Du nouveau sur Madame Bovary (suite)

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 11

 

Du nouveau sur Madame Bovary (suite)

M. René Herval, président de la Société des Écrivains Normands, littérateur et historien, a fait, le dimanche 20 décembre 1953, à la Société des Amis de Flaubert, une très brillante conférence intitulée par lui : Propos hérétiques sur Madame Bovary. Nous en rendons compte par ailleurs.

Le distingué conférencier a bien voulu consacrer l’étude suivante à ce sujet dont on ne saurait dénier l’intérêt. Nous les publions ici avec plaisir.

 

II. Yonville-l’Abbaye n’est pas Ry

Reste à rechercher quel site réel a suggéré à Flaubert sa description d’Yonville-l’ Abbaye.

Les précisions données par le romancier lui-même au cours de son récit sont telles qu’on peut se demander comment le nom du joli village de Ry a pu être mêlé à cette affaire. Yonville-l’Abbaye, en effet, nous est présenté en ces termes :

« Yonville-l’Abbaye (ainsi nommé à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus) est un bourg à huit lieues de Rouen entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, au fond d’une vallée qu’arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure ».

Ces deux dernières lignes, toutes de fantaisie, parurent à certains suffisamment explicites pour que la Rieule représentât à leurs yeux le Crevon, d’autant que Ry possédait quelques moulins. C’était là une hypothèse, à notre sens, bien aventurée.

Le nom adopté par Flaubert — qui prenait, ainsi qu’il se devait, son bien partout où il le trouvait — révélait cependant quelque chose. Il n’avait pas été le chercher bien loin. C’était celui d’un ancien hameau de Rouen, situé à proximité de l’avenue du Mont-Riboudet (5) et qui possédait une source alimentant la fontaine Saint-Filleul. La rue du Renard s’appelait, au Moyen Age, la rue d’Yonville et, près de l’église du Sacré-Cœur, existe encore de nos jours la rue de la Croix d’Yonville. Il est probable que Flaubert attribua par analogie le nom d’Yonville au bourg qu’il voulait décrire et que ses sources avaient rendu célèbre.

L’idée de joindre à ce nom l’affixe « l’Abbaye » dut venir tout naturellement à l’esprit du romancier. En réalité, il n’exista jamais d’abbaye de Capucins, ces religieux n’habitant que d’assez modestes couvents, mais dans une région qui possède effectivement un Saint-Victor-l’Abbaye, un Ouville-l’Abbaye, Yonville-l’Abbaye sonnait mieux qu’Yonville-le-Couvent ou toute autre dénomination. Nous verrons bientôt que Flaubert avait les meilleures raisons du monde de se livrer à cette… capucinade.

Yonville-l’Abbaye est donc situé quelque part entre les routes de Rouen à Abbeville, par Neufchâtel, et de Rouen à Beauvais, par Gournay (6). L’auteur fait arroser le bourg par un petit affluent de l’Andelle qu’il appelle la Rieule, adaptation assez habile du latin rivulus. Il est évident que le romancier introduit ici un élément, d’ailleurs secondaire, de fantaisie. Il fallait bien que le voile de la fiction ne fût pas entièrement levé.

Mais la Rieule n’est pas le Crevon et Yonville n’est pas Ry. Comment se rend-on, en effet, de Rouen à Yonville ?

La réponse de Flaubert est précise : par la route de Neufchâtel. Et il ajoute :

« On quitte la grand’route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’à la côte des Leux d’où l’on découvre la vallée. La rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie distincte : tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à droite est en labour ».

Cet itinéraire est aisé à suivre sur le terrain et sur la carte. À première vue, on serait tenté de s’étonner que les voyageurs suivissent la route de Neufchâtel jusqu’à la Boissière, alors qu’ils auraient pu emprunter à Vieux-Manoir la route qui, dès lors, passait par Buchy. Mais les voitures publiques de ce temps cherchaient, tout comme nos modernes autocars, à desservir le plus de localités possible. À la Boissière, elles assuraient sans doute la correspondance avec d’autres voitures venant de Dieppe par Saint-Saëns ou inversement. Elles devaient rejoindre ensuite, par Montérolier, Mathonville et Bosc-Bordel, la route de Buchy à Forges-les-Eaux. C’est à la Côte des Leux, en effet, que Flaubert nous conduit pour nous faire admirer le panorama de la vallée de l’Andelle.

À deux kilomètres à l’Ouest du carrefour des deux routes, venues, l’une de Sommery, l’autre de Buchy et qui se réunissent avant de pénétrer dans Forges, se dresse un point culminant, le Mont des Leux, que couronne une ferme importante. Son altitude est de 182 mètres. La route évite cette hauteur, mais, à très peu de distance, vers Frétancourt, elle escalade une rampe secondaire, assez élevée toutefois pour que, de son sommet, la vue s’étende sur un large horizon.

Tout ce que Flaubert a dit du spectacle qu’on aperçoit du haut de cette côte des Leux est particulièrement suggestif. Il a fort bien vu que c’était là le point de suture de deux terroirs très différents. Il a noté que la région située sur la rive gauche de l’Andelle consistait en herbages : c’est le Pays de Bray. Sur la rive droite, c’est encore le Roumois (7), terre de culture, qui s’étale largement. Rien n’est plus véritable, car l’auteur de Madame Bovary était ami de la précision. Les voyageurs de la diligence allant vers Forges pouvaient noter les premiers herbages aux environs de la côte des Leux, précisément.

Et Flaubert, dans son souci de l’exactitude, se laisse prendre au jeu… De la côte des Leux, il nous montre, formant masse noire, à droite, au fond du tableau, « les chênes de la forêt d’Argueil ». Cette forêt, voisine du bourg d’Argueil, s’appelle plus communément Forêt de Bray, mais aucun doute ne saurait subsister quant à son identification. Le romancier nous décrit aussi une côte Saint Jean, qui semble inconnue des cartographes, mais dont il note que ses escarpements sont « rayés du haut en bas par de longues traînées rouges inégales. Ce sont les traces des pluies, précise-t-il, et ces tons de brique tranchant en filets minces sur la couleur grise de la montagne viennent de la quantité de sources ferrugineuses qui coulent au-delà dans le pays d’alentour ».

De toute évidence, ces longues traînées de rouille qu’on remarque sur les pierres de la hauteur nous révèlent que la Côte Saint-Jean est constituée par un sol riche en minerai. Les célèbres sources de Forges : la Royale, la Reinette et la Cardinale, la rouge Chevrette aussi, coulent au pied. Flaubert ne les citera pas pour ne pas se trahir entièrement, mais il nous en a dit assez pour que nous comprenions. La côte de l’Épinay, drapée dans son bois charmant, ne fait qu’une avec la côte Saint-Jean.

À ce propos, si nous reparlions des Capucins…

Forges possédait jadis, non une abbaye, mais un couvent de Capucins dont presque toute trace a disparu après la Révolution, au grand regret des exploitants des eaux minérales. C’était, en effet, dans ce couvent qu’était hébergée une grande partie de la clientèle aristocratique accourue à Forges. Le grand salon des Pères était utilisé par elle non seulement comme potinière, mais encore comme salle de jeu et parfois aussi, peut-être, comme théâtre. Il ne saurait subsister le moindre doute à cet égard : c’est à ce couvent que Flaubert a emprunté le second terme du nom d’Yonville-l’Abbaye.

Poursuivons cependant notre examen, Madame Bovary à la main. Toujours soucieux d’exactitude et de précision — ce qui nous permettra de deviner un certain nombre de ses secrets — le romancier nous dit du panorama découvert de la côte des Leux : « On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de l’Ile-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation comme le paysage sans caractère ». À l’exception de cette dernière notation qui est fort discutable, car le Bray a, au contraire, beaucoup de relief et de charme, avec ses haillons de forêt jetés sur l’épaule de ses collines et le ruissellement de ses eaux vives, le jugement ne saurait être contesté. Un géographe professionnel pourrait y souscrire. À Forges, nous ne sommes éloignés de l’Ile-de-France que de quelques kilomètres à peine. À vingt-cinq kilomètres environ commence, vers le Nord-Est, la Picardie. C’est là, non en Normandie, que le paysage s’aplatit et que commence la grande plaine septentrionale si morne et croupissante, d’ennui. À ce point de vue, le passage d’une province à l’autre est nettement et même brutalement tranché. Mais ainsi qu’il arrive toujours aux pays-frontières, un phénomène d’endosmose s’est produit au cours des siècles. C’est pourquoi le Pays de Bray, avec ses logis de briques sombres, annonce déjà les caractères de l’habitat picard. Pour une raison analogue, le langage local, s’il ne constitue pas un dialecte proprement dit, offre un curieux mélange de formes normandes et de formes picardes. À ces deux points de vue, Flaubert a eu une vision exacte : le Bray est un pays, sinon bâtard comme il le dit, au moins de transition.

Flaubert constate encore que, dans cette région, la culture « est coûteuse parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables, pleines de sable et de cailloux ». Il ajoute « qu’au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages, quelque dépréciés qu’ils soient ». Ceci est assez peu judicieux, mais nous avons fait à cet égard une assez plaisante constatation. L’auteur de Madame Bovary, dont les connaissances, en matière agricole, étaient évidemment fort superficielles, semble s’être fait, en cet endroit, l’écho des critiques qu’avait émises, en 1805, dans sa Statistique de Forges-les-Eaux, le docteur Cisseville, qui dirigeait alors l’établissement thermal. Cet honnête médecin, indigné de voir qu’il existait, auprès de la forêt de Bray, « une immense quantité de bruyères qu’il serait important de rendre à l’agriculture » et qui ne servaient alors qu’à la vaine pâture, s’écriait dans un style boursouflé dont nous sourions de bon cœur aujourd’hui : « C’est à vingt-cinq lieues de la capitale qu’on trouve cette immense étendue de terrains en friche et c’est dans mon pays qu’on rencontre cet attentat, si contraire aux principes reçus chez tous les peuples agricoles qui se sont illustrés par leurs travaux ! Oh, divine Agriculture ! Éclaire de tes rayons lumineux les enfants chéris de ton culte ! Enflamme-les de ton feu sacré ! Démontre que ce n’est qu’en sillonnant d’une main nerveuse ce terrain jusqu’alors inculte qu’ils obtiendront les trésors que l’ignorance et l’apathie ont honteusement dérobés depuis tant de siècles à leur courage et à leur conception (sic) ! (8) ».

En dépit de la distance qui sépare le style de Flaubert de celui du docteur Cisseville, nous ne serions pas surpris que la critique adressée par le premier aux cultivateurs brayons ne fût une réplique des reproches que leur avait faits le second. Tous deux en pure perte, d’ailleurs, car, vers 1848, Léon Dupuis ira encore se promener le dimanche sur la Pâture et, de nos jours, la situation n’a guère changé. Je suppose qu’il y a de bonnes raisons pour cela.

Et maintenant, sous la conduite de Flaubert, pénétrons dans Forges… je veux dire : dans Yonville-l’Abbaye.

Voici l’entrée du bourg, décrit de façon pour ainsi dire photographique :

« Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles qui vous mène en droite ligne jusqu’aux ; premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines, de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, Cependant, les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent… Il y a la forge d’un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves… Puis, à travers une claire-voie apparaît une maison blanche au-delà d’un rond de gazon que décore un Amour, le doigt posé sur la bouche… Des panonceaux brillent à la porte. C’est la maison du notaire et la plus belle maison du pays ».

Compte tenu des altérations qu’un siècle écoulé a nécessairement apportées au tableau, la rue des Eaux Minérales, à Forges, demeure à peu près telle que l’a vue Flaubert. Celui-ci se tait de l’Établissement thermal afin de ne pas nous révéler trop brutalement à quel paysage il a songé lorsqu’il a décrit l’entrée d’Yonville-l’Abbaye. Mais le reste est d’une exactitude parfaite. Le romancier n’a même pas oublié le petit pont qui de son temps, franchissait l’Andelle à l’endroit où la rivière, venue du Bois de l’Épinay, coupait la route pour gagner le Bois des Fontaines. De nos jours, la route passe en viaduc au-dessus de son cours, mais le pont a bien existé. Les anciens plans cadastraux que nous avons consultés en font foi, et l’abbé Decorde, historien local, qui écrivait, vers le milieu du 19 siècle, nous révèle que ce pont avait été construit en 1772.

Les maisons campagnardes décrites par Flaubert existent encore à de nombreux exemplaires en dépit des modifications subies depuis lors par la route. Elles demeurent toutes pareilles à ce qu’elles étaient à l’époque où Flaubert séjourna à Forges. Comme alors, elles cachent leur humilité au fond de jardinets dépourvus de tout charme. Quant à la Maison Blanche — qu’on appelle toujours ainsi dans le pays — elle mérite que nous demeurions un instant à l’examiner.

Flaubert, en effet, la connaissait bien, cette maison, dans laquelle il avait été accueilli à bras ouverts, ainsi que sa mère, lorsque tous deux, au mois de juin 1848, s’étaient réfugiés à Forges dans la crainte que les émeutes de Paris n’eussent leur répercussion à Rouen (9). Ses propriétaires étaient M. et Mme Beaufils, des amis d’Ernest Chevalier, alors substitut du Procureur de la République à Ajaccio. Or voici ce qu’écrivait de Croisset, le 4 juillet 1848, à Ernest Chevalier, précisément, l’auteur de Madame Bovary :

« …Nous avons filé au hasard à Forges. Là, comme ma mère tremblait au bruit de chaque voiture qui arrivait, elle a été demander l’hospitalité à M. et Mme Beaufils, qui la lui ont accordée d’une manière que je n’oublierai jamais, c’est-à-dire parfaite… ».

M. Victor-Marin Beaufils avait été notaire à Forges jusqu’en 1830. Il jouissait d’une très importante fortune et l’on prétend dans le pays qu’il avait en permanence, dans ses écuries, pour son agrément personnel, dix-sept chevaux. Les promenades de Rodolphe et d’Emma Bovary pourraient bien, l’imagination de Flaubert aidant, être nées de cette profusion équestre. Après la mort de M. Beaufils, qui ne devait survenir qu’en 1881, la ville de Forges entra en possession de sa maison, et du vaste parc qui l’entourait, parc dans lequel fut édifié un hospice toujours existant.

La tradition veut, à Forges, que les Flaubert aient logé, durant leur séjour à l’hôtel du Mouton. Peut-être y étaient-ils, en effet, descendus tout d’abord, les Beaufils ne les ayant hébergés que quelques jours plus tard, afin d’apaiser les inquiétudes de Mme Flaubert. Nous manquons malheureusement de précisions sur la villégiature du romancier dans le petit bourg, mais il est permis de penser qu’elle fut de quelque durée, car nous relevons dans Madame Bovary les traces évidentes de promenades faites à Forges et dans les environs immédiats.

La maison de M. Beaufils porte le n° 11 de la rue des Eaux Minérales. C’est une grande construction, telle qu’on les concevait vers 1820, c’est-à-dire largement étalée sur le sol. Elle est aujourd’hui assez déchue. Vers le Nord, elle possède encore ses écuries. C’est vers le Midi que devait exister, du moins nous le supposons, le rond de gazon au centre duquel se dressait le discret Amour au doigt posé sur les lèvres.

Mais poursuivons notre route. Flaubert continue à être le plus sûr des guides.

« De l’autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l’entrée de la place » se trouvait alors une pauvre église, précédée d’un clocher carré, à toiture aplatie, et sur la hideur de laquelle l’accord unanime s’était fait depuis longtemps. Elle occupait la partie centrale de la place Verte. Son portail s’ouvrait à peu près à l’emplacement du Monument aux Morts actuel et son abside se trouvait là où s’élève le clocher du sanctuaire qui lui a succédé.

L’église de Forges, au Moyen Age, avait été construite assez loin de là, vers l’extrémité Nord de la place Brévière, telle qu’elle existe aujourd’hui. Édifiée sous le double vocable de Saint Éloi et de Saint Nicolas vers le milieu du 12e siècle, elle était fort mal en point après la période révolutionnaire. Il fallut l’abattre en 1824. Dès 1800, le cimetière qui l’entourait avait été désaffecté.

La plaque de cuivre qui commémorait le scellement de la première pierre de la nouvelle église de la place Verte est encore conservée à l’Hôtel de Ville de Forges. L’inscription qu’elle porte relate que, le 18 novembre 1823, le siège archiépiscopal étant vacant, cette première pierre avait été posée par le baron de Vanssay, préfet du département, en présence de M. Cartier, sous-préfet de Neufchâtel ; de M. Crespin, maire de Forges, et de M. l’abbé Creton, curé. M. Jouanne, architecte principal des Bâtiments civils, avait fourni les plans de l’édifice, dont un autre architecte, M. Pinchon, devait surveiller l’exécution. L’entrepreneur Renoult, de Gournay, était chargé des travaux. Le registre des délibérations du Conseil municipal devait, plus tard, porter mention des malfaçons de ce dernier et nous apprendre qu’en 1850, il lui restait encore dû, pour son beau travail, une somme de 4.167 francs 56 centimes.

Avec une précision que n’eût pas reniée l’abbé Cochet, illustre archéologue, Flaubert a ainsi décrit le sanctuaire paroissial de Forges, tel qu’il existait en 1848 : « L’église a été rebâtie à neuf dans les dernières années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir par le haut et, de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur bleue. Au-dessus de la porte où seraient les orgues se tient un jubé pour les hommes avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots ». Le romancier signale dans cette église la présence d’une « statuette de la Vierge, vêtue d’une robe de satin, coiffée d’un voile de tulle semé d’étoiles d’argent et toute empourprée aux pommettes comme une idole des îles Sandwich ». C’étaient là, sans doute, les débuts prometteurs de l’art de Saint Sulpice. Flaubert a noté aussi l’existence d’une « Sainte Famille, envoi du Ministère de l’Intérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers… Les stalles du chœur, en bois de sapin, sont restées sans être peintes ».

Cette description ne laisse place à aucune fantaisie.

L’année même où Flaubert publiait Madame Bovary, l’abbé Decorde écrivait dans son Essai sur le canton de Forges-les-Eaux : « Que dire de cette construction sans style et sans goût sur le fronton de laquelle on eût dû écrire : « Église », afin de fixer les étrangers sur sa destination ». Et, plus tard, Raoul de Montalent devait noter de son côté : « C’était une construction rectangulaire à plafond plat avec des fenêtres en anses de panier, garnies d’affreux rideaux rouges… Au fond de l’église se trouvait une tribune en bois (10) sur laquelle se trouvait un orgue à tuyaux de huit à dix jeux et un seul clavier. Le plus étonnant, c’est qu’on avait fait faire un énorme rouleau sur le modèle des orgues de Barbarie. Ce rouleau s’adaptait à l’orgue, on tournait la manivelle et on avait le Kyrie, le Gloria, etc., avec un petit verset ».

Les descriptions, on le voit, concordent dans leurs grandes lignes. Mais combien il est regrettable que Flaubert n’ait pas connu, en 1848, cet orgue étrange. Il l’eût sans doute jugé assez « hénaurme » pour qu’il figurât dans son roman.

Remarquons en passant que le maître-autel de bois sculpté, assez médiocre d’ailleurs, de cette église de la Restauration, existe toujours. Après avoir été longtemps abrité dans la chapelle des Fonts de la nouvelle église, il a été récemment transféré, avec ses chandeliers, dans la chapelle provisoire de Serqueux. Quant à la « Sainte Famille, envoi du Ministère de l’Intérieur », qui lui servait de retable, nous ne serions pas trop surpris qu’elle s’identifiât avec certain Mariage mystique de Sainte Catherine (11), toujours visible dans l’église actuelle de Forges. Mais nous n’avons pas de certitude à ce sujet.

Passons outre ! Flaubert nous a montré, près de l’église, un petit cimetière : « Le petit cimetière qui l’entoure, clos d’un mur à hauteur d’appui, est si bien rempli de tombeaux que les vieilles pierres, à ras du sol, font un dallage continu où l’herbe a dessiné de soi-même des carrés verts réguliers ». La description paraîtra étrange à tous ceux qui ont visité nos champs funéraires normands dans lesquels les défunts, bien séparés les uns des autres, semblent avoir conservé, par-delà le « monument », chacun son quant à soi et son horreur de la mitoyenneté. Il est possible de l’expliquer cependant. Dans la réalité, il ne s’agissait pas d’un cimetière, mais d’un réemploi des pierres de l’ancienne église et des tombes qui avaient entouré celle-ci. Pendant fort longtemps, ces matériaux ont servi à la place Verte d’une sorte de pavement. Des délibérations du Conseil municipal attestent qu’on attendait d’eux une protection pour les fondations de l’église de la Restauration et quelque commodité pour la tenue du marché, fixé sur cette place. Flaubert fut-il trompé par l’aspect de ces pierres tassées « à ras du sol » ?Je croirais plutôt qu’il en a pris, volontairement, l’idée d’un cimetière, parce qu’il fallait que les turbulents catéchumènes de l’abbé Bournisien jouissent d’un peu d’espace pour s’ébattre en liberté (12).

Un peu plus loin, dans la rue de la République, qui fait suite à la rue des Eaux Minérales, se trouve encore aujourd’hui le couvent de la Communauté d’Ernemont. C’est là que l’abbé Bournisien, dans le roman, avait oublié son parapluie.

Poursuivant sa flânerie à travers Yonville-l’Abbaye, Flaubert parvient ensuite à une place qui ressemble, à s’y méprendre, à ce qu’était encore la place Brévière, il y a une vingtaine d’années : « Les halles, dit-il, c’est-à-dire un toit de tuiles supporté par une vingtaine de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la place d’Yonville ». Les Halles au Beurre, fort médiocres, élevées sur l’emplacement de l’église primitive, encombraient, en effet, à elles seules, toute la partie Nord de la place de Forges. Elles ont été démolies en 1945 (13).

À l’époque du séjour de Flaubert à Forges, cette place était en voie de transformation. Il n’existait précédemment, pour gagner Neufchâtel de ce côté, qu’une mauvaise route, au tracé illogique qui s’éloignait du bourg par le Nord-Est (14). L’église médiévale avait disparu, mais le cimetière qui l’avait entourée et était depuis longtemps désaffecté, existait encore ainsi que l’ancien presbytère, abandonné depuis une vingtaine d’années par le curé. Afin de s’assurer des « débouchés nouveaux », comme le dit en souriant le romancier, Forges avait consenti un gros sacrifice. La commune s’était fait autoriser à aliéner les terrains et les bâtiments de ce cimetière et de ce presbytère, afin de permettre aux Ponts et Chaussées d’ouvrir une nouvelle route vers le Nord-Ouest de la place. C’est là ce « chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens et sert parfois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres ». On ne saurait être plus précis. La nouvelle voie permettait, en effet, aux voyageurs venus de Neufchâtel de gagner Amiens par Gaillefontaine et Poix et vice-versa. Elle pouvait également les conduire à Gournay-en-Bray et à Beauvais. À tous égards, cette route de simple jonction — qui portait le n° 27 et a pris, depuis lors, le n° 314 — devait avoir une notable importance pour Forges, bien qu’elle n’eût que 604 mètres de longueur. Aussi la ville n’avait-elle pas hésité à s’endetter pour assurer sa construction. En 1848, année où les travaux battaient leur plein, Forges s’était engagé à payer à leur occasion dix annuités de 2.719 francs chacune.

La construction de la nouvelle route — aujourd’hui début de la route de Neufchâtel — avait entraîné de nombreuses modifications dans l’aspect de son voisinage immédiat. C’est alors que fut tracé la place actuelle remplaçant le nœud de carrefours sans symétrie que nous montrent encore les vieux plans cadastraux de l’Hôtel de Ville. Du côté Est, en particulier, un nouvel alignement fut imposé. Une maison aujourd’hui à usage de commerce de couleurs demeure le témoin de ce changement. Son premier étage indique encore la direction des anciennes façades de la place, tandis qu’au rez-de-chaussée, le magasin a été poussé sur la même ligne que les immeubles plus récents.

Sur cette place, Flaubert a montré quatre édifices, dont deux au moins ont été placés là par le seul jeu de son imagination (15).

Sur le côté Ouest, il a décrit l’auberge du Lion d’Or, avec sa grande porte cochère, sous laquelle s’engouffrait, non sans un grand fracas de ferraille, la lourde Hirondelle s’apprêtant à gagner sa remise. Bien que sa façade ait été fort modernisée, l’auberge est toujours là. Ses bâtiments semblent dater de la reconstruction du bourg, après le vaste incendie de 1607.

C’est un long corps de logis bâti en bordure de la place et qui semble n’avoir jamais connu d’autre usage. L’enseigne du Lion d’Or se retrouvait d’ailleurs, il y a un siècle, à Neufchâtel, à Gournay, à Londinières, à Foucarmont, à Argueil… Peut-être marquait-elle une affiliation à une Compagnie de voitures bien déterminée.

À gauche de la grand’porte se trouve une petite salle. À droite, une salle de débit qui semble avoir été jadis la cuisine, car une ample cheminée s’y voit encore, mal dissimulée par une cloison de bois. Est-ce là que Mme Bovary, le soir de son arrivée à Forges, « tendit à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d’une bottine noire ? » Au-delà se trouve aujourd’hui une vaste salle à manger dont il serait bien malaisé de rétablir par la pensée l’état ancien, mais qui pourrait bien avoir été primitivement partagée en deux pièces. Il est impossible de rien dire de plus et rien ne permet de dire où se trouvait le billard, ni même s’il existait un billard. Flaubert avait d’ailleurs le droit d’imaginer un Lion d’Or tout de fantaisie (16).

Derrière l’hôtel, une vaste cour est bordée de communs qui ont été réédifiés vers 1880 sur remplacement de bâtiments plus anciens. Au centre de cette cour, un abreuvoir en pierre et une vieille pompe en fer forgé semblent attendre encore l’équipage fumant de quelque diligence qui ne reviendra plus.

En face du Lion d’Or, Flaubert a campé la maison du pharmacien Homais. Nous dirons plus loin les raisons pour lesquelles nous sommes assez enclin à penser qu’Homais n’est autre que le pharmacien François-Joseph Mallard, premier adjoint de Forges en 1848. Ce Mallard avait son officine dans l’actuelle rue de la République, tout à côté de l’hôtel du Mouton. C’est aujourd’hui la pharmacie Cuisine.

Non loin de la pharmacie, le romancier nous a montré la maison occupée par Charles et Emma Bovary. Cette maison, d’après sa description, avait une seconde sortie sur l’allée, « qui permet d’entrer et de sortir sans être vu ». Un des immeubles de la place Brévière actuelle possède encore une sorte de long passage qui donne sur le jardin actuel de l’Hôtel de Ville. Est-ce là ce qui a donné à Flaubert l’idée de cette allée ? Mais une chose est certaine : l’arrière du logis des Bovary, si on le suppose en cet endroit, ne pouvait donner sur la rivière. Celle-ci, qui est l’Epte, ne passe qu’à un kilomètre de là. Ici encore, le maître de Croisset était d’autant plus libre de pétrir à son gré la matière romanesque que, nous pensons l’avoir démontré, les Bovary étaient, pour la plus grande partie de leurs personnages, des êtres de pure imagination dans lesquels Flaubert avait condensé les résultats de nombreuses expériences personnelles.

C’est sur la place, encore, que l’écrivain a fait surgir de toutes pièces un Hôtel de Ville non moins fantaisiste : « La mairie, dit-il, construite sur les dessins d’un architecte de Paris, est une manière de temple grec qui fait l’angle, à côté de la maison du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan qui la termine est rempli par un coq gaulois appuyé d’une patte sur la Charte et tenant de l’autre les balances de la Justice ».

II est vraisemblable que Flaubert avait vu dans quelque bourg un édifice de ce genre qui était bien dans le style du règne du roi-citoyen. Mais ce ne devait pas être à Forges. Le 15 mars 1845, en effet, la commune avait loué de M. Beaufils, une partie de maison située dans la rue de l’Église, aujourd’hui rue de l’Abbé Féret. Cette maison était occupée par Mme veuve Beaufils, mère du propriétaire. Le loyer stipulé était de 900 francs par an. Dans cet immeuble, on entassa tant bien que mal les services de la mairie, de l’école et la Justice de paix. Mais il apparut que cet arrangement était incommode et les justiciables ne tardèrent pas à se plaindre de ce que les allées et venues de Mme veuve Beaufils dans la salle d’audience troublaient l’exercice de la Justice. En 1853, la municipalité transférait tous les services dans un autre immeuble, sis à l’angle de la place Verte et de la rue de l’Église, immeuble qui, de nos jours, est habité par le greffier de paix.

Il est visible d’ailleurs que, sur certains points, Flaubert, usant de son droit légitime de conteur, s’efforce de fourvoyer son lecteur. En un endroit, il nous montre l’église à l’extrémité d’une place qui n’est plus la place Verte, puisque, de sa fenêtre, Mme Bovary a une vue directe sur elle (17). Ce sont là fort légitimes subterfuges de conteur.

Flaubert continue sa description en déclarant : « Il n’y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule), longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au tournant de la route. Si on la laisse sur la droite et que l’on suive le bas de la côte Saint-Jean, bientôt on arrive au cimetière ». Rien n’est plus exact ou, plutôt, ne l’était en 1848. La route venant de Gournay, après avoir fait un coude brutal, se confondait avec l’actuelle rue de la République. Quelques centaines de mètres plus loin, par ce qui est devenu la rue Marette, elle donnait une communication directe avec Neufchâtel et Le Tréport. Puis, après être sortie du bourg, elle se partageait comme aujourd’hui en deux branches dont l’une gagnait Buchy et l’autre Saint-Saëns. Rappelons que la route directe de Forges à Neufchâtel — la route 27 — était alors en cours de construction.

Le cimetière se trouvait au même endroit que de nos jours. Flaubert donne à son sujet cette indication : « Lors du choléra, pour l’agrandir, on a abattu un pan de mur et acheté trois acres de terre à côté, mais toute cette portion nouvelle est presque inhabitée ». La Normandie avait éprouvé les ravages du choléra en 1832. Elle devait de nouveau être touchée par ce fléau en 1849. À Forges, dès 1848, il était question d’un agrandissement de ce cimetière.

Nous avons des raisons de penser que, parfois aussi, Flaubert, parvenu à l’extrémité de la rue unique qu’il a décrite, tournait non pas à gauche mais à droite. Il semble qu’il ait aimé à monter la côte dite d’Argueil qui le menait aux abords de la forêt de Bray. Au haut de cette côte se trouvait la fameuse Pâture. « Il y a un endroit que l’on nomme la Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le dimanche, je vais là et j’y reste avec un livre à regarder le soleil couchant ». Ainsi s’exprime Léon Dupuis dans le roman. On peut penser que Flaubert aima à rêver ainsi là-haut, en admirant un paysage qui est la contrepartie exacte de celui qu’on aperçoit de la cote des Leux. Plus loin, il tient à préciser encore la situation de la Pâture : Léon « alla sur la Pâture, au haut de la côte d’Argueil, à l’entrée de la forêt il se coucha par terre sous les sapins et regarda le ciel a travers ses doigts ;

« Comme je m’ennuie ! se disait-il, comme je m’ennuie ! »

Il est vraisemblable que Flaubert, lui aussi, erra sous les sapins de la forêt de Bray, en contourna le petit étang, en vit les cabanes isolées qui à cette époque, se dissimulaient sous les futaies. Un jour vint où Rodolphe et Emma lui semblèrent se glisser à travers les sentiers remplis d’ombre, tandis que deux chevaux, abandonnés à la lisière du bois, frappaient de leur sabot la terre rougeâtre et hennissaient doucement…

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Il semble bien que Flaubert ait emprunté à Forges non seulement une grande partie du cadre d’Yonville-l’Abbaye, mais encore certains de ses personnages ou, parfois, les noms qu’il leur attribue.

Il existe dans les archives de M. Videcoq, notaire à Forges un très intéressant document qui atteste que Flaubert a dû parfaitement connaître toutes les notabilités du bourg à l’époque où il y séjourna (18). Il s’agit de l’acte de constitution de la Société des Eaux Minérales de Forges signé le 4 mars 1845. On y voit figurer parmi les actionnaires en sus de Beaufils, l’ancien notaire qui devait si bien accueillir Flaubert en 1848 l’avocat Senard – celui-là même qui, par sa très habile plaidoirie allait, en 1857, arracher l’acquittement de l’auteur de Madame Bovary (19), le pharmacien Mallard et aussi un Rodolphe — mais oui ! – Jean-Rodolphe de Frey, châtelain du Fossé. Sans doute y avait-il dans cette Société en commandite, dont les actionnaires étaient fort nombreux d’autres relations des Flaubert, ne fût-ce que le docteur Cisseville fils, alors directeur de l’Établissement thermal.

Par Beaufils, qui connaissait par cœur toute la Société de Forges-les-Eaux le romancier dut être inévitablement mis au courant des aventures et des ridicules des uns et des autres. Beaufils faisait partie du Conseil municipal. Comment n’aurait-il pas parlé à ses invités de l’homme qui, en sa qualité de premier adjoint, faisait, en l’absence d’un maire figure d’arbitre politique dans le pays ?

Cet homme était le pharmacien François-Joseph Mallard. Il était très connu dans Forges pour ses opinions démocratiques et bien qu’ayant précédemment prêté serment à Louis-Philippe, il s’était rallié avec enthousiasme à la République. Il était très gonflé de sa supériorité, se faisait de ses fonctions une idée sans doute exagérée et ne manquait aucune occasion d’adresser à ses concitoyens des harangues verbeuses, fumeuses, corsées, par instants, d’exclamations ridiculeusement emphatiques. Celles-ci ont dû bien amuser ceux des contemporains qui avaient gardé au fond d’eux-mêmes quelque grain de sel critique. Ce Mallard semble avoir été, d’ailleurs, un brave homme. Accordons à ses cendres le repos qu’elles méritent.

Il est curieux qu’on ait trouvé un peu partout des prototypes du pharmacien et conseiller municipal Homais, sauf où il s’en trouvait un excellent. Pourquoi aller chercher à Ry le dévot M. Jouanne, qui était bien loin de professer le Voltairianisme cher au père de Napoléon et d’Athalie ? À quoi bon vouloir exhumer la mémoire oubliée du pharmacien de Veules-les-Roses. M. Bellemère ? À Forges, les registres municipaux possèdent les discours in extenso du premier adjoint Mallard qui, emporté par son enthousiasme pour le triomphe des idées nouvelles, abreuva les citoyens du bourg d’une éloquence souvent somnifère, parfois aussi drolatique.

Ces discours constituent une mine d’assez bon comique. Je ne puis évidemment les analyser tous ici. Je signale cependant comme l’un des meilleurs, pour un humoriste s’entend, celui du 22 avril 1848. M. le premier adjoint et pharmacien Mallard, saluant le maire, M. Constant Dupuis, récemment nommé, y fait des allusions attendries « à la constance et à la fermeté de ses convictions démocratiques », forme des vœux pour « la consolidation du gouvernement républicain » et termine par cette perle qui, si elle fut connue de Flaubert, a dû lui sembler d’une eau magnifique : « La devise de l’Administration provisoire de Forges sera Homogénéité, Union et Patriotisme ! » En vérité, il n’est pas nécessaire d’aller chercher ailleurs M. Homais. On devait sourire dans le pays du pauvre apothicaire qui semble avoir assez vite disparu du Conseil municipal.

Autre constatation curieuse. La maison où Mallard exploitait sa pharmacie appartenait à une dame Dupuis et ce nom était également porté par le maire de Forges à l’époque du séjour de Flaubert dans la localité. M. Dupuis portait le prénom de Constant, ce qui le différencie du premier amant de Mme Bovary, Léon Dupuis. Sans vouloir tirer de tout ceci la moindre conclusion, notons cependant qu’une partie de bois située derrière ceux de l’Épinay porte le nom de Bois de Léon.

Nous nous garderons bien d’émettre l’hypothèse que le respectable M. Jean-Rodolphe de Frey, veuf de Sophie Thomas du Fossé et âgé de soixante-dix-huit ans en 1848, ait inspiré à Flaubert le personnage peu sympathique de Rodolphe Boulanger. Mais ce Suisse de religion protestante portait un prénom fort peu usité en Normandie et que le romancier a fort bien pu noter au passage. Il habitait au Fossé le château toujours existant, entouré de fermes et dont les terres sont arrosées par plusieurs petits cours d’eau. Serait-ce le cadre qui a inspiré à Flaubert sa description, d’ailleurs fort sommaire, de la Huchette ? Mais voici plus curieux encore :

Le 6 décembre 1848 — cinq mois après le séjour de Flaubert à Forges — M. de Frey faisait son testament par devant le notaire de Forges. Un des témoins de cet acte ne fut autre que le pharmacien Mallard. Et voici qui est bien suggestif. Le vieux gentilhomme entre autres dispositions testamentaires, faisait un legs en faveur de son valet de chambre. Le nom de ce dernier ? Séraphin Lheureux ! (20)

Flaubert aimait d’ailleurs à choisir pour ses personnages des noms réels. Homais, Rouault, Bouvard, Pécuchet sont des patronymes rouennais bien connus. Le curé d’Yonville-l’Abbaye s’appelle l’abbé Bournisien. Une famille Bournisien existait à Serqueux en 1848. Après les événements de 1870-1871, une veuve Bournisien est notée à Forges sur la liste des victimes des pillages allemands.

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Il nous faut maintenant conclure. Nous tirerons de notre étude les déductions suivantes :

Tout d’abord, il est impossible d’admettre l’équivalence : Emma Bovary-Delphine Delamare, née Couturier, si imprudemment affirmée en 1890 par Georges Dubosc. Du ménage Delamare, du décès de la femme et même de celui du mari, nous ne savons absolument rien. Les pseudo-témoins, autrefois interrogés à Ry sur des points secondaires par des enquêteurs improvisés, n’ont rien révélé pour la raison très simple qu’ils en ignoraient tout. Il est certain que les parents Delamare ont été connus du docteur Flaubert père, mais ceci, quant au roman, ne démontre rien. Et voici qu’un document officiel nous confirme dans notre scepticisme à l’égard de l’aventureuse légende.

L’acte de mariage des époux Delamare-Couturier existe encore à la mairie de Blainville-Crevon. Que nous apprend-il ? Ceci : à la date du mariage — 7 août 1839 — l’officier de santé Delamare habitait déjà Ry. Cette révélation suffit à montrer que, tout au moins dans le premier quart du roman Charles Bovary n’a rien à démêler avec lui. Delphine Couturier n’a jamais dansé à la Vaubyessard. Pour le surplus, nous avons vu que, dès 1837, Flaubert nourrissait déjà dans son imagination un type, encore rudimentaire certes, mais déjà complet, de femme adultère que son inconduite menait au suicide. Madame Bovary s’appelait alors Mazza Willers.

Depuis 1837, Flaubert s’était formé. Il avait connu des passades amoureuses et avait soigneusement étudié une foule de défaillances morales constatées dans son entourage, celles de Mme Pradier, entre autres (21) et aussi les circonstances de sa propre amitié amoureuse avec Mme Schlésinger. Un abîme séparait le maître qui prenait la plume en 1851 de l’écolier romantique — et romanesque — de 1837.

Flaubert s’est toujours insurgé contre les tentatives d’identification dont furent très tôt l’objet les personnages de son roman. Le 18 mars 1857, il écrivait à Mlle Leroyer de Chantepie :

« Avec une lectrice telle que vous et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions : Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ».

Il est impossible de contester la véracité de cette déclaration.

Trois ans plus tard, en 1860, Flaubert déclarait encore aux Goncourt qu’il n’y avait, dans toute l’œuvre, « qu’un seul type esquissé de très loin d’après nature », celui de Bovary père. Le père Delamare, nous l’avons dit devait être connu de la famille du romancier, mais rien ne prouve que ce soit lui qui ait servi de modèle au personnage désigné (22). À notre connaissance, il n’existe dans la copieuse correspondance de Flaubert, ni une page, ni même une seule ligne qui ait trait aux Delamare. À Ry non plus d’ailleurs.

Par contre, nous trouvons dans le roman une description très précise de Forges-les-Eaux, sous le nom fictif d’Yonville-l’Abbaye. La correspondance nous apprend que l’écrivain fit au moins un séjour dans ce bourg en 1848. Sans doute en fit-il d’autres, car il s’y retrouvait entre amis. Les Chevalier, les Beaufils, d’autres notabilités encore devaient l’y attirer. Senard, qui allait être son défenseur, était non seulement actionnaire des Eaux Minérales, mais encore un leader politique qui ne dédaignait pas de venir porter les mots d’ordre démocratiques aux habitants du Pays de Bray. Le 24 septembre 1848, un banquet de quatre cents couverts réunissait à Neufchâtel les patriotes et les autorités. À l’heure des toasts, Senard fut vigoureusement acclamé, ainsi que le député Desjobert, qui l’avait accompagné (1). Chose curieuse : ce dernier était, lui aussi, actionnaire des Eaux Minérales de Forges.

Nous ne doutons pas qu’il n’y ait encore, bien des petites découvertes à faire au sujet des personnages de Madame Bovary. C’est en scrutant les dessous de la Société Brayonne du milieu du 19e siècle, qu’on aura, pensons-nous, le plus de chances d’arriver à des résultats, peut-être curieux. Mais n’oublions pas qu’un romancier est un libre artiste. Il peut avoir de multiples sources d’inspiration, mais, en définitive, il n’est tributaire que de sa fantaisie et de son imagination.

René Herval

Grand-Prix de Littérature régionaliste.

 

(5) L’abbé Bournisien, dans le roman, fera d’ailleurs une allusion au Mont Riboudet. N’oublions pas que les parents de Flaubert avaient habité non loin de là, sur la route de Dieppe, à Déville.

(6) Flaubert compte huit lieues entre Rouen et Yonville-l’Abbaye, soit 32 kilomètres. Il y en a, à vol d’oiseau, 18 seulement entre Rouen et Ry, 39 entre Rouen et Forges-les-Eaux.

(7) Et nullement le Pays de Caux comme certains l’ont affirmé à la légère.

(8) P. Cisseville : Statistique de Forges-les-Eaux, Rouen, An XIII.

(9) Et aussi pour éviter de remettre la jeune Caroline Hamard à son père, dont l’état mental était inquiétant et qui réclamait sa fille.

(10) C’est évidemment cette tribune que Flaubert appelle, assez improprement, d’ailleurs, « un jubé pour les hommes ».

(11) Ce tableau montre, en son centre, une Vierge tenant l’Enfant sur ses genoux. Flaubert a donc pu se tromper sur le sujet réellement traité, à moins qu’il n’ait simplement cherché, comme c’était son droit strict, à donner le change.

(12) Je signale en passant cette phrase de Flaubert dans laquelle il semble qu’il se soit amusé à montrer l’oreille. Il parle des orties poussant dans le prétendu cimetière : « C’était, dit-il, la seule place qui fût verte ». Si ce n’est pas là un lapsus involontaire, la rencontre peut sembler amusante, puisque la description s’applique, de toute évidence, à la place Verte. Je dois à l’obligeance de M. Pierre Vicaire les renseignements relatifs au soi-disant cimetière de la place Verte.

(13) La Halle au Beurre, abattue en 1945, avait été construite en 1868. Elle n’a donc pu inspirer Flaubert, mais n’en existait-il pas une autre, précédemment, sur le même emplacement ? Un arrêté du 8 mai 1828 du maire Crespin fait allusion à une Halle aux Grains, située en cet endroit.

(14) La meilleure route passait par la rue Marette actuelle, mais elle obligeait à faire un détour.

(15) Un très curieux croquis, dû à Flaubert lui-même et publié par M. Dumesnil dans une récente édition de Madame Bovary (Édition Conard), démontre la parfaite identité de la rue des Eaux Minérales, à Forges, et de la Grande-Rue d’Yonville-l’Abbaye. Mais, au-delà de la place Verte, la rue de la République actuelle s’élargit et forme une sorte de seconde place qui, d’ailleurs, servait de marché à l’époque. On sent très bien qu’à partir de cet endroit, l’imagination de Flaubert a repris ses droits. Une observation semblable peut être faite en ce qui concerne la rivière qui, d’après ce dessin, passe au Nord du bourg.

(16) Il se pourrait très bien que l’Hôtel du Mouton ait fourni, de son côté, quelques éléments à la description du romancier qui y avait, semble-t-il, séjourné.

(17) « La place, dès le matin, était encombrée par une foule de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l’air, s’étendaient le long des maisons depuis l’église jusqu’à l’auberge ».

(18) Je tiens à remercier ici M. Videcoq de la charmante courtoisie avec laquelle il nous a ouvert libéralement ses archives et s’est associé, non sans fruit, on leverra, à nos recherches. Toute ma reconnaissance va également à M. Pierre Vicaire, qui a rassemblé et mis à ma disposition de nombreux et très utiles renseignements.

(19) Marie-Antoine-Jules Sénard, avocat au barreau de Paris, était un vieil ami des Flaubert. Il a affirmé dans sa célèbre plaidoirie du 7 février 1857 son admiration pour le grand chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Rouen, décédé en 1845, et son affection pour les deux fils qu’il avait laissés.

(20) Ce renseignement nous a été communiqué par M. Videcoq, notaire à Forges.

(21) Parfaitement étudié par Mlle Gabrielle Leleu, qui a eu le mérite de les révéler.

(22) On sait que Bovary père se moque volontiers de la religion, veut baptiser son petit-fils au champagne. II existait une loge maçonnique à Forges, sur la route de Gaillefontaine, et des repas gras y étaient organisés chaque année par les esprits forts de l’endroit. Peut-être Flaubert avait-il été mis au courant de ces particularités.

(23) Renseignements fournis par M. Videcoq, notaire à Forges d’après le Journal de Neufchâtel du 26 septembre 1848.