À propos du pied bot d’Hippolyte

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 9 – Page 26

 

À propos du pied bot d’Hippolyte

Dans le chapitre XI de Madame Bovary, on lit que Homais, ayant appris dernièrement l’éloge d’une nouvelle méthode pour la cure des pieds bots, conçut l’idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait avoir des opérations de Stréphopodie. Et il suggéra d’abord à Emma, puis à Charles Bovary, de tenter cette opération sur Hippolyte, le domestique de l’Auberge du Lion d’Or.

Charles Bovary fit donc venir de Rouen le volume du docteur Duval et, tous les soirs, se prenant la tête entre les mains, il s’enfonçait dans cette lecture.

Or, au Musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine situé à l’Hôtel-Dieu de Rouen, dans la maison natale de Gustave Flaubert nous venons de réintégrer les 1.200 volumes formant la Bibliothèque qu’Achille Flaubert fils avait léguée à l’Internat de l’Hôtel-Dieu. Au nombre des ouvrages la composant, nous avons retrouvé celui de Vincent Duval, intitulé Traité pratique du Pied bot, publié en 1839, chez J.-B. Billière, libraire à Paris.

Nous savions, par la correspondance de Gustave Flaubert que celui-ci, dont « la science acquise de fraîche date n’était pas solide de base » s’était rendu à l’Hôtel-Dieu voir son frère Achille, chirurgien, afin de se documenter sur la pathologie du pied bot ; Achille occupé à ce moment, l’avait prié de s’entendre avec Merry-Delabost, alors interne de son service. Gustave Flaubert emprunta donc le Traité et l’emporta à Croisset.

Il est curieux de comparer certains passages de ce livre aux pages du roman consacrées au pied bot.

La table des matières du Traité porte les indications suivantes :

Chapitre III : De la STRÉPHOCATOPODIE (équinus, pied en bas).

Chapitre IV : De la STRÉPHENDOPODIE (varus, pied en dedans).

Chapitre V : De la STRÉPHEXOPODIE (valgus, pied en dehors).

Chapitre VI : De la STRÉPHYPOPODIE (pied en dessous).

Chapitre VII : De la STRÉPHANOPODIE (pied en haut).

Ces indications sont textuellement reproduites dans le roman, et dans le même ordre ! !

Dans le chapitre 1er du Traité : « Renseignements historiques », le Dr Vincent Duval note qu’ « en 1782, plus de deux mille ans après Hippocrate, un médecin saxon, Thélinius, osa, le premier, faire pratiquer la section du tendon d’Achille et que le succès couronna son audace. Michaëlis et Sartorius l’imitèrent depuis, mais chose curieuse, cette solution d’un problème dont tant de siècles avaient cherché le mot, n’eut pas le moindre retentissement. La routine était trop vieille et trop puissante. La section du tendon d’Achille passa bientôt pour une chimère et si ce n’est Delpach, de Montpellier, on vit tous les contemporains continuer l’emploi classique des machines ».

On comprend combien Charles Bovary, après avoir lu ces lignes tint à l’honneur de rééditer les expériences de Thélinius, Michaëlis et autres Sartorius et d’ajouter ainsi son nom à ceux d’aussi éminents chirurgiens. Hélas ! il ne réussit pas !

Puis, quelques pages plus loin, un passage de ce chapitre 1er du Traité a été marqué, en marge, d’un trait vertical, au crayon, par Gustave Flaubert (comme il le fit tant de fois sur d’autres ouvrages qu’il compulsa). Ce passage est ainsi décrit par Vincent Duval : « Enhardi par l’infaillibilité de la ténotomie appliquée au pied équin, nous avons essayé de l’étendre aux autres variétés du pied bot, ce que nul des praticiens qui nous ont précédé n’avait osé faire. Le premier, donc, nous avons coupé le tendon du muscle tibial antérieur, en même temps que le tendon d’Achille, pour guérir le pied bot varus ; celui du long péronnier latéral pour le pied bot valgus, celui du tibial antérieur, celui de l’extenseur propre du gros orteil ; enfin, celui de l’extenseur commun, dans les cas de renversement du pied en haut. Toutes ces sections ont réussi, de sorte qu’aujourd’hui, la guérison du pied bot le plus difforme est aussi facile que celle de la maladie la plus simple ».

Gustave Flaubert a utilisé ces « Renseignements historiques » d’une façon très fidèle, puisqu’on lit dans le roman : « Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus : car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante qu’il ne connaissait pas ».

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Puisqu’au début de cet article, nous avons fait allusion à la bibliothèque léguée par Achille Flaubert fils, précisons qu’il a été nécessaire de transférer dans l’une des salles du Musée trois armoires, six bahuts et commodes, d’époques Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, provenant des garde-meubles de l’Hospice Général et de l’Hôtel-Dieu, afin d’y loger les 1.200 volumes dont les plus anciens remontent au XVIe siècle et qui ont pour auteurs Ambroise Paré, Vésale, etc. Trente tomes des œuvres de Buffon font partie de cet ensemble ; ils ont été compulsés par Gustave Flaubert. Une partie de cette bibliothèque a certainement appartenu à Achille-Cléophas Flaubert, le père ; Achille en hérita. Le Traité pratique du pied bot porte comme dédicace, écrite de la main de son auteur : « À mon premier Maître, M. Flaubert. Témoignage de reconnaissance. V. Duval ». Rappelons que le père Flaubert est mort en 1846.

René-Marie Martin.

Conservateur du Musée Flaubert et d’Histoire de la Médecine à Rouen.