La Maladie mortelle de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 8 – Page 51

 

La Maladie mortelle de Flaubert

L’affaire a commencé de façon assez étrange. Dans le n° 60 de janvier 1955 de Miroir de l’Histoire, un chercheur et curieux (page 106) écrit ceci :

« L’écrivain Gustave Flaubert eut un accident à l’âge de vingt ans environ ; étant en voiture, celle-ci heurta en pleine vitesse un réverbère. Flaubert fut projeté en arrière, sa tête heurta le plancher, il perdit connaissance, et depuis ce jour eut des crises d’épilepsie avec des troubles visuels appelés migraine ophtalmique. Il ne put se marier et peut-être devons-nous un grand écrivain à cet accident. La chose est-elle véridique ? »

Il est regrettable que nous n’ayons pas reçu cette communication avant sa publication (et celle de sa réponse) dans le Miroir de l’Histoire, car nous n’eussions pas hésité à répondre :

« Que l’accident de Gustave Flaubert arriva en janvier 1844, dans les bois de Saint-Gratien, entre Trouville et Pont-l’Évêque, Gustave ayant alors 22 ans et 1 mois, revenant en voiture de Trouville où les Flaubert avaient une ferme.

» 2° Que la voiture ne roulait pas en pleine vitesse, et qu’elle ne rencontra certainement pas un réverbère !

» 3° Que Flaubert eut alors sa première crise d’épilepsie, ou crise comitiale (c’est-à-dire les nerfs noués, le haut mal dont on parle avec un juste effroi).

» 4° Qu’il est exact qu’il ne se mariât point, mais que nous ne devons ni à son célibat ni à l’accident épileptiforme, le grand écrivain tant vénéré actuellement ».

Quoi qu’il en soit, la réponse au chercheur fut celle-ci :

« C’est à une thèse pour le doctorat en médecine, présentée en 1922 par M. Roger Barois (les Épileptiques de Génie, chez Amédée Legrand) qu’il y a lieu de recourir.

Dans les quelque quatre pages qu’il consacre au cas Flaubert, M. Roger Barois ne fait aucune allusion à l’accident de voiture que vous croyez être à la genèse des troubles nerveux dont l’auteur de Bouvard et Pécuchet vit sa vie empoisonnée.

« Il semble en avoir eu dès l’enfance, écrit l’auteur. Mais les premières attaques franches survinrent vers l’âge de 21 ans. À ce moment, il lui arrive d’en avoir quatre dans la même semaine. Elles se succèdent ainsi jusqu’à l’âge de 28 ans. Puis après des disparitions éphémères, elles se reproduisent de temps à autre et paraissent définitivement disparaître à 52 ans. Nous ne tenons en effet comme nullement épileptiques les phénomènes convulsifs, au milieu desquels il mourut, et qui furent causés probablement par un phénomène ventriculaire.

» Il n’est point du reste jusqu’à l’hérédité de Flaubert qui ne vienne confirmer notre opinion.

» Sa mère, en effet, eut toute la fin de sa vie des hallucinations funèbres que l’on voulut rattacher à la mort d’un de ses fils.

» De plus, de ses cinq frères et sœurs, ses deux aînés moururent dans la première année, celui qui vint après lui ne dépassa pas non plus la première enfance. Et les deux derniers présentèrent de bonne heure des symptômes de rhumatismes déformants : tous faits, qui, à l’heure actuelle, ne manqueraient assurément pas d’éveiller l’idée d’une toxi-infection familiale qu’on serait bien tenté de faire préciser par le laboratoire.

» Quand à Gustave, enfant, il est impulsif et violent. À 13 ans, il a des idées de suicide qu’il manifeste par une véritable tentative ; probablement s’agissait-il d’une impulsion épileptique au suicide. Adulte, c’est un grand nerveux, un émotif et un anxieux. À 36 ans, il écrit : « Toutes sortes d’angoisses m’emplissent ».

» Il poussait des cris d’effroi pour une personne qui entrait à l’improviste dans son cabinet, pour le craquement d’une bûche. Maxime Du Camp le décrit bondissant dans son cabinet pour un objet mal placé ; du reste, l’alcool, le café, le tabac dont il abusait n’étaient pas faits pour apaiser son système nerveux.

»  La vie de reclus qu’il menait à Croisset dénote les goûts d’un esprit quelque peu hypocondriaque.

» Peut-être que certaines hallucinations décrites dans La Tentation de Saint-Antoine n’ont été si nettement évoquées que parce qu’elles avaient été perçues ».

Voilà ce qu’en dit la science. Il ne me vient pas à l’idée de révoquer en faux son opinion qui, pour ne pas être toujours infaillible, mérite le plus souvent qu’on en fasse cas.

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Cette petite précision eût pu clore la question. Dans le « Paris-Normandie »  du jeudi 19 janvier 1955, sous le titre : « Gustave Flaubert était-il épileptique ? »  elle est reprise en ces termes :

« Dans son intéressante chronique des Chercheurs et Curieux, publiée par la Revue « Miroir de l’Histoire », M. Jacques Bourgeat a été amené à traiter d’un sujet que ne manqueront pas de retenir tous les Flaubertistes et particulièrement ceux de notre région.

» La question qui était posée à M. Bourgeat peut se résumer ainsi : Gustave Flaubert, à 20 ans, eut un accident de voiture au cours duquel sa tête subit un tel choc qu’il perdit connaissance. Par la suite, il eut des crises d’épilepsie, des troubles visuels et ne put se marier. Si la chose est véridique, peut-être devons-nous un grand écrivain à cet accident ?

» Flaubert, dès son enfance, dit M. Barois dans sa thèse présentée en 1922 pour le doctorat en médecine, semble avoir été en proie à des troubles nerveux, mais c’est aussitôt après l’accident que ces troubles se sont accentués. Il en eut jusqu’à quatre par semaine qui se succédèrent ainsi jusqu’à l’âge de 28 ans, puis se firent moins fréquents pour disparaître lorsqu’il eut atteint sa cinquante-deuxième année.

» Mais peut-être avait-il une hérédité chargée ?

» Sa mère eut, vers la fin de sa vie, des hallucinations funèbres qu’on attribuait à la mort d’un de ses fils.

» Des cinq frères et sœurs de Gustave Flaubert, les deux aînés moururent dans la première année et celui qui vint après ne dépassa pas la première enfance. Les cinq autres présentèrent de bonne heure des symptômes de rhumatismes déformants.

» Plus particulièrement, Gustave, enfant, était impulsif et violent. À  13 ans, il se livra à une tentative de suicide. Adulte, ce fut un grand nerveux, un émotif et un anxieux. À  36 ans, il écrivait : « Toutes sortes  d’angoisses m’emplissent ! »  Il poussait des cris d’effroi pour une personne qui entrait à l’improviste dans son cabinet. L’alcool, le café, le tabac, dont il abusait, n’étaient pas faits non plus pour apaiser un tempérament nerveux. Et peut-être certaines hallucinations décrites dans  La Tentation de Saint-Antoine   n’ont été, en effet, si bien évoquées par lui que parce qu’il les avait perçues… »

Le samedi 29 janvier 1955, autre chronique dans « Paris-Normandie », d’Édith Blanchet et ainsi conçue :

« Paris-Normandie »  a récemment fait état d’une chronique que M. Jacques Bourgeat a publié dans « Miroir de l’Histoire »  et qui concerne l’épilepsie dont Gustave Flaubert fut atteint.

Il n’est pas sans intérêt de faire appel à ce sujet à Edmond de Goncourt qui, ayant assisté, on le sait, à l’enterrement de son ami, traite nettement la question dans son journal à la date du 11 mai 1880 et écrit ceci :

« Pouchet — le médecin — m’entraîne dans une allée écartée et me dit : « Il n’est pas mort d’un coup de sang, il est mort d’une attaque d’épilepsie… Dans sa jeunesse, oui, vous le savez, il avait eu des attaques… Le voyage d’Orient l’avait pour ainsi dire guéri. Il a été seize ans sans plus en avoir… mais les ennuis des affaires de sa nièce lui en ont redonné… et samedi, il est mort d’une attaque d’épilepsie congestive… oui, avec tous les symptômes, avec de l’écume à la bouche… Tenez, sa nièce désirait qu’on moulât sa main… on ne l’a pas p., elle avait gardé une si terrible contracture… »

Pauvre cher Flaubert ! Comme nous l’aimons davantage d’avoir été frappé d’un horrible mal ! Et comme nous le plaignons !

Toute sa vie, nous ne l’ignorons pas, Flaubert fut un grand nerveux et il est bien vrai que pour avoir décrit aussi bien qu’il l’a fait certaines obsessions, certaines « visions », il faut qu’il les ait eues lui-même. Et nous noterons à ce sujet, toujours extraits du journal d’Edmond de Goncourt, daté cette fois du 25 avril 1875, ces mots significatifs : « Flaubert dit qu’après une longue absorption et un long penchement de tête sur sa table de travail, il éprouve, au moment de se redresser, comme une peur de trouver quelqu’un derrière lui ».

Et Edmond de Goncourt d’ajouter : « Tourgueneff avait, lui, des hallucinations. Zola, lui, avait l’impression de passages de souris ou d’envolées d’oiseaux ».

Quant au disciple le plus aimé de Flaubert, Guy de Maupassant, il devait, hélas, mourir fou.

Le génie humain a ses mystérieux et terribles royaumes !

Édith Blanchet.

À quoi M. J. Toutain-Revel, président des Amis de Flaubert, a envoyé à « Paris-Normandie »  une lettre que celui-ci a bien voulu insérer le mardi 1er février 1955 :

À propos de l’épilepsie de Flaubert

« Dans le « Paris-Normandie »  de samedi 29 janvier, une de vos correspondantes, en un article intitulé : « L’épilepsie de Gustave Flaubert », nous révèle que le grand écrivain est mort victime d’épilepsie. C’est là une erreur manifeste. D’abord, l’épilepsie est un mal de jeunesse qui frappe rarement les personnes d’âge mûr, ou près de la vieillesse (Flaubert est mort à 59 ans). Puis, si Gustave eut plusieurs crises d’épilepsie, précisément dans sa jeunesse, dont la première et la plus grave se déclara en 1844, dans les bois de Saint-Gatien, près de Pont-l’Évêque, il en était guéri en 1880.

» Flaubert est mort brusquement d’une hémorragie cérébrale (exactement ventriculaire) — ainsi que l’a constaté le certificat médical du docteur Tourneux, appelé près de l’écrivain — et dans des circonstances que sa famille a bien connues, suite vraisemblable d’un mal spécifique remontant à sa prime jeunesse ou, à tout le moins, contracté en Orient en 1850.

» Cette question a d’ailleurs été étudiée et fixée par les biographes avertis du grand écrivain, tels MM. Dumesnil, Jean Pommier, M me Marie-Jeanne Durry.

» Quant au témoignage d’Edmond de Concourt affirmant que Flaubert est mort « l’écume à la bouche », ou que la main a gardé « une terrible contracture », ou encore que « cela a été une sacrée impression d’entrer dans le cabinet du mort… », il n’y a pas lieu de s’y arrêter un instant, pour la raison que les scellés avaient été mis, dès le décès, au cabinet de travail de l’écrivain, et que de Goncourt n’y a certainement pas pénétré.

» Il a été dit et commis tellement d’erreurs (affirmées parfois ex-cathedra) « sur le pauvre Flaubert ! » ( que j’ose espérer que vous ne m’en voudrez pas de dire ici ce qui correspond à l’exactitude maintenant bien connue des faits ».

Enfin, le numéro de « Paris-Normandie »  du samedi 5 février 1955 a publié une lettre ainsi conçue :

Flaubert et l’épilepsie

« Monsieur,

» Je me permets d’apporter une nouvelle rectification à l’article paru le 29 janvier sur l’ « Épilepsie de Faubert », ou plus exactement une controverse à l’article de M. J. Toutain, paru le 1er février.

» Mon avis est d’autant plus impartial que je n’ai aucune idée personnelle sur la cause du décès de Flaubert et me contente de réfuter, d’un point de vue strictement médical, quelques idées avancées un peu trop péremptoirement par votre correspondant.

» D’abord, l’épilepsie n’est pas (je cite notre lecteur) « un mal de jeunesse, qui frappe rarement les personnes d’âge mûr ». Elle peut, selon la lésion causale, frapper l’individu à n’importe quel âge de la vie.

» Ensuite, et c’est là le point essentiel, l’épilepsie n’est qu’un « syndrome »  (C’est-à-dire une association de signes) pouvant relever de causes très diverses, et non pas une « maladie ».

» Par conséquent, Flaubert est peut-être mort d’hémorragie cérébrale à type d’inondation ventriculaire (tel est le diagnostic fait par le docteur Tourneux), mais il a très bien pu présenter, dans ses derniers moments, des convulsions épileptiformes, voire une crise typique d’épilepsie généralisée.

» Avec mes sentiments distingués, et en espérant que M. J. Toutain ne me tiendra pas rigueur de cette mise au point.

« P. Lemoine ».

Est-il décidément plus complexe de s’attacher à la biographie de Gustave Flaubert, que de s’attacher au problème des sources de ses œuvres ? Cette biographie, avec les documents dont nous disposons, ne devrait point semble-t-il, susciter de grandes controverses. Un fait est acquis, c’est celui du diagnostic du Dr Tourneux, appelé à constater le décès. Il paraît difficile de nier ce diagnostic.