Commentaires critiques de deux lettres

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 21

 

Flaubert, Guttinguer et Bouilhet
Commentaires critiques de deux lettres
1855 et 1857

À tout homme qui aime enrichir le présent par le souvenir du passé, la région rouennaise rappelle constamment Flaubert et Bouilhet. Elle rappellerait aussi Guttinguer s’il était plus connu : une trentaine d’années avant Flaubert, il a vécu dans les mêmes lieux.

Nous possédons une lettre de Flaubert à Bouilhet du 30 mai 1855 (1), où il est question de Guttinguer.

Bouilhet a écrit à Flaubert combien il est découragé. Son ami lui reproche, au début de la réponse, de ne rien faire pour réussir, de ne chercher des protecteurs qu’en cas de besoin immédiat et, par contre, de négliger ceux qui, d’avance, sont bien disposés en sa faveur, tel « ce brave Ulric ».

« As-tu été, par exemple, chez ce bon Saint-Victor qui, sans te connaître, t’avait fait un article ; chez ce brave Ulric, qui avait embouché une trompette respectable en ton honneur ? (Je t’en citerais bien d’autres). Crois-tu qu’ils soient disposés à te rendre service (si l’occasion se présente) et qu’ils ne te gardent pas rancune de ta grossièreté… »

En effet, comme les éditeurs de cette lettre le signalent en note, Ulric Guttinguer avait parlé de Melaenis dans le Corsaire du 25 novembre 1851.

Cet article est consacré à la Revue de Paris « ressuscitée » (2), à laquelle Guttinguer reproche une recherche ridicule d’originalité.

« Pourquoi employer « liminaire » au lieu de préface, « idiosyncrasie » et non tempérament ? Pourquoi aller chercher l’inspiration sur les sommets brumeux du « Blockberg » et du S « Walpurgisnachtraum » ? Par contre « …il y a un charmant conte arabe de M. Maxime Du Camp, conte qui doit avoir été vécu (pour parler encore liminaire) ; et un poème romain vraiment adorable, et qui semble vécu aussi : Mélanis (sic). Ah ! ce poème qui a deux mille vers, nous l’avons lu sans désemparer, comme on lirait un roman de Balzac ou de Frédéric Soulié. C’est une admirable, franche et naturelle peinture des mœurs romaines sur une histoire épisodique du règne de l’Empereur Commode, à faire pâmer de rires et de larmes. De l’esprit partout et du génie souvent.

« Et ce poème est un début ; du moins n’avions-nous jamais entendu parler de son auteur, M. Louis Bouilhet. Quelle verve, quel entrain, quelle fécondité ! Ah ! monsieur, vous revenez de la vieille Rome, et vous y avez vécu jadis. Courage. Courage, courage et persévérance ! Voilà de la vraie jeunesse et de la bonne originalité. Nous vous saluons trois fois, poète, et nous permettons, perruque et burgrave de la poésie, de vous donner notre bénédiction. Vos brillantes qualités feront aimer jusqu’à vos défauts, et nous proclamons en vous lisant que la première qualité d’un critique est de savoir admirer. Vous voyez, d’un pédant, vous avez fait un fanatique ! Nous nous arrêtons là. Ce n’est point un compte rendu que nous avons à faire. Nous n’avons rien voulu citer, ni réclamer, mais voyant passer ces choses nouvelles, nous avons dû crier : qui vive ? Vous voyez ce qu’a répondu le progrès :

« Walpurgisnachtraum ! »

» Connais pas. Aux armes ! et feu sur l’idiotsyncratie (sic).

« Guttinguer

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Dans un autre article paru également dans le Corsaire (Bulletin Littéraire du mardi 7 septembre 1852), Ulric Guttinguer avait parlé de Bouilhet en termes flatteurs. Il rendait compte, cette fois, de la poésie « Les Rois du Monde », insérée dans la Revue de Paris d’août 1852. Guttinguer comparait Bouilhet à Lamartine, Sainte-Beuve et Musset.

Le manque d’enthousiasme n’a jamais été le défaut d’Ulric, même pour saluer Melaenis, œuvre qui participe au retour littéraire à l’antique vers le milieu du 19e siècle, tout en annonçant Leconte de Lisle. Devenu vieux, il est l’ancêtre qui bénit les nouvelles générations, confirmé dans cette idée par ses anciens amis. Sainte-Beuve lui écrira encore, le 16 octobre 1859 : « …Je vous envie donc aujourd’hui encore tout comme je vous enviais autrefois. Vous avez été un des points de mire de nos jeunesses. Alfred de Musset a dit quelque chose qui restera (3). C’est beau d’être debout et le pied droit en avant… »

C’est à cet enthousiasme sincère et un peu irréfléchi du critique que Flaubert devait être sensible, en homme « qui acceptait toutes les critiques envers lui-même, mais ne pouvait tolérer qu’on n’estimât point ceux qu’il aimait » (4).

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Toujours en ce qui concerne Guttinguer, rappelons que le poète romantique aimait les bords de la Seine qu’il suivait jusqu’à Croisset (Crosey dans Arthur de Sainte-Beuve) et jusqu’à Jumièges. De Honfleur et du Châlet, il se rendait à Trouville, comme le laisse entrevoir un extrait de ses Mémoires (5).

Comment Guttinguer et Flaubert se sont-ils connus ? Une différence de 36 ans les séparait. Avant 1837, Guttinguer s’installa à Saint-Germain-en-Laye, et plus tard à Paris ; mais il revenait souvent au Châlet.

Devenu critique littéraire, il devait trouver un intérêt particulier dans l’œuvre d’un compatriote.

Il n’est pas possible, pour l’instant, d’apporter des documents entièrement nouveaux, mais n’est-il pas utile de suivre la voie tracée par MM. René Dumesnil, Jean Pommier et Claude Digeon ? Voici une lettre de Guttinguer à Flaubert, écrite après la lecture de Madame Bovary (6) :

« 20 avril 1857.

« Monsieur,

« Je ne peux trop vous remercier d’un si aimable, d’un si bon souvenir. Votre hommage me touche profondément et vous comprendrez à combien de titres il m’est précieux.

« Je connaissais Madame Bovary par la Revue (7), mais c’est tout autre chose de la lire sans interruption, corps et âme complets, comme la voici maintenant. La belle étude de temps, de mœurs, de cœurs que vous nous avez donnée là, Monsieur.

« Je connais, ou j’ai connu, tous ces imbéciles et tous ces misérables là ; j’ai passé la plus belle moitié de ma vie parmi ces animaux et habité ou hanté leurs demeures. Il y en a bien d’autres qui attendent votre burin. Et dire que partout ils sont les mêmes, sinon pires, et dans des majorités dégoûtantes et décourageantes. C’est avec cela que vos amis rêvent l’âge d’or devant eux. Il faudrait donc que l’air, l’eau ou le feu balayassent avant tout cette race stupide ou méchante, et le monde rongé des vers qui la porte !

« Continuez, continuez, je vous recommande les fabricants et les avocats ! cela ne corrigera personne, mais comme c’est amusant !

« Il n’y a pas jusqu’à vos décorations qui m’aient fort ému ; là aussi, j’ai eu mes drames et ma Bovary… qui n’a pas eu la sienne !

« Cette chanson de la fin, c’est celle de ma mère, la plus chaste et la plus pure des femmes pourtant ! et je l’ai entendue dans mon berceau, il y a 70 ans. Je la sais à peu près toute entière. Où avez-vous trouvé cela ? Si je savais votre adresse à Paris, j’irais en causer avec vous et vous serrer la main. En attendant que cette heureuse occasion se présente, recevez, cher Monsieur, l’expression de ma vive reconnaissance et de mes sentiments les plus distingués.

Ulric GUTTINGUER

» Rue de Courcelles, 30 ».

Cette lettre avait été donnée à Laporte par Flaubert pour enrichir son exemplaire de Madame Bovary  (8).

S’il n’est pas possible de fixer à quelle date Flaubert et Guttinguer s’étaient connus, il est du moins évident que leurs relations n’étaient pas intimes. Guttinguer écrit : « Monsieur » et « Cher Monsieur… » Pourquoi Flaubert avait-il envoyé un exemplaire de Madame Bovary à Guttinguer ? Probablement en souvenir des articles consacrés par Ulric, dans le Corsaire, à Bouilhet, en 1851 et en 1852, et peut-être dans la pensée que le critique en écrirait un autre sur l’œuvre nouvelle ?

En effet, en 1857, Guttinguer occupait le poste de critique littéraire de la Gazette de France. Or, contre toute attente, l’article sur Madame Bovary, hostile, est signé de Lescure (23 et 26 juillet 1857), alors que l’article qui précède, comme celui qui suit, est de Guttinguer. Que put en penser Flaubert ? Faut-il voir là une dérobade ? Plutôt l’impossibilité pour Ulric d’exprimer librement son opinion.

Dans sa lettre à Flaubert, il prend sa revanche ; lui, dont l’œuvre est une autobiographie presque ininterrompue, n’a pu s’empêcher de parler de lui-même, et c’est le premier intérêt de cette lettre. Comme toujours, il remue le passé : quelques semaines plus tôt, il écrivait à Sainte-Beuve (9) : « J’achève de vivre avec assez de mélancolie, mon pauvre ami, plein du passé, de ses regrets, de ses remords, du souvenir du mal commis (…) Je ne peux m’empêcher d’écrire, de faire des vers, d’aimer ! Vous l’avez dit un jour : « On ne se corrige pas… ». Ces quelques lignes font allusion aux mêmes événements que la lettre à Flaubert : la liaison, à Rouen, de Guttinguer et de Rosalie, celle qu’il nomme ici sa « Bovary », bien que les situations aient été très différentes.

Quand on sait qu’Ulric Guttinguer avait d’abord conçu son Arthur comme un instrument de vengeance, pour stigmatiser « l’infâme Rosalie et sa trahison », on comprend qu’il ait aimé retrouver chez Flaubert ce que lui-même, adouci par sa conversion, n’a fait qu’ébaucher : la satire de la société. « Tous ces imbéciles et tous ces misérables-là », c’est, aux yeux de Guttinguer, la société rouennaise qui l’avait séparé du grand amour de sa vie : Rosalie.

Jeune femme mariée, elle appartenait à la société du haut commerce et de la haute fabrique de Rouen, comme il l’affirme lui-même dans son Arthur (10). Et c’est pour cette raison qu’il recommande à la verve satirique de Flaubert, les fabricants. « J’ai passé la plus belle moitié de ma vie parmi ces animaux et habité ou hanté leurs demeures ». Il en a ébauché un tableau dans son Arthur (p. 230) : Le Salon de Mme de Trün.

Cette lettre offre un moindre intérêt, en ce qui concerne l’œuvre qui en est l’occasion. Elle « contient des obscurités », écrit M. René Dumesnil (11), « il n’y a cependant pas d’erreurs de lecture possible, étant donné l’écriture parfaitement lisible de Guttinguer. Nous transcrivons simplement l’autographe que nous avons sous les yeux ».

Si nous avons pu comprendre l’allusion à « la Bovary » de Guttinguer, son allusion aux « fabricants » de Rouen, nous ignorons ses démêlés avec les « avocats ». Et comment faut-il interpréter : « il n’y a pas jusqu’à vos décorations qui m’aient fort ému » ? Évidemment, on se souvient de : « Une ambition sourde le rongeait : Homais désirait la croix… » Mais quel est le rapport avec la fin du paragraphe de Guttinguer ?

Plus intéressant est ce qu’il écrit sur la chanson de l’aveugle :

« Souvent la chaleur d’un beau jour

Fait rêver fillette à l’amour ».

C’était une vieille chanson qu’effectivement, Ulric Guttinguer avait entendu chanter en son tout jeune âge par sa mère. Nous n’avons point, semble-t-il la réponse (s’il y en eût une) de Flaubert à Guttinguer à la question : « Où avez-vous trouvé cela ? » Mais Flaubert a répondu lui -même à la postérité en notant sur ses manuscrits l’origine de la chanson. Elle a été prise par Flaubert dans l’Année des Dames Nationales, de Restif de la Bretonne, Tome I (12).

Ces quelques pages ne font qu’aborder ce problème : Comment Guttinguer qui, vers 1850, était déjà victime de l’indifférence et de l’oubli, comprenait-il les écrivains des nouvelles générations ? Avec son âme de romantique désabusé, rencontrait-il beaucoup d’exceptions à ce qu’il appelait, dès 1844, dans sa préface aux Deux âges du Poète, « une génération nouvelle toute bouffie de méchantes préoccupations politiques ou de l’esprit mathématique des industries ». En tout cas, il s’empressait de saluer ceux qui échappaient à ces préoccupations, que leur œuvre fût Melaenis ou Madame Bovary.

Roger LÉPINEY.

(1) Lettre 90, du tome 1 (p. 189) du supplément de la Correspondance inédite de G. Flaubert, par MM. René Dumesnil, Jean Pommier et Claude de Digeon. Paris 1953.Voir une lettre semblable : P. 26, 3e série de la Correspondance publiée en 1910 chez Conard.

(2) La Revue de paris publie cinq chants de Melaenis dans son numéro de Novembre 1851. C’est le second numéro de la Revue ressuscitée.

(3) Poésies complètes d’A. de Musset. Bibliothèque de la Pléiade (p. 91).

« Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme.

» Comme un enfant craintif se penche sur les eaux ;

» Toi si plein, front pâli sous des baisers de femme,

» Moi si jeune, enviant ta blessure et tes maux ».

(4) p. 232, Éd. de 1932 du Flaubert de M. R. Dumesnil qui cite aussi le jugement de Barbey d’Aurevilly sur Melaenis : « Clair de lune d’un clair de lune, imitation de Musset qui, lui-même, imite Byron » ; critique qu’il faut rapprocher de celle de Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, Tome V) Voir aussi Léon Séché : A. de Musset Tome II, pages 228-229.

(5) Cité par Léon Séché. La Jeunesse dorée, p. 240.

(6) Lettre p. p., M. René Dumesnil, partiellement dans son Introduction à Madame Bovary (pp. CLI et CLII. Les Belles Lettres 1945) et intégralement dans le Mercure de France du 16 Novembre 1911 (p. 312) et dans « Autour de Flaubert » (T. I, pp. 48-49).

(7) La Revue de Paris. Numéros des 1er-15 Octobre, 1er-15 Novembre, 1er 15 Décembre 1856.

(8) M. R. Dumesnil : Introduction à Madame Bovary, p. CXLVII, note I.

(9) Le 25 Février 1857 (collection Lovenjoul, D. 584).

(10) Ed. H. Brémond (p. 41), voir aussi Arthur de Sainte-Beuve, pp. 52 et. 78.

(11) Autour de Flaubert, p. 49, note I.

(12) Voir à ce sujet l’indication fournie par MM. Pommier et Leleu dans Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits. Éd. Corti 1949, page 124. — Noter toutefois que le texte de la chanson écrite de la main de Flaubert est au tome V (et non pas IV) des manuscrits Ms g-223 ( 5).