Supplément à la Correspondance de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 69

 

Correspondance de Gustave Flaubert

 

Supplément en 4 volumes

 
L’éditeur Jacques Lambert vient, aidé de MM. Dumesnil, Pommier, Digeon, de publier quatre volumes de la Correspondance de Gustave Flaubert, suite des neuf volumes déjà édités à la même maison.

Cette publication est du plus haut intérêt. On s’étonne qu’il soit demeuré à l’écart et dans l’ombre tant de lettres du grand écrivain. Il est probable qu’il en reste encore à publier ; on peut souhaiter que ce supplément incite les derniers détenteurs des lettres de Flaubert à les faire connaître.

Ces 1.278 lettres sont, à coup sûr, comme dans toute Correspondance, d’un intérêt inégal. À côté de hautes révélations intellectuelles ou sentimentales du Grand Flau, il y a de courts billets où il est surtout question d’éléments futiles concernant la famille Flaubert.

Mais on y apprend bien des choses. Le premier volume abonde notamment en détails fertiles sur la composition de Salammbô ; on y voit comment Flaubert s’est documenté tant à Carthage que dans sa solitude de Croisset. Le second volume donne une intense physionomie de la vie littéraire de l’écrivain rouennais à Paris. Flaubert, là tout au moins, ne vivait pas dans l’isolement ; il y fréquentait tous les Grands de la littérature et le cénacle qu’il constituait avec eux dominait Paris.

L’auteur de Madame Bovary avait ses entrées dans tous les Cercles et dans tous les théâtres. Il y aida puissamment Bouilhet, et son amitié illustre avec Agénor Bardoux, ministre de l’Instruction publique, ne lui valut pas, bien au contraire, que des déboires. Le maître du réalisme passait immédiatement après Victor Hugo, maître du romantisme, et cela lui en ouvrait bien des portes.

On y apprend que la publication dans la Revue de Paris de Madame Bovary (publication interrompue comme on le sait), rapporta tout de même à l’écrivain deux mille francs, en sus des huit cents francs (800 francs-or d’ailleurs, 160.000 francs de notre monnaie !) remis à Flaubert par l’éditeur Lévy.

On y voit que l’écrivain rouennais ne vivait tout de même pas dans l’abandon, ayant tout au contraire un train de vie confortable tant à Paris qu’à Croisset et que son voyage en Orient (1849-1851) avec Maxime du Camp coûta à Mme Flaubert mère la somme de 27.000 francs (5 millions de notre monnaie !).

À propos de Maxime du Camp — encore une légende qui disparaît — on y trouve que Flaubert, quoiqu’on en ait dit et écrit, ne se fâcha nullement avec son camarade et ami, puisque le 13 novembre 1879 (lettre de cette date), il lui écrit en termes demeurés affectueux.

On décèle avec fruit, en cette Correspondance, les premiers jalons de l’amitié d’entre Laporte et Flaubert, voisins comme l’on sait, l’un habitant Grand-Couronne, l’autre Croisset.

Les tomes III et IV ne sont — à part quelques très belles lettres à Taine et à Michelet — qu’une longue lamentation et qu’une profonde angoisse concernant les infortunes pécuniaires de Gustave. On sait que la déconfiture Commanville coûta de rudes soucis à l’écrivain, ceci d’autant plus qu’au décès de Mme Flaubert mère (1872), les deux frères et la nièce étaient demeurés dans l’indivision, que la part virile de Gustave, non liquidée, sombra dans le gouffre et que les domaines des Flaubert, ceux de Champagne et ceux de Normandie, furent vendus pour payer les dettes Commanville. Croisset faillit même y passer, et sa situation de bien dotal, pratiquement inaliénable, le sauva de cette infortune.

Flaubert n’apparaît pas ici dans une réconfortante grandeur. On s’étonne que l’écrivain, — qui, encore une fois, ne vécut point que de misère — Salammbô fut tout de même vendu dix mille francs, soit deux millions de notre monnaie ! — ait été si souvent à court d’argent. Ses appels (on ose à peine écrire, ses « tapages ») ne le grandissent pas ! Il court tout Paris pour obtenir cinq mille francs — qu’il obtient !

Mais ce sont là, encore une fois, des détails d’une vie qui ne fut point toujours d’un calme exemplaire, quoiqu’on en ait dit.

Cette Correspondance supplémentaire contient de rudes morceaux de pensée et de style. On y lit avec profit les 123 lettres à Mme Brainne, acquises en 1941 par la Bibliothèque municipale de Rouen, et aussi de jolies épitres à Jeanne de Tourbey, passagère épouse du duc de Loynes, sans oublier Mme Roger des Genettes. Le bon Flaubert s’étale là sans contrainte, et c’est assez réconfortant.

Cette Correspondance complète heureusement celle parue il y a quelques années. Ajoutons que l’appareil critique y est particulièrement abondant. C’est grâce à lui que revit toute une génération d’artistes et de lettres. Voici du bon travail qui sert la mémoire et l’œuvre du Maître.
 

Jacques Toutain