En marge de Madame Bovary :

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 35

En marge de Madame Bovary :

Ry ou Forges ? — Passion et vertu.

À propos de l’article de M. René Herval paru dans notre dernier Bulletin n° 5, nous avons reçu, de M. Jean Pommier, notre vice-président, une lettre contenant d’intéressantes précisions et que nous croyons devoir mettre sous les yeux de nos lecteurs : Mon cher Président, Merci du Bulletin, que je viens de recevoir et de l’article de M. René Herval. Je crois comme vous qu’il est très utile de procéder de temps en temps à la révision des Idées reçues et d’ouvrir de nouvelles pistes. Me permettrez-vous de vous dire quelle est à cet égard, sur ce sujet, ma façon de penser ? 1° Forges-les-Eaux. Comment n’applaudirais-je pas à cette orientation, moi qui, sur les données assez explicites de Flaubert dans Madame Bovary, ai, voilà sept ou huit ans, parcouru ce pays de Bray et y ai fait maintes constatations que je suis heureux de rencontrer aujourd’hui chez votre collaborateur ? J’en avais nourri quelques leçons d’un de mes Cours au Collège de France : celle du vendredi 30 janvier 1948, notamment, où je m’exprimais ainsi, d’après les notes que je retrouve : « Quant à Forges-les-Eaux, célèbre, hélas ! depuis un mauvais communiqué de 1940, j’en dirai quelque chose. Dans sa présentation, Flaubert parle des « longues traînées rouges » du sol, venant « de la quantité de sources ferrugineuses… » Comment ne pas penser à la station de Forges-les-Eaux (Bottin : Eaux minérales ferrugineuses et acidulées thermales, très fréquentées). En 1851, Forges avait 2.000 habitants. Nul doute que Flaubert, ici, n’y fasse allusion. On remarquera notamment la phrase de M. Homais : II est dit, dit-il, correspondant d’un journal « pour les circonscriptions de Buchy, Forges , Neufchâtel, Yonville et les alentours ». Toujours le lieu fictif glissé avec les réels (1). Neufchâtel, Forges, Argueil : nous sommes vraiment là dans la région que Flaubert avait en vue ». Je n’ai pu que résumer trop brièvement ces recherches sur la géographie et la topographie du roman dans l’Annuaire du Collège de France, paru à Paris, Imprimerie Nationale, 1948, p. 188. J’y disais : « Au lieu réel (Tostes) s’oppose un lieu fictif (Yonville). Le romancier connaissait Tostes et il en avait lu le nom « dans un vieil itinéraire de la France, publié vers la fin du règne de Henri IV ». Quant à Yonville, sa localisation comporte l’emploi des mêmes procédés que l’on met en œuvre par exemple, pour celle du Balbec de M. Proust — notamment pour la fixation des lieux réels circonvoisins, Forges-les-Eaux, Argueil, etc. « Rien ne prouve », a écrit R. Dumesnil, « un séjour de Flaubert à Forges dont aucune trace certaine n’a pu être relevée. Il existe pourtant une lettre du 4 juillet 1848, etc., etc… » Ce qu’il y a de « nouveau » dans l’article de M. Herval, ce n’est donc pas d’avoir attiré l’attention sur Forges et sa région, mais d’avoir établi entre cette réalité et la fiction, des rapprochements dont plusieurs sont valables. Si l’on trouve là les noms de la côte des Leux, du couvent d’Ernemont, comment ne pas voir l’intérêt de ces détails ? La petite phrase : « C’était la seule place qui fût verte », paraît bien, en effet, comme le suggère le plus ingénieusement du monde M. Herval, montrer le bout de l’oreille. Curieux également, ces noms de personnes qui se retrouvent dans Madame Bovary… En est-ce assez pour affirmer que « Yonville-l’Abbaye n’est pas Ry » et pour substituer à ce bourg, désormais délaissé, la nouvelle vedette ? Je ne le crois pas. Que tout ne colle pas exactement quand on compare à la topographie de Ry les indications du roman, l’auteur de ces lignes n’a pas attendu M. Herval pour s’en rendre compte ; et celui-ci eût pu trouver dans la Revue d’Histoire littéraire de la France de 1947 les doutes assez motivés que j’y énonçais déjà (pp. 107 et 220), contre une identification trop absolue. Mais entre tout et rien, il doit y avoir, il y a quelque chose. Des raisons demeurent, des raisons solides, de croire que Flaubert a, pour certains détails, pensé à Ry. En voici une (pour employer la méthode de M. Herval) : Le Léon du roman, nous dit-on, porte le même nom que le maire de Forges ; mais dans les papiers de Flaubert, il avait commencé par s’appeler Leclerc, comme le notaire de Ry. Ne disons donc pas : Ry ou Forges ? Mais plutôt Ry et Forges. M. Herval sait bien que pour Forges aussi, tout ne colle pas exactement. Il se tire d’affaire en faisant remarquer qu’un écrivain a bien le droit de s’écarter de son modèle. L’observation est juste ; mais elle vaut aussi au profit de la thèse qu’il combat. À sa place, je craindrais qu’un troisième érudit, partisan d’une troisième localisation, ne vînt un jour le traiter aussi durement — et injustement — qu’il traite lui-même Georges Dubosc. La vérité est qu’affirmation exclusive et négation brutale risquent de méconnaître les procédés de la création littéraire. J’ai écrit tout à l’heure : « Ry et Forges ». Mais ce ne sont pas là très probablement les seuls modèles du romancier. N’y a-t-il pas, par exemple, d’autres localités normandes qui présenteraient des halles rappelant celles de Yonville ? Dans les notes dont j’ai parlé, je retrouve encore la mention d’Auffay, au N.-E. de Tôtes, dont j’ignore si ses halles existaient dès lors. Comment M. Herval, qui reconnaît si bien à son avant-dernière ligne « qu’un romancier peut avoir de multiples sources d’inspiration », oublie-t-il cette vérité d’évidence dans le cours de son article ? Pourquoi vouloir tout trouver à Forges, jusqu’au nom de « Yonville-l’Abbaye » (à cause d’un couvent de Capucins qui a d’ailleurs à peu près disparu après la Révolution !) ? Eh ! mon Dieu ! j’aimerais autant, ou plutôt j’aimerais mieux croire que Flaubert, qui place à Tôtes la première partie de son roman, s’est souvenu d’un lieu au nom lui-même composé, « Saint-Victor-l’Abbaye » (à six kilomètres à l’Est de Tostes). 2° Passion et Vertu. Sur ce point, il semble être arrivé à M. Herval une petite mésaventure, qu’il indique dans la note 1 de sa p. 4. Après qu’il eut écrit son étude, il apprit que le rapprochement de l’ancienne nouvelle et du roman de 1857 avait déjà été fait par M. P.-L. Robert dans le Bulletin de la Société libre d’Émulation de Rouen de 1924. Au moins voulut-il être le premier à en tirer la conséquence, à savoir « que ce seul fait renversait complètement la thèse de Georges Dubosc » touchant le modèle que le créateur d’Emma aurait eu en la personne de Mme Delamare. Eh bien ! il faut le répéter, ce n’est pas parce que Flaubert avait écrit Passion et Vertu, qu’il n’a pas pu s’inspirer aussi de la vie d’Eugène Delamare. Cette chimie intellectuelle que représente une œuvre d’art a besoin de beaucoup d’éléments, et l’un, encore une fois, n’exclut pas l’autre. La démonstration en serait trop longue, et je la crois inutile pour quiconque a un peu étudié ce genre de questions. En revanche, cette partie de l’article de M. Herval donne lieu à quelques remarques qu’il doit m’être permis de présenter ici dans l’intérêt de l’histoire littéraire. On a vu plus haut dans quelle mesure, assez faible d’ailleurs, je me suis trouvé avoir précédé M. Herval dans la localisation de Yonville. Je n’aurai pas le ridicule de m’étonner qu’il n’ait pas lu un Annuaire, ni même telle ou telle page de la Revue d’Histoire littéraire. Je veux bien aussi qu’il ignore pareillement l’article du Mercure de France (1er juin 1949) où j’apportais sur les « noms et prénoms dans Madame Bovary » des indications qui ne sont pas sans rapport avec sa p. 13. Si j’avais à récrire cet article aujourd’hui, je le retoucherais assez sensiblement pour tenir compte de l’article de M. Herval. Mais, en revanche, je crois qu’il n’eût pas été inutile à celui-ci de connaître les pages du Mercure. Elles l’auraient sans doute amené à nuancer ses conclusions. Puis-je ajouter que son ignorance d’une autre étude est peut-être plus regrettable ? Il consacre sa page 10 à s’inscrire en faux contre une certaine tradition, relative à la genèse de Madame Bovary. C’est très exactement ce que j’avais fait au cours d’un article intitulé : « Critique préalable » qui précédait dans la Revue d’Histoire littéraire de 1947 la sensationnelle présentation par Mlle G. Leleu du Document Pradier (voir ma p. 215 et circa). Si M. Herval m’avait lu, je ne saurais croire qu’il m’eût répété sans me nommer. Je sens, qu’on veuille bien n’en pas douter, toute l’inélégance qu’il y a dans cette façon de se mettre en avant. Je m’en étais abstenu jusqu’ici, quelque occasion que m’eût déjà donnée ce Bulletin de signaler des omissions du même genre. Si je n’ai pas, cette fois encore, gardé le silence, c’est que je ne suis plus le seul en cause. Il faut qu’on sache, en effet, que la source Passion et Vertu a pu être indiquée par M. P.-L. Robert, mais qu’elle l’avait été auparavant, et non pas dans un Bulletin littéraire, dans l’ouvrage d’Ernest Seillière : Le Romantisme des Réalistes (« Prenons… la nouvelle que Flaubert intitule Passion et vertu. Il y met en scène une femme qui nous apparaît comme une première ébauche, monstrueusement caricaturale, de sa future Bovary… ») (p. 69). Suivent deux pages de développement. Que cet ouvrage de 1914 soit malgré son importance, un peu loin de nous, je l’admets. Mais comment ignorer le Flaubert d’A. Thibaudet ? Or, que lit-on à sa p. 18 ? « Passion et vertu est le roman d’une femme passionnée, abandonnée par un homme sec et pratique (déjà Mme Bovary et Rodolphe), créature fatale et incandescente qui finit par s’empoisonner ». Ce n’est pas non plus un livre confidentiel que… l’édition de Madame Bovary procurée par R. Dumesnil aux Belles-Lettres. Qu’on l’ouvre à la page LXXIV : le parallèle de Passion et Vertu est déduit là tout au long… (2). Que le rapprochement soit, chez M. Herval, encore plus détaillé ; qu’il ait relevé tel point dont ses prédécesseurs n’avaient rien dit, j’ai plaisir à le reconnaître. Mais cela ne suffit pas pour légitimer sa prétention. Je sais que l’abondance de la bibliographie tend à rendre inhumain le métier d’historien des lettres et qu’il nous arrive à tous, en dépit de nos précautions, de republier du déjà dit, de croire inédite une lettre qui ne l’est pas, etc… Que celui qui n’a pas péché jette la première pierre ! Les études sur Flaubert sont depuis quelques années en plein renouvellement. Cette ferveur d’attention, dont témoigne votre Bulletin lui-même, dicte à qui la partage certains devoirs. L’histoire littéraire, comme toute science, suppose tradition et solidarité. Nous n’avons que trop tendance à repartir de zéro, à penser, ou peu s’en faut, qu’elle commence avec nous-mêmes. Veuillez croire, mon cher Président, à l’assurance de ma considération distinguée.

J. Pommier.

(1) J’ajoute aujourd’hui que cette énumération ne porterait guère à croire que Yonville se confonde entièrement avec Forges.

(2) Et si l’on ouvrait, du même auteur, le Gustave Flaubert, l’homme, l’œuvre, à la p. 350 on verrait mentionné, parmi les modèles possibles d’Homais, le pharmacien de Forges-les-Eaux… Comment M. Herval a-t-il pu écrire (p. 22) qu’on avait trouvé un peu partout des prototypes du personnage, « sauf où il s’en trouvait un excellent » ? – Relisons tous, aussi, le Flaubert… avant 1857 de R. Descharmes. Notre critique ne s’en portera que mieux.