La dernière lettre de Flaubert à Louise Colet

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 30

 

La dernière lettre de Flaubert à Louise Colet

La Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1954 publie, sous la plume autorisée de Maurice Levaillant et de Marc Varenne, la Dernière Lettre d’Amour de Louise Colet à Gustave Flaubert, en date du 5 mars 1855 (il y a cent ans !)

Nul n’ignore ce que fut, non point le grand amour de Flaubert, mais l’amour tapageur de Louise Colet pour l’écrivain. On sait que dans le salon de Pradier, en juin 1846, Flaubert rencontra pour la première fois la blonde poétesse. Les exégètes, qui ne reculent devant aucune précision, affirment que ce fut le 29 juillet 1846, après une promenade au Bois de Boulogne (en fiacre, bien entendu, comme plus tard Mme Bovary), que Louise Colet succomba, le lieu choisi pour la chute étant l’Hôtel du Bon La Fontaine, 64, rue des Saints-Pères, à Paris, cet hôtel existant, au surplus, toujours.

De 1846 à 1848, grande passion entre les deux amants, puis refroidissement qu’on date du 21 août 1848 (dernière lettre de Croisset, où Gustave emploie le « Vous »), puis voyage en Orient, de 1849 à 1851. Reprise des relations de juillet 1851 (à Rouen, est-il précisé) jusqu’au 5 mars 1855, date de la lettre évoquée plus haut, ou, peut-être même dès novembre ou décembre 1854, date à laquelle l’irascible Muse n’hésita pas à venir jusqu’à Croisset relancer son amant indigné.

Et MM. Levaillant et Varenne, dans leur intéressante chronique, ajoutent ceci :

Flaubert, au début de 1855, écrit certainement à Paris. Depuis un peu plus d’un an il avait, si l’on peut dire, déménagé, transportant ses habitudes parisiennes de la rive gauche à la rive droite, et de l’Hôtel du Bon La Fontaine, rue des Saints-Pères, trop proche de la rue de Sèvres et de l’irascible Muse, à l’hôtel du Helder, voisin du boulevard des Italiens. C’est là que, le 5 mars, Louise eut le courage de venir en son absence et par trois fois le demander, porteuse de quelles sollicitudes, hérissée encore de quelles récriminations ?

Flaubert rumina sa colère toute la nuit. Au matin, d’un trait de plume, sans hésitation ni ratures, il lança ce billet comme une flèche :

Madame,

J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois chez moi.

Je n’y étais pas ; et, dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais.

J’ai l’honneur de vous saluer

Fl.

Mardi matin.

Madame Colet, rue de Sèvres, 21, Paris.

Sur l’enveloppe, comme sur le papier bleu du billet — le papier ordinaire de l’écrivain en ces années-là — l’écriture ne montre point trace d’un frisson. Le timbre postal « Lettre affranchie de Paris pour Paris » porte la date du 6 mars 55 et l’indication de la 4e levée.

La lettre parvint donc à la destinataire dans la journée. Sa colère fut sans bornes. Elle saisit sa plume… pour enrichir de quelques annotations imprévues l’autographe qui lui signifiait son congé. Elle compléta d’abord la mention : « mardi matin » écrivant au-dessous « 6 mars 1855 ». Puis au-dessus : « allée le 5 mars 1855 ». Simples indications chronologiques. Mais aussitôt le cœur déborde : il en sort trois épithètes hâtivement griffonnées : « lâche, couard et canaille », cette dernière soulignée.

L’abandonnée songea-t-elle, le mois suivant, à une tentative désespérée

L‘« illustre physicien » Balmet, de l’Académie des Sciences, ami dévoué de Louise et habitué de ses « dimanches », semble l’avoir préparée avec le docteur Cloquet, vieux camarade du père de Flaubert. On lit, en effet, au dos de l’enveloppe du 6 mars, sur la patte d’attache :

« Aujourd’hui vendredi 13 avril 185 (5) appris par Bab…, qui le savait de Cloquet, son départ pour Croisset ».

Ce départ du 13 avril prend aux regards de Louise une valeur symbolique. Désormais, la distance entre Croisset et Paris était devenue infranchissable.