Le Docteur Achille-Cléophas Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 7 – Page 25

Le Docteur Achille-Cléophas Flaubert

« Dupuytren de la province »

Les habitants de l’insignifiant village champenois de Maizières-la-Grande-Paroisse ne se doutaient pas que le marmot qui venait de naître ce 14 novembre 1784, chez le vétérinaire Nicolas Flaubert, était destiné à devenir une célébrité. Et le plus étonné aurait été le vétérinaire lui-même, si quelqu’un lui avait révélé que ce nouveau-né serait le père d’un illustre écrivain. Tout paraissait tellement immuable en ce 18e siècle finissant, qu’un Flaubert traditionnellement attaché à son état et ancré à son terroir ancestral ne pouvait envisager d’autre situation pour son fils que la sienne propre et, comme cadre de son existence, que la région d’Arcy-sur-Aube. Il est vrai qu’en cette dernière ville, un certain Danton ne raisonnait pas autrement, et qu’à Versailles, le Roi ne pensait pas encore à la mort de Louis XVI.

Est-ce à dire que Nicolas Flaubert dut porter sa tête sur l’échafaud ?

Oui, disent les Mémoires de Samson. Non, répond la tradition familiale : il fut bien mené au supplice, mais l’essieu de la sinistre charrette s’étant rompu, il fallut reconduire tout le monde à la Conciergerie. Tandis qu’on réparait le véhicule, l’aube de Thermidor se levait, les prisons s’ouvraient et l’exécuteur des hautes œuvres en était pour ses frais.

Fariboles que tout cela, affirme l’Histoire : point de charrette à l’essieu rompu, point de Samson non plus, ni de sanglant couperet, mais une simple déportation réduite à quelques mois d’emprisonnement.

Quand, sorti des geôles révolutionnaires, le vétérinaire retrouva son petit Achille, le galopin avait onze ans. Mal dégrossi par un quelconque magister de campagne, il risquait de faire piètre figure à l’École d’AIfort où il se devait d’être présenté, et il fallait au plus vite pourvoir à son instruction secondaire. Le Collège de Sens était tout proche ; on en disait grand bien, et c’est sur lui que Nicolas Flaubert arrêta son choix.

Si curieux que cela puisse paraître, c’était, au lendemain de la Terreur, un prêtre — un vrai, — pas un de ces lamentables curaillons qui profitèrent de la Révolution pour jeter la soutane aux orties, qui dirigeait cet important établissement. Cela supposait de sa part une soumission absolue aux lois régissant les rapports entre l’Eglise et l’Etat, et en particulier la prestation du serment schismatique. Il n’apparaît pas que cette formalité ait beaucoup embarrassé notre homme, l’abbé Salgues ; et l’habitude qu’il avait déjà de chanter la Carmagnole entre deux Oremus, lui permit de surmonter aisément les quelques scrupules fanatiques qu’il pouvait garder de ses années de Séminaire. C’est d’ailleurs avec la même aisance d’esprit qu’il se rétracta au bon moment, ce qui lui valut de devenir Vicaire Général à Paris, poursuivant ainsi, par d’habiles retournements de soutane, une carrière parallèle à celle de certains Ducs ou Princes à la poitrine tatouée du fatidique » Mort aux Aristos ».

L’abbé Salgues n’était pas pour cela mauvais précepteur, et il eut en Achille Flaubert un élève brillant et reconnaissant, ce qui n’est pas coutume. Gustave entendra souvent son, père parler avec émotion de son vieux maître et rappeler le temps où, étudiant parisien, il fréquentait son salon, lieu de réunion » des grands hommes et des grandes garces d’alors ». Il citait aussi un de ses livres : Des erreurs et des préjugés répandus dans la société. » Livre plein d’esprit », dit l’auteur de Madame Bovary, qui avoue l’avoir utilisé » pour son roman », ayant besoin de quelques préjugés pour le quart d’heure.

Ce n’est donc pas un sombre ascète qui façonna l’esprit du jeune collégien de Sens, mais un de ces abbés de cour, matérialistes et voltairiens, qui adoptèrent avec fougue — avec foi — les idées révolutionnaires, persuadés que tout était permis en cette époque de raison triomphante.

D’autres influences vinrent-elles s’ajouter à celle-là ?

Il n’y paraît pas. Durant les courtes vacances qu’on octroyait autrefois aux collégiens, Achille Flaubert retrouvait le cadre étroit du foyer familial, les jeux avec sa sœur aînée, les baisers sonores de sa grosse paysanne de mère et son brave homme de père pesamment encroûté dans sa profession et politicaillant un peu à ses moments perdus. De cabinet de lecture, éternel refuge des lycéens en liberté, point ; sinon quelques ouvrages dépareillés que leur proximité d’avec les instruments professionnels incite à classer parmi les traités se rapportant aux épizooties, au vêlage, à la castration du bétail et autres gentillesses peu instructives pour un garçon ayant dépassé l’âge de sa Première Communion.

Achille Flaubert demeura six ans au Collège de Sens. Quand il en sortit, vers 1800, il possédait une solide instruction, pétri d’idées nouvelles. L’élève de l’abbé Salgues était devenu athée, ou peu s’en faut ; partisan d’un égalitarisme libéral, il allait grossir les rangs des admirateurs du Petit Caporal. En dehors de cela, il était dénué de tout et en particulier d’argent, ce qui le rendait semblable à beaucoup de bacheliers de tous les temps.

C’est alors que son père adressa une belle supplique au Citoyen Sous-Préfet pour l’adjurer de faciliter l’admission de son fils à l’École d’Alfort ou à l’École Polytechnique. Malgré son accent touchant (et ses fautes d’orthographe), la prose du vétérinaire n’impressionna pas l’Excellence, puisque fin 1802, il proposait, incompréhensif ou facétieux, de céder à un autre sa priorité d’inscription.

Il y avait déjà deux ans qu’Achille était étudiant en médecine à Paris.

On est peu documenté sur les années que passa le jeune homme à la Faculté, jusqu’en 1806, où il est interne de Dupuytren. Nous savons seulement que très bon élève, premier à l’Internat, lauréat à l’École Pratique d’Anatomie, il avait mené la dure vie des impécunieux de son âge, tristement logé, pauvrement vêtu et chichement nourri. À ce régime, sa santé s’était altérée et une pleurésie suivie d’hémoptisies lui valut d’être exempté de ses obligations militaires.

C’est ici le moment de s’en prendre à une tenace légende, celle qui veut que le docteur Flaubert ait appartenu à la brillante pléiade de chirurgiens sortie du tablier de Bichat. Il y a à cela deux impossibilités : la première voulant que Bichat ait été physiologiste et non chirurgien ; la seconde, qu’il soit mort en 1803, à 31 ans, n’ayant donc rien pu enseigner à un étudiant de première année.

Il est assurément singulier que Gustave Flaubert, qui contrôlait avec une minutie vétilleuse la moindre de ses affirmations, se soit si lourdement trompé sur un sujet où aucun renseignement ne pouvait lui manquer. Et cependant, rien de plus compréhensible, si l’on veut bien se souvenir que Bichat était ce matérialiste glacial qui, parlant de l’esprit vital cher aux animistes, faisait remarquer qu’il avait longtemps disséqué » sans jamais rencontrer le bout de l’oreille de ce petit animal là ».

On devine la résonnance profonde que les paroles de ce maître inconnu, rappelées et commentées par ses disciples, devaient éveiller chez l’ancien élève de l’abbé Salgues. Sa vie durant, le docteur Flaubert les rabâchera d’autant plus que sa culture générale n’ira jamais plus loin. Chacun sait qu’à son fils délirant d’enthousiasme littéraire, il opposera toujours le placide et révoltant » à quoi ça peut servir ? » de l’épicier. Impiété artistique devant laquelle Du Camp aura des écœurements de vieille bigote.

Quand le docteur Flaubert parlait boutique, c’était d’un autre maître que Bichat qu’il se réclamait, et cela Gustave n’était pas obligé de le savoir, car le sanctuaire de la Science médicale lui a toujours été fermé. Ce maître, on a honte de l’écrire, c’était le pitoyable Broussais, dont il faut bien dire quelques mots.

Au moment où Flaubert faisait ses études, l’École de Médecine de Paris brillait d’un éclat qu’elle ne dépassera jamais. Le Directeur, c’est Thouret, un Rouennais propagateur de la vaccination jennerienne ; les professeurs s’appellent : Dubois, l’accoucheur de l’Impératrice, à qui Napoléon demandant ce qu’il désirait comme honoraires, répondit simplement : » Beaucoup d’honneurs, beaucoup d’argent » et qui méritait largement l’un et l’autre ; Boyer, fondateur de la chirurgie moderne, ainsi que Dessault, moins illustre que Dupuytren, mais au moins son égal ; enfin, Corvisart, qui sut codifier les règles de la clinique telles que tous les médecins les appliquent encore de nos jours : » Le diagnostic — écrit-il — est affaire de raisonnement et non d’intuition, le médecin doit donc se méfier de son imagination et réunir le plus de faits qu’il pourra trouver, les analyser, puis de leur synthèse, tirer ses conclusions.

À l’hôpital, le malade sera suivi jour par jour, la moindre modification de son état notée par écrit jusqu’à la guérison, et si le malheur veut qu’il meurt, chaque symptôme observé sur le vivant fera l’objet d’une vérification sur le cadavre entièrement disséqué ».

Nous voici loin des Fagon et de leurs perruques poudrées, du jargon molièresque et de l’éternelle référence à Aristote. D’ailleurs, tous ces médecins de l’Empire sont les cousins des Maréchaux partis de rien : Dubois était portefaix à l’âge où Brune était forgeron ; quant à Boyer, venu du fond de l’Auvergne en menant des bœufs à Paris, il travaille d’abord comme garçon de laboratoire ; il s’intéresse aux gestes des élèves chirurgiens qui s’exercent sous ses yeux. Une fois qu’ils sont partis, il se donne à lui-même un petit récital de médecine opératoire et devient tellement habile qu’on en fait un démonstrateur. Dès lors, il étudie, passe les examens de médecine et gravit tous les échelons de la hiérarchie universitaire.

C’est hélas ! au même moment qu’apparaît la violente figure de Broussais, un Breton de Saint-Malo, quelque peu médecin puisque pourvu d’un diplôme d’officier de santé, mais flibustier de profession. S’il est venu à Paris en quête de diplômes plus reluisants, c’est, en réalité, la Faculté de Médecine qu’il va prendre à l’abordage ; réunissant en plein vent ce qu’il peut ramasser d’auditeurs, il s’agite, hurle, et ce qu’il vocifère n’a guère de sens. On l’écoute quand même, et chose surprenante, on l’approuve. Narguant le bon sens, Broussais ne voit à toutes les maladies qu’une seule cause : l’irritation, et en particulier l’irritation du tube digestif, c’est ce qu’il appelle pompeusement » les phlegmasies ». Dès lors, point de remèdes compliqués : la saignée suffit à tout, à condition de lui adjoindre dans les cas désespérés la diète et l’eau de gomme ; jamais, depuis Guy Patin, qui se vantait de saigner les enfants à la mamelle, on n’était tombé si bas ; et Flaubert, comme Dupuytren, comme tous ses confrères, saignera, ses malades avec autant de discernement qu’un automate. À ce régime-là, il meurt deux opérés sur trois entre les mains des chirurgiens les plus habiles. Quant aux pauvres hères qui se confient aux maladroits…

C’est de ce tablier là qu’est sorti le père Flaubert et son maître n’est pas Bichat, mais Broussais, despote sanguinaire de la médecine, sentant la brutalité des entreponts où il avait grandi, chez qui la violence et l’invective tenaient lieu de raisonnement et dont la pauvreté d’esprit n’avait d’égale que la prétention. Ces débauches de saignées à faire crever d’envie tous les Diafoirus du monde feront dire de lui que si Napoléon a décimé la France, il l’a saignée à blanc, et inspireront aux représentants du peuple qui, au 20e siècle, savent flairer le vrai génie, l’idée de donner son nom au plus grand hôpital de Paris.

Il nous faut donc reléguer le tablier symbolique et glorieux parmi les vieilles nippes, ce qui est dommage pour la mémoire du docteur Flaubert que nous allons maintenant retrouver auprès de Dupuytren dans le service de Pelletan, à l’Hôtel-Dieu de Paris.

Mais voici que délivrés d’une légende, il nous faut buter sur une autre : celle d’un Dupuytren qui, d’humeur jalouse, expédia Flaubert en province pour se débarrasser d’un dangereux concurrent.

Il est de fait qu’en 1806, le docteur Laumonier, chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Rouen et proche parent du docteur Thouret, directeur de l’Ecole de Médecine de Paris, s’étant trouvé sans assistant, avait reçu de son confrère parisien une recommandation élogieuse en faveur de Flaubert. C’est ainsi que ce dernier vint à Rouen, mais s’il y resta toute sa vie, c’est simplement parce qu’il épousa la nièce de son » patron » et non à la suite d’une interdiction de séjour proférée par l’atrabilaire Dupuytren.

En 1810, Flaubert était retourné à Paris pour terminer ses études et rien ne s’opposait à ce qu’il restât dans la capitale. Or, qu’a-t-il fait ? Il a soutenu sa thèse sur la façon de préparer les malades aux opérations et dans un prologue dithyrambique couvert de fleurs son maître et ami Dupuytren, dont il n’aurait pas encore, après quatre ans, découvert la félonie ? Après quoi, il est revenu à Rouen, s’est marié et installé 8, rue du Petit-Salut, dans cette maison détruite en 1944 et dont les peintres ont maintes fois reproduit la curieuse cour Renaissance avec son massif escalier apparent. Notons qu’aucune fonction officielle ne retenait Flaubert à Rouen et que, là encore, c’est de son plein gré qu’il y est resté.

Et puis, eût-ce été un bon moyen de neutraliser un concurrent éventuel dans un métier où compte avant tout la dextérité, que de l’envoyer se perfectionner dans un hôpital aussi important ? Après deux ou trois ans de ce régime, c’était un rival imbattable que Dupuytren retrouvait en face de lui. Laissons donc à Chéreau et à Védie la responsabilité de leurs affirmations que rien ne vient étayer mais que tout contredit ; au surplus, Dupuytren n’avait pas à jouer des coudes pour se débarrasser d’un concurrent : sa valeur suffisait.

Le ménage Flaubert vécut donc des seules ressources de la clientèle privée du chirurgien jusqu’en 1815, date à laquelle l’existence du docteur sera transformée par son accession au poste de chirurgien résidant à l’Hôtel-Dieu.

Neveu par alliance du docteur Laumonier, à qui il allait succéder, il semble que sa nomination ait été chose aisée. C’est malheureusement le contraire qui s’est produit, et on ne connaîtra jamais complètement les noires intrigues qui ont failli lui faire préférer un rival obscur et oublié.

Au début de 1815, l’état de santé du docteur Laumonier devint inquiétant ; ce Normand court et gras ayant été frappé de plusieurs attaques d’apoplexie qui l’avaient beaucoup diminué physiquement et intellectuellement. En d’autres temps, cette situation eut été ennuyeuse pour la bonne marche des services hospitaliers ; en avril 1815, c’était une catastrophe, car l’Hôtel-Dieu de Rouen, était encore encombré des blessés de la Campagne de France que les hôpitaux de Paris avaient évacués vers la province. Par surcroît de malchance, le tableau était identique à l’Hospice Général, second Hôpital de Rouen, où le chirurgien était paralytique. Les administrateurs envisagèrent donc de recruter deux chirurgiens adjoints, et le 7 mars 1815, le comte Stanislas de Girardin, préfet de la Seine-Inférieure, donnait son approbation à cette mesure. Le lendemain, on délibérait sur le choix du successeur à donner au docteur Laumonier ; deux candidats étaient en présence : Flaubert et un certain Aumont, chirurgien militaire de la Maison du Roi et comme tel fortement recommandé. Or on était sous la première Restauration et tous les hommes sur qui reposait la responsabilité de la décision étaient, le Préfet en tête, des bonapartistes ralliés aux Bourbons, donc soucieux de donner des gages au nouveau régime. Si encore Flaubert avait fait comme eux ! Mais, au contraire, il restait farouchement entêté dans ses idées libérales, vomissait les émigrés et ne se gênait pas pour le dire. À croire qu’il savait que, depuis le 1er mars, l’Usurpateur était débarqué au Golfe Juan. On en était là quand une nouvelle effarante jeta la consternation chez les Flaubert : Laumonier, l’oncle chéri, l’ami de toujours, celui qui au vu et au su de tous avait fait d’Achille son Dauphin, avait écrit à la Commission Administrative pour solliciter » comme récompense la plus douce de ses longs travaux » la nomination du docteur Aumont !

Hélot, qui eut connaissance de cette démarche inattendue, s’est demandé ce qui avait bien pu se passer pour que Flaubert ait encouru la suprême disgrâce de son maître bien-aimé. On en est réduit à des suppositions. La plus vraisemblable veut qu’il se soit agi d’un faux ; l’écriture de la lettre n’est pas celle de Laumonier, seule la signature est de lui et tellement tremblée qu’on ne peut se défendre de croire qu’il était presque inconscient quand il parapha ce document. Heureusement, les administrateurs qui savaient à quoi s’en tenir n’en firent aucun cas et portèrent leur choix sur Flaubert.

Restait à obtenir la ratification du Ministre qui, lui, pouvait en bon serviteur de Louis XVIII préférer Aumont.

Est-ce pour gagner du temps au moment où l’Empereur s’approchait de Paris que les Rouennais établirent leur demande dans des formes illégales ? Toujours est-il que le 17 mars, le Ministre retournait l’inacceptable dossier Flaubert à la Commission Administrative pour complément d’information.

Le surlendemain, Napoléon couchait aux Tuileries.

C’est le 7 juin suivant que la nomination de Flaubert fut définitivement acquise. Il était temps, on était à quinze jours de Waterloo.

Quelques mois après, le 9 septembre 1815, d’adjoint, il devenait chirurgien-chef, situation qu’il occupera sans défaillance jusqu’à sa mort, trente ans plus tard.

En pleine fièvre romantique, c’est l’image d’un couple de style Louis-Philippe que nous offrent les Flaubert : point d’éclats tumultueux dans cette carrière de bourgeois qui semble avoir ignoré les soucis domestiques et professionnels ; c’est ailleurs que chez lui que Gustave devra chercher des modèles pour ses cœurs ravagés.

Est-ce à dire qu’il ne se passait rien dans la journée du docteur Flaubert, à l’Hôtel-Dieu de Rouen ? Jugeons-en plutôt.

À cinq heures et demie du matin en été, à six heures en hiver, entre l’appartement privé du chirurgien et la salle Saint-Charles où l’interne de garde se tient en permanence, une porte s’ouvre et laisse entrer le docteur dans toute sa majesté : bottes vernies, redingote et huit reflets.

La visite commence aussitôt : interminable défilé au long des rangées de lits avec une longue station auprès de chacun d’eux, lecture morne et malhabile d’un élève qui décrit » l’observation » du malade, interrogation, commentaire par le chirurgien qui, souvent, annote de sa propre main le registre tenu par l’étudiant, colloque avec l’interne, dialogue laborieux avec les malades trop peu loquaces ou exagérément volubiles, mais toujours à côté de la question. Voilà à quoi se passe une bonne partie de la matinée.

Après, on ouvre la consultation, en général très fournie : les assurances, les Mutuelles étant inconnues, ceci oblige les petits rentiers et les boutiquiers à côtoyer les gens du commun, malgré leur aversion non déguisée pour l’hôpital. Le dernier consultant parti, le chirurgien et son escorte de tabliers blancs gagnent l’amphithéâtre de dissection, où il est devenu d’usage, depuis Corvisart, de s’essayer à juxtaposer aux lésions constatées sur le mort les symptômes que présentait le vivant. C’est toujours la démonstration péremptoire d’un échec ; à cette leçon d’humilité plus instructive que toutes les déductions artificielles, le docteur Flaubert ne cherche jamais à se soustraire : il travaille ses cadavres avec furie et profitant de la communication, facile entre son logement et le dépositaire mortuaire situé contre le mur de son jardin, il s’échappe souvent de chez lui, plantant là Madame et ses invités, pour » disséquer comme un carabin ». Parfois, cramponnés au treillage de la vigne, Gustave et Caroline jettent par-dessus le mur des regards curieux qui mettent leur père en courroux…

Quand les vérifications anatomiques se terminent, il est en général près de midi. Chose singulière, c’est aussitôt après ce puant intermède qu’il est d’usage d’opérer, sans asepsie et même sans hygiène élémentaire (les chirurgiens se lavent bien les mains, mais c’est une fois l’ouvrage terminé, quand le malade a été pansé, ses plaies bourrées de charpie poissée de miel, de cérat, d’axonge et autres friandises régalatoires pour les asticots). On le voit, la salle d’opération sent encore la boutique crasseuse du barbier, ce berceau de la chirurgie. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, au bout de quelques jours, toutes les plaies suppurent, c’est ce qu’on appelle la pourriture d’hôpital, et loin de le déplorer, médecins et chirurgiens s’en réjouissent au point de se lamenter si d’aventure ce redoutable phénomène n’apparaît pas.

Bien entendu, pas d’anesthésie. Ce n’est qu’en 1840, que le dentiste, américain Morton tentera les premiers essais dans ce domaine, et le docteur Flaubert n’a que mépris pour cette dangereuse nouveauté. En revanche, quelle habileté ne lui faut-il pas déployer pour épargner le plus possible de souffrance au cours de l’opération. Tout y est réglé d’avance comme pour un ballet, chacun des aides sachant quel instrument, il devra présenter à l’instant précis et au point exact où la main du chirurgien pourra le saisir en économisant ses gestes pour qu’il soit plus prompt. Et ils sont nombreux, ces instruments, surtout avec le docteur Flaubert, qui recommande toujours d’en avoir trop plutôt que de risquer d’en manquer. Quant au patient, purgé, saigné, tremblant, il contemple d’un œil hébété les préparatifs de son supplice ; on l’assujettit de liens qui le meurtrissent, tandis que des voix charitables murmurent à son oreille que ce n’est rien, qu’on ne va faire qu’une toute petite incision, juste pour débrider les chairs, qu’on ne commencera pas sans le prévenir et qu’il y a encore un bon quart d’heure de préparatifs.

À ce moment, la voix du docteur Flaubert laisse tomber ces mots : » Y sommes-nous ? C’est le signal convenu. Un hurlement, un ruissellement tragique, un choc sourd, une jambe est tombée en l’espace de cinq à dix secondes. On applaudit, comme au théâtre, et n’y est-on pas vraiment au théâtre, lorsque des chirurgiens, Pean par exemple, opèrent en habit à queue ? Le docteur Flaubert déteste ce cabotinage de mauvais aloi, mais il sera toujours sensible aux compliments des confrères sur sa virtuosité opératoire, et la plus grande satisfaction de sa vie sera de savoir que son fils Achille, chirurgien comme lui, l’égale et le surpasse peut-être, au point de gagner de vitesse, lors d’un concours, les membres du Jury qui avouaient ne rien avoir suivi de l’opération exécutée en un clin d’œil.

C’est seulement après cette matinée bien remplie que le docteur Flaubert regagnait son appartement. L’après-midi, il recevait chez lui des consultants fortunés, retournait ensuite dans les salles de malades pour la contre-visite, puis faisait atteler pour aller en ville où au fin fond de la campagne normande, l’usage voulant qu’on se fasse opérer chez soi quand » on avait de quoi ».

Ce n’était donc pas une sinécure que la place de chirurgien de l’Hôtel-Dieu. Ajoutons-y les cours de l’École de Médecine et la surveillance des élèves, chapitre sur lequel la police royale ne transige pas : la jeunesse est insubordonnée, chacun sait cela, et c’est parmi elle que se recrutent tous les conspirateurs. Voyons plutôt : » Le fils Guérin — écrit le Préfet au docteur Flaubert — a été abordé l’autre nuit non loin de l’Hôtel-Dieu par un particulier portant une lévite blanche (ou bien noisette), qui lui a montré une fenêtre en lui disant qu’il revenait d’Angleterre et qu’il fallait se méfier des mouches. Un tel état d’esprit est inquiétant chez les élèves en Médecine, aussi ne saurais-je trop vous engager à bien les surveiller ».

On en frémit encore avec le défunt Préfet.

« Surveillez vos élèves ». C’est aussi le leit-motiv de l’Administration, qui se plaint de l’irrespect des étudiants envers les religieuses. Le docteur Flaubert lui-même est surveillé de près, et un rapport de police le range parmi les libéraux, ce qui vous a un relent d’anarchisme, en ajoutant toutefois qu’il ne cherche pas à faire prévaloir ses opinions politiques.

Cela n’empêchera pas le chirurgien de l’Hôtel-Dieu de parvenir au faîte des honneurs sans autres difficultés que d’inévitables heurts avec des confrères trop ambitieux ou jaloux de la place réservée au fils Flaubert avant même qu’il ne succède à son père.

Membre de l’Académie de Rouen dès 1815, le docteur Flaubert ne s’est pas signalé par l’importance de ses communications et son discours de réception trahit les difficultés qu’il rencontra toujours dans son commerce avec les Muses. Discours tellement creux et ampoulé, qu’il évoque irrésistiblement celui des Comices Agricoles de Madame Bovary. On tremble à la pensée que Gustave ait déniché dans un tiroir la prose de son papa, pour oser s’en servir en vue de ce chef-d’œuvre de ridicule oratoire. N’en était-il pas capable, lui qui respectait si peu de choses ?

Les qualités du docteur Flaubert étaient surtout pédagogiques ; excellent démonstrateur, doué d’une personnalité rayonnante, il est normal qu’il ait marqué de son empreinte tous les élèves qui ont suivi son enseignement et conquis l’estime des malades aussi sensibles à sa bonté qu’à ses amicales brusqueries. Mais ce n’est pas de lui qu’il fallait attendre de volumineux traités ; vivant dans l’immédiat, il n’attendait rien de la postérité et il est inévitable que son souvenir se soit éteint avec la dernière génération qui l’a connu. » Dupuytren de la province », l’a-t-on surnommé à juste titre, mais avec cette réserve que le célèbre baron a décrit des affections qui portent toujours son nom, tandis que du chirurgien de Rouen, il ne reste que ces quelques lignes rappelées récemment par le docteur Pierre Jouanneau, l’un de ses successeurs les plus émérites : » La Médecine et la Chirurgie sont deux sciences qui, toujours, veulent marcher ensemble, mais qui faiblissent et chancellent dès qu’elles sont désunies ».

Dans les premiers jours de janvier 1846, le docteur Flaubert se mit à souffrir d’un phlegmon de la cuisse. Ce fut son fils qui l’incisa, sans réussir à empêcher que l’infection n’entraînât la mort. Cet événement fut douloureusement ressenti à Rouen et les ouvriers du port se souvinrent avec émotion, de celui auquel bon nombre d’entre eux devaient la conservation de la vie ; et, c’est, porté sur leurs bras, que le cercueil du chirurgien gagna le Cimetière Monumental.

Ce jour-là, dans la jolie maison de Croisset, les mêmes mains qui avaient incisé puis pansé le phlegmon meurtrier du docteur Flaubert, accouchaient la bien-aimée Caroline. Il n’en fallait pas davantage pour déclencher une fièvre puerpérale à laquelle la jeune femme ne pouvait survivre, et les pauvres moyens que possédaient les médecins de l’époque ne lui furent, on le devine, d’aucun secours.

Huit jours après, Mme Flaubert n’avait plus pour reposer des yeux qui pleuraient un mari et une fille, qu’un nouveau-né vagissant que son fils Gustave berçait déjà comme une vieille nounou.

Docteur Galérant.