les banales aventures extra-conjugales de celle-ci, bonnes à défrayer, tout au plus, les cancans locaux, ne comportaient aucun élément psychologique original. Flaubert était certainement sincère lorsqu’il écrivait à Mlle Le Royer de Chantepie : « Aucun modèle n’a posé devant moi. Mme Bovary est une pure invention ». Avec ses yeux noirs et « ses bandeaux doucement bombés vers les oreilles », Emma n’était autre que Mazza Willers, mais plus évoluée, mieux étudiée et plus conforme à la vérité.

Pas plus que Mme Delamare, Ry n’apparaît dans Madame Bovary. Ceci nous amène à étudier l’autre aspect de la question.

 

René Herval

Grand-Prix de Littérature Régionaliste.

(1) II faut être cependant juste à l’égard de P.-L. Robert. Mon étude était écrite lorsque Mlle Leleu, la savante Flaubertiste rouennaise, me fit connaître un travail de cet érudit paru dans le Bulletin de la Société Libre d’Émulation de Rouen en 1924 et fort curieux. P.-L. Robert y signalait que Passion et Vertu contenait déjà une première ébauche de Madame Bovary, mais il ne semblait pas voir que ce seul fait renversait complètement la thèse de Georges Dubosc. Croyant aveuglément à l’exactitude de cette dernière, il n’osait pas tirer de sa petite découverte les conclusions qui en découlaient naturellement.

(2) À l’exception de P.-L. Robert, ainsi que je l’ai noté précédemment.

(3) Voir la belle étude de Mlle Gabrielle Leleu : Une Source Inconnue de Madame Bovary. Le Document Pradier, Paris, 1947.

(4) Maxime du Camp, qui n’en est pas à une bévue près, a d’ailleurs écrit Delaunay, au lieu de Delamare. Ce Delaunay, d’après lui, aurait habité à Blosseville-Bonsecours ; près de Rouen, et non à Ry. Remarquons aussi qu’il est question ici de l’histoire de Delamare et non de celle de Mme Delamare.