Le Diner Trap

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 16

 

Le Dîner Trap [16 Avril 1877]

Flaubert et Huysmans

Ce fut au cours d’un repas que Paul Alexis fit chez Huysmans avec Hennique et Henry Céard, que naquit la première idée du dîner Trapp. La semaine suivante, Alexis présenta à ses trois amis Guy de Maupassant, avec lequel il était lié depuis qu’il allait chez Flaubert. Dès lors, le petit groupe de cinq fut constitué.

On arrêta d’abord, pour chaque semaine, un jour fixe où l’on se rencontrerait tous à table, et on se rencontra fidèlement dans l’arrière-boutique d’un obscur marchand de vins situé dans Montmartre, au coin de la rue Coustou et de la rue Puget. Cet établissement devint célèbre, depuis, par un assassinat.

L’endroit avait été découvert par Léon Hennique. L’hôtesse répondait au nom de la mère Machini et se recommandait plus pour sa bonne volonté que par l’excellence de sa cuisine.

Cette cuisine aux viandes dures comme la vie littéraire où nous entrions nous suffisait cependant. Et puis, est-ce que la boutique ne s’appelait pas l’Assommoir, un sobriquet qu’on lui donnait dans le quartier. L’Assommoir de Zola emplissait alors Paris de discussions et de querelles. L’enseigne, par sa littérature, nous aidait à ne pas trop souffrir de repas rebelles à se laisser mâcher et digérer, même par des dents et des estomacs de vingt-cinq ans. Les conversations ne manquaient pas d’éclectisme autour de nos coriaces menus. Le poète Léon Dierx ne dédaignait pas de les manger avec nous et nous enseignait à relever leur insipide saveur par l’usage d’épices qu’il apportait de l’île Bourbon, son pays natal, virulents condiments qui nous brûlaient le palais et nous forçaient à boire, pour éteindre l’incendie de nos gosiers, un vin aussi médiocre que les mangeailles,

La mère Machini fut délaissée après un repas vraiment trop paradoxal où les poivres les plus actifs demeurèrent impuissants à désinfecter des rognons de mouton irrémédiablement corrompus.

Le dîner, la semaine suivante, s’organisa 51, rue Condorcet, chez Joseph, tenancier d’une crémerie bruyante.

Zola, curieux de voir où se tenaient nos faméliques assises de littérature et d’art, un soir, vint avec nous. Il se trouva mal à l’aise dans l’asphyxiante atmosphère du milieu et sortit mal restauré. Jugeant que nous lui devions une compensation, quelqu’un de charitable, Maupassant, croyons-nous, en manière de gala modeste mais expiatoire, proposa d’offrir à Zola un repas plus soigné. Il choisit un établissement de cuisine meilleure, de tapage moindre : la maison Trapp, au coin du passage du Havre et de la rue de Saint-Lazare. Par expérience, il en répondait. On inviterait de Goncourt, Maupassant se déclarait sûr d’amener Gustave Flaubert.

Edmond de Goncourt, tout entier aux transes que lui causait, en ce moment, La Fille Élisa, parue le 21 mars 1877, et contre laquelle il craignait des poursuites, n’a point fait mention de ce dîner dans son journal. La République des Lettres en rendit compte par avance. En effet, elle imprime à la date du vendredi 13 avril 1877 :

« Dans un restaurant qui va devenir illustre, chez Trapp, aux environs de la gare Saint-Lazare, six jeunes et enthousiastes naturalistes qui, eux aussi, deviendront célèbres : MM. Paul Alexis, Henri Céard, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Octave Mirbeau et Guy de Valmont, traitent leurs maîtres : Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt, Émile Zola. Un des convives nous a communiqué le menu : Potage purée « Bovary » ; truite saumonée à la « Fille Élisa » ; poularde truffée à la « Saint-Antoine » ; artichauts au « Cœur simple » ; parfait « naturaliste » ; vin de Coupeau ; liqueur de l’Assommoir. M. Gustave Flaubert, qui a d’autres disciples, remarque l’absence des anguilles à la Carthaginoise et des pigeons à la Salammbô ».

Il semble à peine nécessaire d’indiquer que les détails de ce menu valent uniquement par leur absolue fantaisie. Ils sont inexacts, comme la date du repas, d’ailleurs, car les convives se mirent à table, non le vendredi, mais le lundi 16 avril 1877.

En ce temps-là, comme on le voit, Maupassant ne s’appelle encore que Guy de Valmont, du nom d’une localité située à douze kilomètres de Fécamp, dans le département de la Seine-Inférieure. Il entrait en littérature avec un pseudonyme. M. Octave Mirbeau, la digestion à peine terminée, le Coup d’État parlementaire du 16 mai 1877 survenant, quittait brusquement la littérature et les amis pour la politique. Lui-même raconta à M. de Goncourt, qui tint registre du propos, comment, rédacteur de l’Ordre, journal rédigé par M. Dugué de la Fauconnerie, par l’influence de M. Saint-Paul, gros personnage alors au ministère de l’Intérieur, il fut nommé sous-préfet dans l’Ariège. Au mois d’octobre de la même année fonctionnaire remplacé, il reprenait au Gaulois une plume de journaliste, et plus tard, par un long détour, revenu à la littérature, écrivait des romans. On sait avec quel éclat (1).

Il faut donc tenir pour bonne l’affirmation signée E. L. dans le Temps du 8 juillet 1893. À savoir que les cinq faillirent être six (2).

D’ailleurs, c’est sous le titre « La Demi-Douzaine » que sans doute en manière de réclame, le camarade Alexis, sous le nom de Tilsitt, dans les Cloches de Paris, prête à ses commensaux des propos ridicules et les couvre de sarcasmes.

« Ils étaient une demi-douzaine chez Trapp. Ils sont encore une demi-douzaine.

« Ils sont une demi-douzaine, grands contempteurs de notre littérature moderne, qui essaient de nous engager dans des voies nouvelles et de nous régénérer.

« C’est à pouffer de rire.

« Ils sont une demi-douzaine. Une demi-douzaine qu’il faut battre en brèche, parce qu’elle menace de gâter le tout. Ah, ça ! s’ils venaient à faire des petits » (3).

Un à un, dans les numéros suivants, il commence à prendre les jeunes convives de chez Trapp, « les dissèque » suivant son expression ; pas tous, cependant, car le journal cessa de paraître avant la fin de ses ironiques expériences de vivisection littéraire. Dans le dernier numéro, Huysmans, du moins, eut la fortune de lire : « Un seul d’entre eux, Huysmans, me semble avoir un bout de talent » (4). Les gentillesses se terminèrent faute de lecteurs.

Cependant, les manières d’agression de ce petit journal, demeuré obscur, servirent de type, par la suite, à toutes les attaques dirigées contre les « naturalistes ». Alexis avait, dès l’abord, trouvé la formule excessive d’une polémique qui, pendant des années, ne désarma pas.

Quel étonnement de relire, après trente ans, les articles suscités par cet innocent dîner dans un entresol de la rue Saint-Lazare ! Et, à distance, avec quelle curiosité ne se répète-t-on pas la question posée par le rédacteur des Cloches de Paris :

« Comment six hommes de lettres absolument inconnus, si ce n’est par une modeste orgie chez Trapp, réussissent-ils à faire du tapage ? » (5).

L’idée seule qu’on pouvait songer à constituer une nouvelle école littéraire exaspéra la critique déjà fort irritée par la campagne que, chaque semaine, dans le feuilleton théâtral du Bien Public, Zola menait contre l’école romantique. Pourtant, si la critique avait mieux écouté aux portes dans ce salon de chez Trapp, elle aurait entendu Flaubert défendre Boileau, faire le procès des systèmes ; au nom de la Liberté, condamner toutes les théories en « isme », le naturalisme y compris.

Naturalisme, c’est le mot mis en circulation par Zola, qui croit modérément à la qualité de sa doctrine et confesse imprudemment à Goncourt : « Eh bien ! je m’en moque du mot naturalisme, et cependant, je le répéterai, parce qu’il faut un baptême aux choses pour que le public les croie neuves ».

Huysmans déclarait : « Le roman moderne ne date pas des Misérables ». Et vainement, il ajoutait : « Certes, j’admire Hugo comme un homme de génie et je considère les Misérables comme un beau livre, mais disons-le donc une bonne fois, l’idole justement vénérée des poètes n’a eu qu’une influence bien détournée sur le roman tel que nous le comprenons ».

En ce temps-là, toute littérature passait pour venir de Victor Hugo, existait seulement quand elle retournait vers Victor Hugo. Malheur à qui s’inclinait avec réserves devant le pape nouveau des lettres et de la démocratie. Huysmans osa cette attitude d’indépendance et de respect, et quand les chroniques, à tort et à travers, s’acharnaient sur Messieurs Zola, sur la queue de Zola, sur les Disciples de Zola, par sa bravoure personnelle, sa manière déférente et franche d’affirmer son opinion, il fut le premier à porter l’effort de la satire et l’excès des ironies.C’est à cette époque — 1877 — que parut Les Sœurs Vatard, de Huysmans.

Le volume parut avec cette dédicace : « À Émile Zola, son fervent admirateur et dévoué ami ».

La voici venue l’œuvre de combat que Zola réclamait ; dans un article de Voltaire daté du 4 mars 1879, il appelle énergiquement sur elle l’attention du public. Il s’écrie : « L’œuvre a une vie intense. Elle vous empoigne, elle vous passionne. Elle soulève les questions les plus irritantes ; elle a une chaleur de bataille et de victoire. D’où vient donc cette flamme qui en sort ? De la vérité des peintures et de la personnalité du style, pas davantage. Tout l’art moderne est là »(6),

En même temps que le valeureux appui de Zola, embusqué derrière les colonnes de son feuilleton du Voltaire et toujours prêt à entrer en bataille pour la défense et la notoriété de ses amis, des plus grands aux plus humbles, Huysmans, pendant la querelle provoquée autour de son talent qui s’affirme et de son nom qui commence à retentir dans la littérature, reçoit trois lettres bien intéressantes à relire aujourd’hui.

La première vient de Gustave Flaubert ; Huysmans, en envoyant son volume au Saint-Siméon Stylite de Croisset, déclarait admirer profondément l’Éducation Sentimentale que, contrairement à l’opinion reçue, il se battait de mettre au premier rang des œuvres du maître, au-dessus même de Madame Bovary. Or, Flaubert, malgré son stoïcisme, souffrait éperdument du cruel discrédit d’où son roman préféré semblait ne devoir jamais sortir. Depuis 1869, il supportait avec tristesse l’indifférence du public, même le plus lettré, à l’endroit d’un livre dont il disait : « Jamais je n’aurai tant tiré de ma pauvre cervelle » (7). L’année précédente, dans une entrevue notée par un visiteur fidèle, Flaubert avait douloureusement exprimé son opinion sur un roman mal accueilli dans le passé et pour lequel il n’espérait rien de l’avenir. Voici la citation :

« J’entrai tout seul dans le salon plein de l’ombre des persiennes fermées. Profitant du tête-à-tête, je dis à Flaubert mon admiration profonde et suprême pour l’Éducation Sentimentale, entre tous, à mon sens, son chef-d’œuvre le plus extraordinaire.

« Alors, Flaubert, haussant encore sa grande taille, me regardant de ses yeux bleus où luisait un reflet d’acier, me dit avec une tendresse presque brutale :

— « Ainsi, vous aimez ça, vous ? »

— « Oui », répondis-je avec une humble fierté.

— « N’empêche, continua Flaubert. C’est un livre condamné, mon bon ami, parce qu’il ne fait pas ça :

Et joignant ses mains longues et élégantes dans leur robustesse, il simula une construction en pyramide. — « Le public veut des œuvres qui exaltent ses illusions, tandis que l’Éducation Sentimentale… »

Il renversa ses grandes mains, fit le geste que tous les rêves renversés tombaient dans un trou sans espoir ; et je le soupçonnai très ému de mon mince éloge (8).

Cette opinion exprimée à un passant sans autre mérite que son respect et peut-être sa perspicacité, Flaubert l’a écrite à Huysmans dans cette lettre où nous lisons :

« La dédicace où vous me louez pour l’Éducation Sentimentale m’a éclairé sur le plus grand défaut de votre roman dont, à la première lecture, je ne m’étais pas rendu compte. Il manque aux Sœurs Vatard, comme à l’Éducation Sentimentale, la fausseté de la perspective. Il n’y a pas de progression d’effet. Le lecteur, à la fin du livre, garde l’impression qu’il avait dès le début ».

Heureuse critique, témoignage de précieuse estime dont Huysmans, tout d’abord, ne connut pas toute l’exceptionnelle, toute la tendre valeur. Elle lui fut révélée plus tard, lors de la publication des lettres de Flaubert à sa nièce Caroline, correspondance où Huysmans apprit avec une respectueuse douleur à quel moment cruel de la vie de Flaubert son livre était arrivé à Croisset.

Flaubert, depuis le mois de janvier, souffre d’une fracture du péroné. Il a la « guibole cassée » (9), comme il dit, en employant un terme bien curieux sous la plume d’un maître qui reprochera à Huysmans de se servir des mots « maboule, poivrots, bibines, godinettes ». Plus encore que des douleurs de sa jambe enfermée dans une botte de dextrine, il se désole du mauvais état de sa fortune et de l’espèce d’impuissance littéraire où des pertes d’argent réduisent son esprit. Lui-même les confesse ces angoisses physiques et morales.

Au mois de février 1879, il écrit : « Je ne pourrai pas marcher avant un mois et ce sera bien joli. Je boiterai pendant trois ou quatre ans. Cette perspective ne me désole pas du tout. Quant à pouvoir monter les escaliers de Paris, principalement les nôtres, cette année, la chose me paraît douteuse ! J’en suis tout consolé d’avance. Et d’ailleurs, avec quel argent irais-je et vivrais-je à Paris. J’ai besoin d’y vivre au moins deux mois pour mon travail. Eh bien, mon travail s’en passera forcément. Souvent d’ailleurs, il me semble que je ne pourrai plus écrire. On a tant frappé sur ma pauvre cervelle, que le grand ressort est cassé. Je me sens fourbu, je ne demande qu’à dormir » (10).

Au mois de mars, il répète : « Je ne pourrai pas monter un escalier parisien avant deux mois. Je voudrais bien me remettre à écrire, mais franchement, je crois que ce me sera impossible, et je recule devant ce moment. J’ai eu et j’ai encore trop de tourments. Ma tête n’est pas libre, je le sens. Joli résultat, et à quoi ai-je été utile en définitive ? » (11).

C’est dans l’intervalle de ces deux lettres, tristes comme un De profundis, que les Sœurs Vatard viennent trouver Gustave Flaubert. II s’efforce de plaisanter en accusant réception du volume envoyé par un débutant pieux au grand maître de la littérature moderne.

La lettre de Flaubert à Huysmans commence par :

« Et maintenant, Seigneur, expliquons-nous tous deux ».

Discutant la théorie esthétique de Cyprien Tibaille, fort animé à prétendre que la tristesse des giroflées séchant dans un pot lui paraît plus intéressante que le rire ensoleillé des roses, il écrit :

« Pourquoi ni les giroflées, ni les roses ne sont intéressantes par elles-mêmes, il n’y a d’intéressant que la manière de les peindre. Le Gange n’est pas plus poétique que la Bièvre, mais la Bièvre ne l’est pas plus que le Gange. Prenez garde, nous allons retomber, comme au temps de la tragédie classique, dans l’aristocratie des sujets et dans la préciosité des mots ; on trouvera que les expressions canailles font bon effet dans le style, comme autrefois on vous l’enjolivait avec des termes choisis ; la rhétorique est retournée, mais c’est toujours la rhétorique ». Il ajoute : « Je me dépite de voir un homme aussi original que vous abîmer son œuvre par de pareils enfantillages. Soyez donc plus fier, nom de Dieu, et ne croyez pas aux recettes ». Mais il loue : les descriptions excellentes, les caractères bien observés. On dit partout : c’est ça, et l’on croit à votre fiction. Donc le tour de force est exécuté » (12).

Quelles félicitations du maître le plus difficile à satisfaire ! et pourtant c’est l’homme qui, presque au même instant, écrivait : « Maudit soit le jour où j’ai eu la fatale idée de mettre mon nom sur un livre. Sans ma mère et Bouilhet, je n’aurais rien imprimé. Comme je le regrette maintenant ; je demande à ce qu’on m’oublie, à ce qu’on me f… la paix, à ce qu’on ne parle jamais de moi ; ma personne me devient odieuse, quand donc serais-je crevé pour qu’on ne s’en occupe plus ? » Au milieu de ce qu’il appelle ses humiliations et de ce qu’il croit des avanies (13), il trouve le temps de répondre paternellement à un jeune écrivain, le ramenant à l’art et le ressuscitant à la littérature.

Henry Céard et Jean de Caldain.

(Revue hebdomadaire, 17e année, 7 novembre 1908).

(1) Journal des Goncourt, 11 juillet 1889.

(2) Temps, 8 juillet 1893.

(3) Cloches de Paris, 4juin 1877.

(4) Id., 2 juillet 1877.

(5) Cloches de Paris, 2 juillet 1877.

(6) Voltaire, 7 mars 1879.

(7) Lettres à ma Nièce, XXXIV.

(8) Liberté, 29 novembre 1906.

(9) Lettres à ma nièce Caroline.

(10) Lettres à ma nièce Caroline, CCCLIV.

(11) Lettres à ma nièce Caroline, CCCXXXIX.

(12) Huysmans, papiers inédits.

(13) Lettre à sa nièce, CCCLV.