Le Pensum de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 45

 

Le Pensum de Flaubert

La façon dont Louise Colet obtint un des Prix de l’Académie Française, après lesquels on prétend qu’elle soupirait sans cesse, n’est certes pas inconnue. Elle aurait demandé à son ami Flaubert de lui aligner deux cents vers sur l’Immortalité (c’était un sujet de concours). L’auteur de Madame Bovary, rechignant d’abord, aurait fini par consentir. C’est avec ce « pensum » d’un de ses amoureux, que l’ardente muse aurait triomphé.

Anatole France, qui aimait raconter l’histoire aux habitués de la villa Saïd, la pousse beaucoup plus loin. On peut même soupçonner qu’il y met de la malice contre l’Académie à laquelle il appartenait, mais qu’il ne fréquentait plus guère, en poussant le récit à la caricature. Des mémorialistes comme Paul Gsell ou Jean-Jacques Brousson l’ont rapportée.

À la veille du délai d’expiration, Louise Colet, prise de court, qui avait ce soir-là pas mal d’écrivains à sa table, dont Flaubert et Bouilhet, pousse ceux-ci gentiment dans son cabinet de travail :

— Mes mignons, insiste-t-elle, il faut me sauver la vie… Calez-vous dans ces bons fauteuils. Avant minuit, troussez-moi deux cents vers sur l’Immortalité. Voici du papier, de l’encre… J’oubliais ! vous trouverez dans ce placard du tabac et de l’eau-de-vie.

Il paraît qu’elle avait coutume de fumer et de boire comme un Cent-Gardes.

Pendant qu’elle s’éclipse pour rejoindre ses autres invités, les isolés fument, boivent, bavardent :

— Au fait, s’écrie Bouilhet, vers les onze heures, et « L’Immortalité ? »

  • Zut ! grommelle Flaubert.

Et ils se remettent à siffler du schnaps.

À minuit moins le quart, Bouilhet supplie Flaubert :

— Soyons raisonnables, mon vieux… « L’Immortalité ? »

Flaubert rechigne toujours ; puis, soudain résigné, allonge la main vers un rayon de la bibliothèque, saisit un Lamartine et, l’ouvrant au hasard :

— Écris !

Et il dicte deux cents vers des « Harmonies ».

Après le point final, il ordonne, non moins tranquillement :

— Ajoute le titre : « L’Immortalité ! »

À peine a-t-il remis les « Harmonies » en place, que Louise Colet pousse la porte :

— Est-ce fini, mes trésors ?

— Bien sûr… Voilà…

Elle saisit la copie, y jette un coup d’œil et déclare avec une moue de femme gâtée :

— Vous ne vous êtes pas foulés… Enfin, ça ira tout de même. Vous êtes des anges !

Anatole France ajoutait qu’elle les embrassa, présenta le poème et reçut le Prix habituel avec de sérieuses félicitations, grâce à l’appui de son ami, le philosophe Victor Cousin, dont elle avait eu un enfant (une piqûre de cousin ! allait répétant cette mauvaise langue d’Alphonse Karr).

M. Bergeret prétendait encore qu’on imprima les vers de Lamartine sous le nom de Louise Colet, car personne ne les avait lus, les Immortels, selon lui, ne lisant jamais.

Flaubert ne dévoila cette supercherie que plus tard.

Un peu forte de café sans doute, si l’on ose dire, cette mouture d’Anatole France, qui assurait encore : « Jamais, au grand jamais, les académiciens n’ont ouvert les livres de leurs candidats ».

S’il n’a disparu, peut-être serait-il bon de retrouver ce poème imprimé sur « L’Immortalité », signé Louise Colet, et de le confronter avec celui des « Harmonies », dont l’auteur du « Lys Rouge » affirmait qu’il est la copie.

Quelle « collaboration » : Louise Colet-Lamartine-Flaubert-Bouilhet !

C’est vraiment le poème de « L’Immortalité », même si les Immortels l’ont méconnu.

Gabriel Reuillard.

(Paris Normandie, vendredi 13 novembre 1953).