Mazza Viller, premier crayon d’Emma Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 67

Propos hérétiques sur Madame Bovary :

Mazza Viller, premier crayon d’Emma Bovary

Conférence de M. René Herval

À la salle Lefranc se pressaient nombreux, dimanche 20 décembre 1953, les fervents de Gustave Flaubert, venus entendre M. René Herval tenir, sur Madame Bovary, des propos hérétiques. À ces propos préluda M. Jacques Toutain, qui présenta le conférencier, rappela l’importance et la qualité de l’œuvre de M. Herval et le loua d’être resté fidèle à sa ville en refusant la tentation de la capitale qui n’aurait pas manqué de sanctionner son talent.

Hérétique, M. René Herval rappela les origines de la légende qui veut voir en Delphine Delamare, femme d’un officier de Santé, inhumée au cimetière de Ry, l’original d’Emma Bovary et qui, par voie de conséquence, situe Yonville-l’Abbaye au village de Ry.

Il est un document, fit observer M. René Herval, dont l’attention s’est trop détournée, document de beaucoup antérieur à la mort, par suicide ou autrement, de Delphine Delamare, et qui donna la clef du roman de Flaubert : c’est une nouvelle, intitulée Passion et Vertu, que notre auteur écrivit à 16 ans, en décembre 1837 et qui préfigure extraordinairement, en dépit des outrances et des défauts de la jeunesse, le chef-d’œuvre qui, commencé en 1851, verra le jour en 1856.

Mazza Viller et Ernest Vaumont, les protagonistes de Passion et Vertu, sont à l’évidence, par leur attitude et par leurs aventures, un premier dessin de Rodolphe et d’Emma. Et M. René Herval, avec un sens psychologique très sûr, reconstitue la manière dont ce thème, d’un romantisme exacerbé, ressurgit beaucoup plus tard de la conscience de Gustave Flaubert et même de son subconscient. À l’heure décisive où Louis Bouilhet et Maxime du Camp ayant condamné la première version de la Tentation de Saint-Antoine, il lui faut écrire une œuvre d’une autre veine, d’une autre inspiration, renaissent en lui la force et la flamme dont était né, quatorze ans plus tôt, ce récit d’adolescent : Passion et Vertu. Il en ramasse si bien les miettes qu’il n’omet même pas d’y reprendre « la tête phrénologique, peinte en bleu jusqu’au thorax », digne de figurer au sottisier que Flaubert enrichissait de tant de bévues échappées parfois aux plus grands. Mais retrouvant la trame, l’essentiel et le dénouement de sa nouvelle, c’est dans la forme cette fois d’une critique froidement atroce du même amour qu’il exaltait en Mazza que s’élabore et monte à la lumière l’aventure d’Emma.

Et si les arguments de M. René Herval avaient pu ne pas paraître absolument décisifs à certains auditeurs, la lecture admirable que fit M. Jean-François Guémy de larges extraits de Passion et Vertu emporta une conviction unanime.

Restait Yonville-l’Abbaye. Suivant pas à pas les données mêmes de la description qu’en donne Flaubert, rappelant en passant qu’un hameau de Déville-lès-Rouen s’est appelé Yonville, et qu’il subsiste dans notre cité la rue de la Croix-d’Yonville, M. René Herval, de proche en proche, suit l’Hirondelle, la diligence qui, par la route de Neufchâtel et Boisguillaume, ramenait chez elle Emma Bovary. Et c’est à Forges-les-Eaux qu’il atterrit, Forges-les-Eaux dont le panorama coïncide avec celui décrit dans le roman, qui vit s’édifier sous Charles X une église toute pareille à celle où régnait l’abbé Bournisien et qui possède encore son hôtel du Lion d’Or. Au surplus, Flaubert fit à Forges avec sa mère, un long séjour.

Les arguments de M. René Herval qu’une fois encore vinrent renforcer les lectures que fit de Flaubert M. J.-F. Guémy ouvrent la voie à une interprétation renouvelée du célèbre roman. Puissent les Amis de Flaubert, au printemps, nous emmener à Ry et à Forges pour confronter livre en main les descriptions de Flaubert et les horizons de ces deux bourgs qui se disputent l’honneur d’avoir été le théâtre des amours et de la mort d’Emma.

Jacques Toutain se fit l’interprète de tous en remerciant chaleureusement et M. René Herval, clairvoyant Flaubertiste, et M. J.-F. Guémy, excellent interprète de Flaubert.

Les applaudissements chaleureux avaient du reste témoigné de l’intérêt passionné que les auditeurs avaient pris à cette recherche des sources de Madame Bovary.

On remarquait dans l’assistance : MM. Fouyé, conseiller à la Cour ; Legrix notaire honoraire ; Robert Eude, de l’Académie de Rouen Senilh, Creignou, des Amis de Flaubert ; Dubuc et Boudet, de la Société Libre d’Émulation.

Maurice Morisset.