Gustave Flaubert et la Champagne

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 31

 

Gustave Flaubert et la Champagne

Parler de Flaubert ? À mon immense regret, il me faut me résigner à ne poursuivre qu’un but précis et restreint : placer le père du roman moderne dans un cadre qui ne manquera pas de vous être familier à tous : l’Aube, le Nogentais, notre région, ce qui nous touche et que nous voyons chaque jour. La vraie personnalité, le génie, la technique de Flaubert-écrivain, ce sont des richesses que l’on doit aller chercher profond ; dès que l’on a commencé à creuser le terrain, la puissance de la curiosité, de la sympathie, vous force de creuser encore. Parler de Flaubert ? J’aimerais le commenter autant que je l’ai étudié, vous emmener à le découvrir — ou à le redécouvrir — comme je l’ai autrefois découvert. Sans doute Frédéric Moreau, Emma Bovary, Bouvard et Pécuchet Saint-Antoine, et aussi la servante au « cœur simple », et aussi Saint-Julien l’Hospitalier, viendront-ils vous prouver que tout Flaubert, ce sont ses œuvres, que toute sa vie, c’est l’addition, de toutes les vies de ses héros. Je ne pourrais manquer, alors, d’aborder le chapitre si important de ses amitiés, de ses affinités, de ses camaraderies. Elles expliquent l’homme, elles expliquent l’œuvre.

Mais revenons en Champagne, sous notre ciel gris, aux rives de notre Seine paisible. Regardez nos villages, regardez nos clochers. Celui de l’ancienne église de Romilly ; celui de Maizières-la-Grande-Paroisse, encore. Entendez-vous, aujourd’hui, 15 novembre 1784, la joie qui emplit l’air, les rues de ce petit pays tout proche ? Un baptême. Celui d’Achille-Cléophas Flaubert, né, le jour précédent, de Nicolas Flaubert, « artiste vétérinaire », et de Marie-Apolline Millon, fille d’un chirurgien. Le curé de Maizières, Louis Rivals, va consigner l’événement au bas d’un registre qui existe toujours et que chacun d’entre vous pourra utilement consulter. Qui est donc cet heureux père, ce Nicolas Flaubert ? L’histoire nous apprend qu’il naquit à Saint-Just (Marne), à côté de chez nous, le 15 août 1754. Après avoir fréquenté l’école vétérinaire d’Alfort, il s’installa, en 1780, à Bagneux, près d’Anglure. Ouvrons ici une rapide parenthèse sur les ascendants de Nicolas, tous vétérinaires de père en fils. Au 17e siècle, un Michel Flaubert est maréchal-expert à Bagneux. Son fils Constant lui succède. On possède, ainsi, les noms de cinq vétérinaires, de trois « maréchaux-experts », autrement dits maréchaux-ferrants. Un érudit champenois, M. Reibel, vétérinaire lui-même, en a donné les biographies dans une brochure malheureusement introuvable. Je suis allé, il y a quelques mois, à Bagneux. Le chemin qui mène au cimetière était détrempé et de vieilles croix, sans nom, se tenaient obliquement dans la lumière pauvre de cet après-midi d’hiver. J’ai voulu m’informer, j’ai voulu recevoir le témoignage direct des habitants. « Vous cherchez une « tombe Flaubert » ? Vous êtes sans doute de la famille ?… » Et l’homme que j’interrogeais de se retourner vers son compagnon : « Tu connais cela, toi ? » Ils ne connaissaient pas. Pourtant, comme à Maizières, on, m’a ouvert sur un pupitre de l’école du village un très vieux registre d’état-civil qui a bravé les guerres et les pillages. Le nom de Flaubert s’y lit à chaque page. J’ai renoncé à copier les centaines de prénoms groupés sous les chapitres « naissances », « mariages » ou « décès ». Il est incontestable que nous sommes, à Bagneux, au berceau même de la famille Flaubert, qui ne compte plus un seul descendant au pays. Victoire Flaubert, la dernière du nom, mourut le 9 octobre 1926, hameau des Grèves. D’après certains auteurs, Flaubert, que l’on orthographiait primitivement Flobert, dériverait de Frobert, un saint fort honoré, autrefois dans notre région.

Achille-Cléophas, puisqu’il faut revenir à lui, né ce 14 novembre 1784 à Maizïères-la-Grande-Paroisse, avait pour sœur une fillette de 20 mois, Eulalie, celle qui, en 1810, épousera l’orfèvre Parain, de Nogent-sur-Seine. C’est dans cette ville que Nicolas se fixe, en pleine fermentation révolutionnaire. Farouche royaliste, il échappe par miracle à la guillotine, grâce, surtout, au courage de sa femme, Marie-Apolline. Son frère, Jean-Baptiste, établi à Bagneux, professe des opinions semblables ; sa belle-sœur est incarcérée à Sézanne et devra le salut à Thermidor. Voilà donc le jeune Achille, fils de Nicolas, futur chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Rouen, futur père de Gustave Flaubert, grandissant près de l’église Saint-Laurent. Plus tard, Nogent marquera Gustave, et celui-ci portera son nom à travers le monde. La place d’Armes, les rives de la Seine, sont devenues familières aux lecteurs de Londres, de Rome ou de New-York. Maintenant, Achille-Cléophas est à Paris, où il étudie la médecine. Il s’y distingue, il y brille, il s’y couvre de gloire, de diplômes. Le Premier Consul ordonne que l’on rembourse au père, Nicolas, les sommes qu’il a, en se privant beaucoup, engagées pour financer ces études. Bientôt, Achille travaille sous la haute autorité du célèbre Dupuytren, lequel, si l’on en croit les témoignages, n’hésita point à éliminer un élève que chaque jour transformait en un concurrent redoutable. Le maître adopte, d’ailleurs, la manière élégante. Il fait nommer Achille « prévôt d’anatomie » à l’Hôtel-Dieu de Rouen, dont Laumonier était alors chirurgien en chef. Laumonier le prend vite en estime et Achille, qui épouse, en 1812, Mlle Fleuriot d’Argentan, ne cessa d’offrir à ses compatriotes, à ses confrères, à tout le Corps médical, un exemple parfait de courage, de droiture, de bonté. Laumonier meurt ; Achille à 43 ans, se voit confier la direction de l’Hôtel-Dieu. Trois ans plus tard, après la venue d’un premier garçon, prénommé également Achille, naît, le 12 décembre 1821, Gustave Flaubert ; puis, en 1824, ce sera Caroline. Un thème plus large que celui de cette simple causerie me permettrait comme tous les biographes de Flaubert, de me pencher sur cet attrayant et inépuisable problème littéraire : la formation intellectuelle du romancier, l’installation, en cette tête enfantine, des idées, des sujets qu’il exprimera, plus tard, en ses livres.

Le 1er octobre 1856, Madame Bovary paraît dans la Revue de Paris. Le 31 janvier 1857, Flaubert est traîné en Correctionnelle, sous l’inculpation qui nous semble aujourd’hui ahurissante, d’avoir fait une œuvre immorale. Le 17 novembre 1869, l’Éducation sentimentale sort des presses de l’imprimeur ; je ne cite ces dates que pour les remettre en mémoire et planter quelques jalons essentiels ; car j’ai posé la question des bases de la formation intellectuelle de Flaubert. Imagination ?… Lectures, rêves ?… Sans doute ; mais, aussi, réalité. Environ tous les deux ans, la famille Flaubert se rend à Nogent-sur-Seine. Caroline Commanville, nièce de Gustave, notera, dans ses Souvenirs intimes : « C’était un vrai voyage qu’on faisait en chaise de postes à petites journées, comme au bon vieux temps ; cela avait laissé d’amusants souvenirs de mon oncle… » Quand nous parcourons la correspondance de Gustave Flaubert, il nous apparaît nettement, ce François Parain, ce petit homme vif, au teint coloré, à l’œil malicieux. Lorsqu’en septembre 1853, Parain meurt, un peu de Gustave meurt avec lui. Entre deux chapitres de Madame Bovary, il pleure ainsi son cher compagnon :

« Nous avons dit adieu au Père Parain ; son gendre est venu le chercher… Il m’aimait d’une façon canine et exclusive. Si jamais j’ai quelque succès, je le regretterai bien. Un article de journal l’aurait suffoqué ».

Au cours de son voyage en Orient, Gustave peint, pour ce vieil amoureux du passé, les paysages bibliques qui se succèdent comme autant de merveilles. Ainsi vont naître ces phrases admirablement cadencées, les plus ignorées sans doute, mais aussi les plus prenantes que Flaubert ait écrites. Il est vrai que Parain a droit à la reconnaissance de Flaubert. Je donne, un court instant, la parole à celui-ci :

« …J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, mon cher oncle. Ce n’est point mon mariage. Je pars, au mois d’octobre prochain, avec Du Camp, pour l’Égypte, la Syrie et la Perse. C’est à vous autres que je recommande ma pauvre mère pendant mon absence qui durera de quinze à dix-huit mois. Ma mère va louer sa maison de Rouen, car elle a l’intention de passer une bonne partie de ce temps à Nogent… Il nous faut un gars solide, au moral comme au physique, habitué à la fatigue, sachant manier un fusil, intelligent et vif. J’ai songé au jeune Leclerc… Croyez-vous que le choix soit bon ? En cas qu’il soit à Nogent maintenant, je vous réécrirais pour poser mes conditions. Occupez-vous de cela, je vous en prie ».

Ce jeune Leclerc en question est originaire de Courtavant, sur la route de Villenauxe à Pont-sur-Seine. Les deux lettres qui suivent, toujours adressées à Parain, roulent sur les conditions d’engagement du dit domestique. Celui-ci se dérobe, et les voyageurs choisiront, finalement, un domestique corse, dont le nom, Sasetti, a pu, par ce moyen, passer à la postérité.

Le gendre de Parain s’appelle Louis Bonenfant. Marié le 15 mars 1830 à Olympe Parain, il exerça la profession d’avoué. Sa maison existe toujours et l’une des pierres tombales du cimetière de Nogent porte cette inscription : « Ici reposent Louis Bonenfant, 1802-1887 ; Olympe Parain, 1810-1893 ; Ernest Roux, 1841-1922 ; Émilie Bonenfant, 1843-1928 ». Bonenfant gérera les biens de Gustave après la mort du chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Ce sera lui, encore, assisté de sa fille Émilie, qui fournira pour l’Éducation sentimentale des renseignements précieux. Je voudrais vous démontrer, avec des lettres, des citations, que ce livre résume la majeure partie des liens qui existèrent entre Flaubert et l’Aube. Je ne puis que vous engager à comparer les textes, à établir facilement des analogies. Vous constaterez, par la même occasion, avec quelle minutie Flaubert constituait sa documentation.

En 1864, il commença — ou plutôt recommença — d’écrire cette Éducation qui lui coûta plusieurs années d’un labeur incessant. Si bien que la meilleure vérité historique sur la révolution de 1848, c’est dans ce roman que les spécialistes eux-mêmes la rencontrent. Si bien que la meilleure description de Nogent-sur-Seine, de son charme, de ses mœurs, vous la trouverez, ici et là, dans l’ouvrage, se glissant entre deux aventures parisiennes du jeune Frédéric Moreau, comme autant de trêves poétiques, comme autant de fraîches clartés. Au début de LÉducation, au tout premier chapitre, voici l’arrivée du héros de Flaubert : M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. La côte de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie, ensuite une rangée de maisons basses. À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine. Les deux chevaux n’en pouvaient plus. Ils boitaient l’un et l’autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent, lorsqu’il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée… Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son, fils. Quand il entra au salon, tous se levèrent, à grand bruit, on l’embrassa… Ils montaient dans leurs chambres, quand un garçon du « Cygne de la Croix » (je rappelle que cet hôtel existe toujours), apporta un billet. « C’est Deslauriers qui a besoin de moi », dit Frédéric. Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne, démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent ; ensuite, il s’établit marchand d’hommes à Troyes ; le capitaine tenait maintenant un billard à Villenauxe… Deslauriers portait ce soir-là un mauvais paletot de lasting et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric… Ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des ponts qui s’appuient sur l’île étroite formée par le canal et la rivière (il est question ici de l’île Olive, du nom de la famille Olive, longtemps propriétaire de cette terre). Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s’inclinant quelque peu ; à droite, l’église apparaissait derrière les moulins de bois (ceux qui furent incendiés au début de ce siècle), dont les vannes étaient fermées…

De nombreuses fois, Frédéric retournera passer quelques semaines à Nogent-sur-Seine ; il sera, même, fiancé à une jeune fille du pays, Louise Roque, qui le trahira pour épouser son meilleur ami, Deslauriers. Enfin, le livre se ferme sur une ultime évocation de la Seine, des remparts, des ruelles de la petite ville. Ce chapitre, tout le monde l’a lu…

Savez-vous ce que je conseille à ceux d’entre vous qui sont restés insensibles aux attraits du souvenir ? Je leur propose de visiter Nogent par une belle matinée de printemps, avec les deux gros volumes de l’Éducation sentimentale dans leurs poches ; aucune plaque indicatrice ne les guidera ; mais ils sauront retrouver ce qui se cache sous l’indifférence. Puisque l’on cherche volontiers les « sources », les « clefs » des œuvres littéraires, je leur promets le plaisir d’en deviner là quelques-unes. La rue Saint-Époingt, la place d’Armes, la rue des Ponts, voilà, parmi d’autres, des lieux où a soufflé l’esprit.

Vous parler de Flaubert ? Il me semble que je n’ai point commencé encore. Sans commenter ses livres, j’espérais vous le montrer, dans son célèbre cabinet de travail de Croisset, « essayant », de sa voix tonnante chaque phrase nouvelle. Mais voici que des années après la mort du bon père Parain, alors que Gustave a définitivement opté pour Croisset une femme, une grande amie spirituelle, le rapproche de ce Nogent-sur-Seine qui avait enchanté sa jeunesse. Coïncidence mystérieuse… Lors de ses années d’existence parisienne, aussi bien dans la fréquentation de l’atelier de son ami, le sculpteur Pradier, que dans celle du salon de la poétesse Louise Colet, Flaubert a connu une foule d’illustres et souvent étranges personnages de Cercles artistes du temps. Dès 1852, par l’intermédiaire de son inséparable Louis Bouilhet, Gustave inaugure la camaraderie sincère sans éclipses, qu’il vouera jusqu’à sa mort a Mme Roger des Genettes. Elle a décrit elle-même, à plusieurs reprises, ces réunions littéraires auxquelles elle participa. Je regrette de ne citer que de brefs extraits de ces descriptions très brillantes :

« C’était en 1850. Je voyais beaucoup Mme Colet. Son salon était intéressant… Je viens de relire Le Satyre, dans la Légende des Siècles. Le livre venait de paraître, quand je lus, pour la première fois dans le salon de Mme Colet, cette poésie superbe. Flaubert et Bouilhet me regardaient. Je ne connaissais pas Le Satyre , et je ne devais lire que le début, mais le public, empoigné, surexcité, me criait « encore, toujours » et j’allais, j’allais, comme secouée par l’esprit divin, et, arrivée à fin, haletante suffoquée, toutes les mains se tendirent vers moi, et Flaubert se mit à mes genoux. C’est un des beaux soirs de ma vie ».

Ouvrez la Correspondance de Flaubert ; sa dernière lettre, le dernier message qui précéda sa mort est pour cette âme d’élite :

« Je me hâte, je me bouscule pour ne pas perdre une minute et je me sens las jusqu’aux moelles ».

Et ces lignes émouvantes, parties de Croisset le 18 avril 1880, arrivaient quelques jours après à Villenauxe-la-Grande, en cette demeure bourgeoise que plusieurs d’entre vous ont certainement visitée, puisqu’elle est devenue le presbytère de la commune. Des témoins — hélas, clairsemés, – d’un passé encore tout récent, vous conteront avoir, personnellement, apprécié l’intelligence, le cœur de celle qu’ils nomment toujours « Mme Roger ». Elle survécut onze ans à Flaubert et mourut à Villenauxe le 12 janvier 1891. Née en 1818, elle était la petite-fille du Girondin Valazé et la nièce du Général Valazé, l’un des conquérants d’Alger en 1830. Par son mariage avec son cousin Roger des Genettes, percepteur à Saint-Maur, près de Paris, elle se trouva apparentée à l’illustre médecin du Premier Empire, le baron Desgenettes. C’était un héros authentique. À Jaffa, il s’inocula le virus de la peste pour relever le courage défaillant des soldats de Bonaparte. Pourquoi Mme Roger des Genettes se fixa-t-elle à Villenauxe-la-Grande, renonçant ainsi au prestige dont elle jouissait à Paris ? Tout simplement, cruellement, parce qu’un début de paralysie générale lui interdisait l’usage de la marche et celui de la parole. Des personnes encore existantes qui l’ont approchée, m’ont expliqué leur difficulté à la comprendre. J’ai relevé, à ce propos, dans la Correspondance, les premières lignes, curieuses, d une des nombreuses lettres adressées à Mme Roger. Cette lettre, datée du 14 juillet 1874, il l’écrit au cours d’une cure de repos qu’on lui a conseillée, à Kalt-Bad, en Suisse. L’infirmité de son amie a dû, plus d’une fois, le faire souffrir, lui, bon, pitoyable, épris de justice :

« Pourquoi vous ai-je rêvée cette nuit ? Vous étiez bien portante, vous aviez recouvré la parole et je vous faisais voir mon ancien logement de l’Hôtel-Dieu de Rouen ».

Déjà, quelques mois plus tôt, dans une autre lettre à Mme Roger, il s’indigne :

« Je maudis cette idée d’habiter si loin, à Villenauxe ! Comme s’il n’y avait pas moyen d’avoir des jardins à la porte de Paris ! Quel dommage, ou plutôt quel désastre, de ne pouvoir être ensemble plus souvent ! »

Le 8 mai 1880, l’apoplexie foudroyait Flaubert. Écoutez Mme Roger des Genettes, ce 8 mai 1888 :

« Il y a aujourd’hui huit ans que la mort a pris le pauvre Flaubert… Il est parti, mon pauvre ami fidèle, et de cette intimité de seize années, il me reste des souvenirs charmants, des lettres superbes et un inconsolable chagrin ».

Ainsi, Mme Roger des Genettes, qui avait, nécessairement, rompu avec la vie parisienne, entretenait-elle, sans faillir, le culte de l’esprit français. Gens de théâtre, gens de lettres, hommes d’église — et ces derniers sont célèbres, puisqu’il s’agit du Père Lacordaire et du Père Didon — continuèrent de lui témoigner leur dévouement et leur sympathie. Elle s’entoura des souvenirs de Flaubert et, le 22 août 1890, elle légua au jeune Pol Neveux, le futur auteur dramatique, qu’elle avait vu tout enfant, le pupitre du romancier. Elle brosse, dans une lettre au même Pol Neveux, datée du 27 novembre 1890, ce portrait du disparu :

« …Voyez-vous, mon enfant, dans cette intimité de seize ans, je n’ai pas entendu une parole discordante ; ses violences étaient superbes, mais son cœur n’a jamais détonné. Il ne m’a jamais fait une concession, mais il ne m’en a pas demandé. C’était une tendresse noble et libre où l’on se dit tout comme entre honnêtes gens et où l’on écoute le cœur chanter de délicieuse musique. Avec son air de gendarme, il avait des délicatesses très féminines, et je l’ai vu se pencher à la fenêtre de ma chambre, à Villenauxe, pour caresser une fleur qu’il ne voulait pas cueillir ».

Car Flaubert, plus d’une fois, rendit visite à Mme des Genettes. Il fut l’hôte de cette demeure solide qui allonge ses murs épais devant un jardin redevenu banal. Dès la mort de l’amie de Flaubert, de nouveaux propriétaires se sont succédés, transformant, réparant, arrangeant. Il ne reste plus rien ; seulement l’encre jaunie de quelques papiers fragiles, seulement un discours classique, perdu dans la bise qui glaçait la terre ouverte, ce jour de janvier 1891 :

« C’était un esprit singulièrement remarquable, brillant et solide, vigoureux et charmant : trempe virile et grâce féminine. Dans sa vieillesse, vous l’avez vue garder jusqu’à la fin la fraîcheur et l’entrain d’un autre âge… »

Le temps a tout emporté des bases matérielles du génie. Les demeures, les arbres et les eaux sont muets, comme les accessoires inutiles d’un théâtre abandonné. La pensée de Flaubert s’en est dégagée, libérée ; elle a conquis son universalité ; elle a grandi, à mesure que s’effaçaient les humbles décors de sa vie humaine. À Bagneux, à Nogent, à Maizières-la-Grande-Paroisse, à Villenauxe, les hommes ont désappris la gloire de leur village ou de leur cité. Mais le monde n’oubliera jamais l’impérissable Bovary, ni les Trois Contes, ni l’Éducation sentimentale du Nogentais Frédéric Moreau.

M. J. Mazeraud

Membre de l’Association Les Amis de Flaubert

(La Vie en Champagne, juin-juillet-août 1953).