1955 La vie de notre Société 1

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 6 – Page 47

 

La Vie de notre Société

Sommaire :

La statue de Flaubert à Trouville, p. 47-49 – Dimanche 19 décembre 1954 : La Conférence de Marie-Jeanne Durry, p. 49-50 – Légion d’Honneur d’André Maurois, p. 51

La Statue de Flaubert à Trouville

Flaubert a plus de chance à Trouville qu’à Rouen. Alors que sur les bords de la Seine, dès 1941, le Gouvernement d’alors ordonnait le déboulonnage de la statue de Flaubert (avec tant d’autres d’ailleurs) et que la ville de Rouen, encore que notre Société eût véhémentement protesté en 1949, ordonnait la démolition du socle demeuré vide (alors qu’il avait été promis de refaire la statue, la maquette ayant été conservée par la famille Bernstamm), sur les bords de la Touques, le samedi 14 août 1954, une cérémonie présidée par M. André Marie, ministre de l’Éducation, Nationale, nous conviait à l’inauguration de la statue de Flaubert, réplique en plus petit modèle de l’infortunée statue de Rouen.

Parmi les personnalités présentes, il y avait lieu de noter, autour de notre concitoyen M. André Marie, qui présidait, MM. Cassagnavère, maire de Trouville ; Jacques Toutain, président de la Société Flaubert ; Stun, préfet du Calvados ; J. Hamelin, adjoint au maire de Trouville ; Dr Ebrard, conseiller général ; Fossorier, maire de Deauville ; Delange, maire de Honfleur ; Duprez, maire de Villers ; Général Le Coulteux de Caumont ; abbés Chapron et Lacour ; capitaine Brailly ; duc de Fitz-James ; Maillard, Foucault, Pierre-René Wolf, directeur de Paris-Normandie ; Edmond Heuzé, Michel Georges-Michel, Raoul Praxy, Brouty, Jean Marie, Bib, Dini, Dior, Auger, J.-J. Scarella, Mmes André Marie, de Vergie, Papeloux.

M. Cassagnavère, maire de Trouville, le premier, prit la parole. Ildonna les raisons pour lesquelles Trouville, où Gustave Flaubert vécut une partie de sa jeunesse et recueillit les plus vives émotions de sa vie, avait édifié cette statue au grand écrivain, près de cette plage où il avait rencontré pour la première fois, alors âgé de quinze ans, la belle Élisa Foucault, épouse Schlésinger ; près aussi de l’Hôtel Bellevue appartenant pour partie à Maurice Schlésinger, et près enfin de la prairie de Deauville, hélas ! vendue dans des circonstances sévères par la famille Flaubert, en 1875.

Il conclut excellemment : « C’est la rançon de la célébrité. Les grands hommes ne s’appartiennent plus et sont à la merci de ceux qui les connurent, qui les admirent, des lieux et des sites qui croient les avoir inspirés ».

Après M. Cassagnavère, le Président André Marie prit la parole et prononça un remarquable discours, dont nous extrayons ce qui suit :

« C’est à Trouville que, chaque année, pendant les mois d’été, le docteur Achille Flaubert, chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, amenait sa famille. Sa femme, Caroline Fleuriot, possédait dans la région des terres dont elle avait hérité de l’aïeul Cambrenner.

« Une partie notable de ce qui était alors (nous sommes en 1830) le village de Deauville, appartenait aux Flaubert. Certes, les lieux étaient bien différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, et Gustave, lorsqu’il décrira dans Un Cœur simple la région où il s’abandonnait à ses rêveries juvéniles, évoquera les paysages à tout jamais disparus.

« L’après-midi, on s’en allait, avec l’âne, au-delà des Roches Noires, du côté d’Hennequeville. Le sentier, d’abord, montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d’un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs de labour… Presque toujours, on se reposait dans un pré ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite, et en face, la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure…

C’est en ces temps-là que le jeune Gustave Flaubert put contempler « certains couchers de soleil à Trouville, au bord de la mer », qu’il conserva jalousement dans sa mémoire comme « les plus grands événements de sa vie ».

C’est là qu’étant encore enfant (il n’avait pas quinze ans), il rencontra celle dont il peindra l’image radieuse dans l’Éducation sentimentale, sous le nom de Mme Arnoux, Mme Arnoux ! L’Ève éternelle, qui porte dans l’art la pureté d’un nom que Flaubert a bien rarement prononcé dans son livre : Marie.

Viennent alors les « émotions sentimentales » du futur romancier, que l’ancien Président du Conseil nous décrit fort joliment :

« Elle s’appelait, en réalité, Élisa… cette jeune femme mystérieuse et si attachante. De quelques années plus âgée que le romancier, elle était, comme lui, Normande, née à Vernon en 1810 ».

Et M. André Marie conclut :

« Vingt ans après la première rencontre, l’image adorable était restée pour Flaubert aussi fraîche, aussi radieuse qu’au premier jour ».

Après l’inauguration de la statue, devait se tenir une Réunion Littéraire au Casino de Trouville. Deux orateurs y prirent la parole. Tout d’abord, M. Jacques Toutain-Revel, qui prononça l’allocution, suivante :

« En conviant à cette cérémonie la Société des Amis de Flaubert et en y admettant son Président, la municipalité de Trouville et le Comité d’érection de la statue ont voulu à coup sûr associer à la célébration d’un hommage public tous ceux qui, de près ou de loin, se sont rassemblés depuis bientôt cinquante ans pour illustrer en commun un nom dont on peut dire, sans crainte d’un quelconque démenti, qu’il est une des gloires de la Littérature française.

« L’œuvre de Flaubert est mondiale, mais la statue en est le vivant témoignage, l’homme nous reste. Bien mieux, par son attitude même, il s’incruste en notre Normandie, en cette province qu’il ne voulut jamais abandonner, qui fut à Rouen son berceau ; à Trouville, une partie de sa jeunesse, puis de son douloureux destin ; à Croisset, sa tombe.

« Flaubert normand ? Ah ! certes, et de toute sa taille et de toute son âme, celui qui proclamait ceci : Je porte en moi la mélancolie des Races du Nord et de ces brouillards dont j’ai respiré les effluves dès mon enfance. Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai, comme tous les normands que nous sommes, l’élan, l’entêtement, l’irascibilité…

« Flaubert normand ? Comment ne le serait-il pas celui dont la mère, Caroline Fleuriot, vit le jour à Pont-l’Évêque, cette mère admirable qui eut l’éclair de génie de découvrir en son fils, alors enfant, une vocation littéraire certaine.

« Flaubert normand ? N’est-ce pas ici même, au long de cette plage admirable, l’un des joyaux de France, devant ce sable d’or et cette mer chantante, que l’adolescent de quinze ans connut par l’apparition radieuse d’Élisa Foucault la plus grande émotion sentimentale de sa vie.

« Comment ne serait-il pas Normand, celui qui, un soir d’hiver en janvier 1844, revenant précisément de Pont-l’Évêque et rentrant à Rouen, fut terrassé par une foudroyante attaque comitiale dont il se releva à grand peine et qui dut, toute sa vie durant, lutter contre ce nouage de nerfs, obnubilant parfois sa pensée et sa volonté.

« Comment ne serait-il pas Normand, ce grand voyageur, qui, avec son instinct d’aventure dans les veines, parcourut, en moderne Viking, l’Orient, l’Égypte, la Grèce, l’Italie ; s’en fut à Carthage et dont les Notes de Voyage est le plus extraordinaire document qui se puisse voir en la matière, comblé d’observations précises, colorées et vivantes ».

Édouard Maynial, dans son livre sur la Jeunesse de Flaubert, a écrit ceci :

« L’instinctive piété de la postérité ne se trompe pas quand elle veut

refaire, sur les pas des grands écrivains, l’héroïque chemin de leur vie. Elle va, cette piété, tout d’abord aux pierres et aux arbres qui ont M. Philipp Spencer, le savant professeur de littérature française, été le décor de leur enfance, à la terre qu’ils ont habitée, fut-ce avec lassitude ou révolte, aux horizons familiers qu’ils ont contemplés, et dans l’air natal, elle croit encore respirer le souffle de leur génie ».

« Merci donc, Messieurs, d’avoir eu cette instinctive piété. C’est elle qui nous rassemble aujourd’hui ici ».

M. Dini, directeur de l’École Normale, remplaçant M. Kuntz, devait ensuite prononcer une remarquable conférence sur « Flaubert et Trouville ».

M. Dini n’oublia rien : origines et revers de fortune des parents de Flaubert, permettant une description quasi-picturale de l’ancien Trouville ; les amitiés de l’écrivain : le Maire Couyère, amateur de repas pantagruéliques, et l’abbé Bourgeois, prêtre-bâtisseur, auquel Trouville doit son église des Victoires ; ses émotions artistiques ressenties dans ce « village charmant de Trouville », aux maisons curieusement entassées, offrant un mélange inouï de couleurs ; ses émotions sentimentales au contact de la belle Élisa, fournissant une source intarissable, un apport d’autant plus précieux qu’il était exact à la majeure partie de son œuvre littéraire.

La conférence de M. Dini fut vivement applaudie.

Souhaitons maintenant que la vraie statue de Flaubert soit bientôt réinstallée à Rouen.

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Le Dimanche 19 Décembre 1954

Sous les auspices des Amis de Flaubert en présence de M. le Président André Marie et d’un auditoire de lettrés Mme Marie-Jeanne Durry a remonté aux sources d’un chef-d’œuvre

Entre M. le Président André Marie et M. Jacques Toutain, qui rappelèrent son passé universitaire et son passé de résistante, Mme Marie-Jeanne Durry, professeur de littérature en Sorbonne, fit, dimanche, à la Salle Lefranc, devant une élite de Flaubertiens fervents, une leçon d’une très haute valeur qui permit de saisir dès sa source et dans son avenir, le travail de création qui aboutit à ce chef-d’œuvre : l’Éducation sentimentale.

A priori, et Mme Durry l’admit, c’était un sacrilège que de traquer Flaubert parmi l’émiettement des notes qu’il ne prenait que pour lui et qu’il eût souhaité que personne ne pût lire après lui : schémas, scénarios, notes au courant de la plume, telle cette remarque qu’il plut à la conférencière de citer avec malice : « Ce quelque chose de borné et d’exaspérant qui fait le fond du caractère féminin ».

Mais justement, le résultat que Mme Durry nous présente de ses travaux, c’est le démenti même de cet émiettement et de ces boutades. À travers ces carnets de Flaubert, elle a retrouvé le mouvement selon lequel l’œuvre s’est élaborée. Les scénarios restés en cet état témoignent seulement que l’écrivain voulut beaucoup plus de livres qu’il n’en a faits. On découvre au-delà ses personnages se manifestant par couples affrontés, l’auteur lui-même en proie à une conception mécanique de l’Univers. Pour en faire le personnage immortel de son roman qui accédera à la vie seconde qui est la vie de l’art, observe Mme Durry, Flaubert malaxe plusieurs personnages vivants ». Elle rend hommage, en passant, à Mlle Leleu, éditrice des manuscrits de Madame Bovary.

Le Flaubert créateur, il le faut donc extraire de cette « nébuleuse primitive », de ce chaos que nous offrent ses notes. Mme Marie-Jeanne Durry y réussit remarquablement. Les plans successifs de ce que devint l’Éducation sentimentale, nous ont été révélés par ces carnets. Avec eux éclate combien est peu de chose un sujet qui n’est qu’un sujet : simple instrument de travail, pour Flaubert, au même titre que son papier et sa plume d’oie. Et Mme Durry de nous promener, avec une aisance magistrale, à travers ses successives préfigurations qui aboutirent au grand roman, de montrer tout ce qui s’est agité — dans l’esprit architecte — de clair et de définitif à la fois. Elle ressuscite devant nous la saisie du premier mouvement constructeur, les certitudes et les hésitations successives. Au départ, roman de l’adultère, l’Éducation sentimentale devient celui d’une brûlante chasteté : Mme Arnoux s’achemine vers ce qu’elle sera.

Ces notes, replacées à leur date, confrontées avec les événements de la vie de Flaubert, témoignent du reste que l’admirable scène de l’avant-dernier chapitre n’était pas primitivement prévue. On peut tenir pour certain qu’elle est née de la visite que fit au romancier Mme Schlésinger : qu’elle en est l’émouvante transposition.

Ainsi se trouvent éclairés d’une lumière neuve le chef-d’œuvre de Flaubert et le problème de la création poétique, création volontaire et d’involontaire à la fois, se révélant au fur et à mesure que l’auteur va creusant et recreusant sa matière.

Au terme de ce magistral exposé, Mme Durry était justifiée vis-à-vis de Flaubert. Loin d’avoir trahi les volontés de ce dernier, elle avait ressuscité la genèse d’une œuvre. Il faut louer aussi la forme de cette conférence : une phrase enlaçante, un peu proustienne, saisissant au passage quantité de faits, les confrontant. Mais, quand il faut, cette phrase se fait nerveuse, condensée, concentre, déduit une idée directrice.

Comme le nota M. le Président André Marie, Mme Marie-Jeanne Durry, en nous confiant les résultats d’un travail de véritable dévotion à l’égard de Flaubert, nous a littéralement promenés, dimanche, « à travers une pensée ».

Maurice MORISSET.

(Paris-Normandie, lundi 20 décembre 1954).

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M. André Maurois est élevé à la dignité

de Grand-Officier de la Légion d’Honneur

Le « Journal Officiel » du 6 février 1955 nous apprend que par décret du 2 février 1955, M. André Maurois, de l’Académie Française et Commandeur de la Légion d’honneur, a été élevé à la dignité de Grand-Officier.

Nous nous réjouissons de tout cœur de cette haute distinction qui honore non seulement les Lettres Françaises, dont M. André Maurois est un des maîtres incontestés, mais également notre Normandie, à laquelle notre éminent compatriote, malgré son éloignement à Paris, est demeuré toujours si attaché.

André Maurois a derrière lui une œuvre considérable qui part des Silences du Colonel Bramble pour rejoindre Olympio (Victor Hugo), qui qui vient de paraître.

C’est un de nos adhérents de la première heure et un flaubertiste passionné. Que de fois n’est-il pas venu à Rouen revoir son vieux Lycée et au pavillon du bord de l’eau de Croisset.

Tous nos compliments les plus sincères au nouveau Grand Officier et notre respectueux souvenir à Mme Simone André Maurois, elle aussi une grande lettrée.