Pour le Centenaire de la Bovary

 Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 9 – Page 28

 

Pour le Centenaire de la Bovary

Flaubert est aussi inséparable de Croisset que George Sand de Nohant, que Lamartine de Milly, que son rude adversaire normand, Barbey d’Aurévilly, des sauvages paysages de Saint-Sauveur-le Vicomte. Éloigné de Croisset, il y pensait toujours avec une infinie tendresse. Rappelons-nous ce qu’il écrivit, une douce nuit d’Orient sur les bords du Nil encore endormi : « J’ai, quelque part, une maison blanche dont les volets sont fermés maintenant que je n’y suis plus. J’ai laissé le grand mur tapissé de roses et le pavillon au bord de l’eau, une touffe de chèvrefeuille pousse au dehors, sur un balcon de fer. À une heure du matin, en juillet, par le clair de lune, il y fait bon venir voir pêcher les caluyots ».

Croisset est autant au centre de sa vie, qu’au centre de son œuvre, et nous savons aussi que, jeune romantique passionné, sur les routes de Bretagne, il est entré en pèlerin, à pas inquiets, au château de Combourg, dans la chambre natale de son autre maître Chateaubriand, pour nous dire : « Rien ne dira les gestations de l’idée et les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures, mais on s’éprend, à voir les lieux où nous savons qu’elles furent conçues et vécues, comme s’ils avaient gardé quelque chose de l’idéal commun qui vibra jadis « . À Croisset, devenu un autre Combourg, nous savons que toute une œuvre a été conçue et vécue dans ce cadre malheureusement différent de celui qu’il aimait, puisque la ville a aveuglement prolongé par ici ses malfaisants tentacules industriels.

Flaubert a vécu ici, dans une volontaire demi-retraite, magnifique représentant de notre race, mais réellement infirme secret dès sa jeunesse, victime des crises nerveuses périodiques, qu’on a reproché bien à tort à Maxime Du Camp de nous les avoir révélées après sa mort. Sorte de Prométhée enchaîné aux caprices d’une maladie, il s’en est presque vengé, en composant avec une patiente minutie, une œuvre littéraire de premier plan. Ici, ce barde de notre prose a torturé ses phrases pour leur trouver leur rythme et leur harmonie. D’ici, il est entré en coup de vent, dans la littérature, et en colosse qu’il était, s’est placé d’emblée au premier rang, voici exactement un siècle, avec cette toujours énigmatique Madame Bovary, dont l’amer sourire nous laisse aussi perplexe que celui de la Joconde, puisqu’elle suscite encore, de nos jours, de brûlantes polémiques.

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L’idée de son roman nous est parvenue par Maxime Du Camp. On connaît par le détail cette nuit du 12 septembre 1849, qui devait bouleverser son destin littéraire. Intimement, il était poussé vers la poésie comme son ami disparu Le Poittevin. Il rêvait aussi d’être auteur dramatique, comme tous les romantiques, d’ailleurs. Il avait écrit avec emphase cette première Tentation de Saint-Antoine, que Maxime Du Camp et Louis Bouilhet, consultés et érigés en grands juges, lui conseillèrent sagement de brûler. …Ce serait dans ce jardin où nous sommes réunis que les deux amis, devant l’effondrement de Flaubert, lui auraient suggéré, et Bouilhet en particulier, d’écrire l’histoire de Delamare. Ce pensum devait devenir Madame Bovary. Voici un curieux cas de reconversion littéraire parfaitement réussie. Nous n’avons que le témoignage de Maxime Du Camp et il doit être versé au dossier. Nous n’avons pas celui de Bouilhet pour le justifier et il faut le regretter. En Normandie surtout, un seul témoin ne suffit pas pour apporter la preuve et les polémiques les plus diverses continueront leur petit chemin.

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Il est toujours pénible de travailler au contre-courant de sa nature et de s’obliger à aimer ainsi son travail. Par la correspondance de Gustave Flaubert avec Louise Colet surtout, la favorite du moment, nous entrevoyons ses combats intimes. Il se met à l’ouvrage le 19 septembre 1851, et le lendemain, il lui confie : « J’entrevois maintenant des difficultés de style qui m’épouvantent. Ce n’est pas une petite affaire que d’être simple. J’ai peur de tomber dans le Paul de Koch ou de faire du Balzac chateaubrianisé. « Plus tard, il lui écrira encore : « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu suspendu, entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire « . L’idée conductrice, il lui exprime dans cette phrase : « Ce sera diamétralement l’antipode de Saint-Antoine, mais je crois que le style en sera d’un art plus profond « . …Elle n’aura donc pas été inutile cette nuit de septembre 1849, puisqu’elle aura contribué à la naissance d’un grand romancier. Mais il aura porté la croix de son calvaire pendant sept ans. « Franchement, la Bovary m’ennuie, lui écrit-il encore en 1853 ; cela tient au sujet et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sont loin de la manière naturelle. Les incertitudes de soi, que l’on a dans l’obscurité, on les porte dans la célébrité… J’aurai fait du réel écrit, c’est rare… ». Et lorsqu’il entrevoit la fin en septembre 1855, comme un collégien fatigué qui attend l’examen et les vacances, il écrit à Louis Bouilhet avec une joie de prochaine délivrance : « J’espère que dans un mois, la Bovary aura son arsenic dans le ventre « .

Il a dû fermer son manuscrit le 30 avril 1856, après avoir obtenu l’acquiescement de Bouilhet. Il l’emporta pour le jugement de Maxime Du Camp, pontife de la Revue de Paris, qui lui avait promis de l’y faire paraître.

Il n’est pas accepté sans réserve, mais triomphant, il écrit, le 22 juillet 1856, à Bouilhet : « C’est fini, Pichat vient de me dire oui. Mais il y a eu du tirage et il a fallu, comme on dit, lui mettre l’épée dans les reins ; il est formellement convenu que je ne change rien « .

La Revue de Paris était suspecte au Gouvernement impérial. Il y traînait un curieux air de liberté qui n’était plus de saison, encore accru par le fait que d’anciens républicains de 1848, déportés ou non, comme Camille Pelletan ou Victor Hugo, y trouvaient un bienveillant asile pour leurs poèmes ou leurs articles. Virtuellement, les autorités cherchaient l’incident qui justifierait la suspension. Madame Bovary devait y être publiée à partir du mois d’août. Elle ne le fut qu’au début d’octobre.

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Alors, vint le procès. Flaubert fut renvoyé en police correctionnelle pour outrage aux mœurs. La Revue de Paris fut suspendue pour un mois ; officiellement pour un autre motif, celui d’avoir publié un article politique jugé désagréable à l’égard du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse.

La question d’appréciation judiciaire pour offense aux bonnes mœurs n’est valable que pour le moment où le pouvoir la juge opportune. La notion même de pudeur varie aussi continuellement. Très probablement, si André Gide avait écrit un siècle plus tôt les ouvrages qui lui ont valu le Prix Nobel, il aurait connu la prison de Sainte-Pélagie, comme Béranger, pour avoir écrit quelques chansons que nous jugeons bien inoffensives, et trois siècles auparavant, Gide aurait certainement connu les flammes du bûcher.

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Baudelaire fut ainsi condamné pour ses délicieuses Fleurs du Mal. Goncourt, dont la publication tant attendue et prochaine du célèbre journal apportera des nouvelles sources pour l’œuvre critique de Flaubert, y échappa de justesse. Le bien inoffensif Xavier de Montépin fut condamné à trois mois de prison, l’année même de la publication de Madame Bovary, pour avoir écrit dans un de ses romans cette terrible phrase qui ne ferait même plus rougir nos modernes jeunes filles : « En un instant, Jeanne fut inondée de feux lubriques « . Ces différences de jugement font apparaître les divergences d’appréciation des trois juges, selon leur humeur ou leur tempérament. Flaubert, lui, fut miraculeusement acquitté.

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Quant aux critiques littéraires, les voici :

Sainte-Beuve, surprenant dans son comportement politique, fut souvent audacieux dans le pur domaine des Lettres. Il flaira l’œuvre exceptionnelle. Dès le 4 mai, il lui consacra son feuilleton habituel dans le « Moniteur « , le journal officiel du Second Empire. Un chroniqueur devait spirituellement en dire : « Le livre a fait son trou comme un boulet « . La première trouée a été à travers les colonnes du « Moniteur « . En fait, Sainte-Beuve l’officialisa.

Toute la presse suivit. Ce fut, à vrai dire, un concert discordant d’admiration unanime pour le style et souvent de désapprobation pour l’esprit. Pontmartin publie dans le Correspondant, Revue catholique, dès juin 1857, une longue analyse qu’il intitula « du roman bourgeois et du roman démocrate « , personnifiés à ses yeux par Edmond About et Gustave Flaubert. « Pour que le roman, écrit-il, arrive de La Princesse de Clèves à la Germaine d’About et surtout à Madame Bovary, il faut non seulement que le goût se déprave, mais qu’il se soit accompli dans la société même des Révolutions  telles que pour peindre ce qu’il avait sous les yeux ou pour plaire à ceux qui devaient le lire, le roman ait eu lui aussi à se déclasser, à passer d’un extrême à l’autre dans l’échelle sociale. Pour moi, bourgeoisie et démocratie ne sont pas ici des catégories sociales, ni des partis politiques, mais des influences. L’action irrésistible de deux forces qui, ayant grandi dans le monde, ayant marqué de leurs empreintes les institutions et les mœurs, s’étant propagée à travers tous les détails de la vie publique, matérielle, extérieure, privée, doivent aussi s’infiltrer dans la vie intellectuelle, avoir un art, une poésie, un roman à elles « . Et il croyait pouvoir dire qu’Edmond About, c’était la bourgeoisie, et Gustave Flaubert, la démocratie dans le roman « .

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Dès 1858 se dégagea la place prise par Madame Bovary dans l’ensemble du roman. Jean-Jacques Weiss, un ancien normalien, devenu professeur d’histoire et révoqué en 1856 pour avoir répondu spirituellement à une circulaire administrative, prendra Madame Bovary comme exemple dans son Histoire de la Littérature Française.

Merlet lui consacra, trois ans plus tard, un chapitre entier de son ouvrage sur le Réalisme et la Fantaisie dans la Littérature.

Par eux, nous savons ce que pensèrent ses contemporains de son premier roman et de son jeune talent. Il apparaît, aux plus perspicaces, comme un satirique, un peintre, un observateur, un poète et même un moraliste d’une sévérité rare, dominant son œuvre et la rendant si impersonnelle qu’on ne savait pas avoir lue, de quel côté il penchait.

Par lui, à cause de Madame Bovary, le roman français venait de trouver un nouveau souffle et de découvrir de nouveaux horizons.

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Madame Bovary, née Rouennaise, est entrée dans la vie littéraire à Paris. Il était nécessaire de s’y attarder, mais il est temps de revenir au problème purement rouennais du roman, souvent remis en question, et d’essayer de retrouver ce que les Rouennais du temps de Flaubert, comme ceux d’aujourd’hui, pensèrent ou pensent de Madame Bovary.

Le roman a paru sous un titre maintenant écourté et qui avait sa valeur : Madame Bovary, mœurs de Province. Flaubert aurait pu aussi l’intituler : mœurs de la Région Rouennaise, mais malgré l’abondance des Normandismes qui lui furent reprochés, il avait tenu à écrire une œuvre générale, se doutant que les provinces, malgré leurs divergences, avaient un fonds commun. On se querelle encore de nos jours pour retrouver les personnages et les lieux qui ont pu servir de modèles à son roman. On voudrait qu’il fût nécessairement et peut-être même exclusivement la vie romancée de Mme Delamare, et qu’en déduction naturelle, Yonville-l’Abbaye fût obligatoirement le charmant et calme bourg de Ry. Peut-on obliger un peintre à rendre fidèlement le portrait du modèle qu’il emploie ? N’importe quel artiste emprunte beaucoup à la réalité, et il ne lui rend que ce qu’il veut et sous la forme qui lui convient le mieux. Ce qu’on trouve naturel pour un peintre, peut-on l’exiger d’un romancier ? Rien ne le contraint à être un historien ou un juge d’instruction ! Lui aussi a le droit de créer ou de recomposer, selon son goût et son tempérament, et les retouches qu’il apporte ne font souvent qu’améliorer son œuvre.

Très vraisemblablement, comme l’a d’ailleurs écrit Maxime Du Camp, Bouilhet lui a suggéré le modèle de son roman. Il est né de ce fait divers dont aucun journal, en mars 1848, n’a signalé la trace, parce que, probablement, il ne s’est pas achevé tragiquement comme dans le roman, mais qui, avec des variantes, a dû courir dans les familles médicales de la région et de la ville.

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À vrai dire, c’est moins le destin humain des époux Delamare qui est remis en cause, que le lieu où se cacherait Yonville-l’Abbaye, une sorte d’Atlantide pour certains flaubertistes. Il est d’ailleurs curieux qu’en 1882, lorsque parurent les Souvenirs Littéraires de Maxime Du Camp, que beaucoup jugent perfides, mais qui contiennent cependant des éléments utiles et irremplaçables pour l’étude Flaubert, les journaux rouennais, qui ne les ont pas ignorés, se soient tus avec un merveilleux ensemble. Ce n’est qu’en 1890 que Georges Dubosc a rappelé en termes ouatés et qui auraient pu être alors infiniment plus précis, car il y avait seulement quarante-deux ans que les événements s’étaient produits et qu’un certain nombre de témoins étaient encore vivants, que la Madame Bovary du roman cachait l’aventure humaine de Mme Delamare et que Yonville-l’Abbaye ne pouvait être que le bourg de Ry. Un peu plus tard, Georges Rocher, ancien sous-préfet, a mis Neufchâtel sur les rangs. Les Neufchâtellois ont souri et refusé cet honneur. Depuis quelques années, Forges-les-Eaux est également avancé. Ry, d’ailleurs, résiste bien. Il faut se garder d’affirmer que Ry soit uniquement Yonville, mais il est probable qu’il y entre dans une forte proportion et que Flaubert y a ajouté des détails qu’il avait remarqués ailleurs, et personnellement, je serais assez tenté de reconnaître dans l’église du roman, celle de Forges-les-Eaux. D’ailleurs, une identification certaine, véritablement impossible, n’augmenterait rien à la valeur propre du roman.

Il me semble qu’il serait plus sage de considérer ce bourg d’Yonville-l’Abbaye comme une sorte de satellite artificiel de la région rouennaise, créé et aménagé par Flaubert pour assurer l’existence même de son roman et lui donner à la fois sa compréhension et même son équilibre.

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Alors apparaît mieux le rôle et la position de Yonville pour la vie d’un roman. Même s’il ne s’agit que d’un satellite purement artificiel, personne ne peut contester que Madame Bovary est surtout un roman de la région, où Rouen joue le rôle principal, sinon moteur.

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À part la presse, nous n’avons pas de témoignages, comme des lettres particulières et des mémoires, où il serait question de l’accueil ou de la réserve faits à Madame Bovary. Regrettons-le, mais sans passer inaperçu, le roman n’a pas soulevé de violentes tempêtes.

La famille Flaubert était considérée à Rouen, à cause de son père et de son frère plus âgé que lui, mais uniquement comme chirurgiens de valeur. L’un et l’autre passaient, avant que l’on employât le chloroforme, pour endormir la douleur, comme ceux de la région qui amputaient le plus habilement et surtout le plus rapidement, ce qui n’était pas à dédaigner. Une telle compétence crée naturellement une grande renommée. Gustave était pratiquement inconnu, mais c’était un FLAUBERT. Il n’avait pas de profession, même libérale : ce n’était pas et ce ne serait pas encore aujourd’hui, à Rouen, une bonne référence ! Les habitants de ce quartier qui partaient tôt et revenaient tard pour travailler dans les filatures, le jalousant sans doute de son oisiveté apparente, lui avaient donné un surnom, que j’ai appris de la bouche d’un de leurs descendants et que je vais révéler avec gêne, mais qui paraît utile d’être versé à son dossier littéraire. Ils l’avaient surnommé le « maquard », celui qui mange les rentes amassées par les parents. Car, pour eux, cet athlète, qui n’exerçait à leurs yeux aucune profession valable, n’était qu’un paresseux. Nous savons, nous, qu’il fut un forçat du travail intellectuel, et notre présence ici même atteste justement du contraire.

Rouen avait, à cette époque, de petits Cercles littéraires, des lettrés et des chercheurs comme aujourd’hui, mais on ne peut pas dire que les Lettres et les Arts étaient soutenus et encouragés par l’ensemble, comme dans certaines villes du Midi. Cette remarque est ancienne et toujours valable. Marlin, qui visita la France et vint maintes fois à Rouen, écrit, en juin 1789, pour se plaindre du caractère austère et trop besogneux de la ville : « L’économie et la chicheté sont ici les premières vertus. Aucune ville manufacturière ou marchande n’est plus parcimonieuse. Ces gens-là sont toujours dans leurs magasins ou dans leurs comptoirs « . Rouen a toujours été une ville réfléchie, songeant à sa fortune, travaillant sans trêve à l’établir et à la maintenir.. L’oisiveté que réclame le culte des Arts et des Lettres y est inconnue, et l’on connaît la boutade de Flaubert sur les bourgeois rouennais. De son temps, comme aujourd’hui, on lisait peu. Aussi faut-il admettre qu’en 1856, au moment de son procès et de la publication de son roman, quelques Cercles libéraux ou lettrés furent les seuls à s’y intéresser. Des journaux, par contre, en firent une large mention, autant que le permettait la liberté de la presse, sous l’empire autoritaire.

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Le roman était sorti en librairie le 17 avril 1857 ; le 18, il était en vente chez les quatre libraires de Rouen. Le même jour, Le Journal de Rouen l’annonça. Beuzeville s’en fit l’ardent propagandiste. Il salua Madame Bovary « comme une œuvre profondément étudiée et d’un mérite littéraire qui lui fait une place à part dans les modernes publications. L’héroïne apparaît avec la trace de toutes ses souffrances. L’écrivain y a montré, d’un doigt rigide, le mal dans toute sa vérité et dans toute sa laideur. Nous disons cela pour ceux qui préfèrent les figures de cire aux études d’après nature, car ceux-là ont déjà trouvé que l’héroïne n’était ni assez rosée, ni assez vêtue d’un satin assez frais et d’une gaze assez blanche « .

Quels sous-entendus rouennais cachent cette dernière phrase de Beuzeville ? Trois jours plus tard, le 21 avril 1857, paraissait dans ce même journal une longue critique sur Madame Bovary, la première qui ait paru sur ce roman treize jours avant celle que lui consacra Sainte-Beuve dans le Moniteur. Elle est signée de notre compatriote Alfred Darcel, critique d’art, futur directeur du Musée de Cluny, qui qualifia cette première œuvre de Flaubert « de certainement nouvelle et hardie « .

Le Nouvelliste, pour ne pas être en reste, reprit celle de Sainte-Beuve sans autres commentaires.

Madame Bovary étant devenue une œuvre classique, est lue de nos jours avec moins de réserve et d’épouvante qu’à son apparition. Il est certain que les milieux catholiques rigides lui firent alors une forte opposition, ce qui est valable pour tous les romans. Le temps est passé où Flaubert écrivait, en octobre 1857, à son ami Bouilhet : « T’ai-je dit, à propos de succès, que le Curé de Canteleu tonne contre moi ? Il arrache mon livre des mains de ses paroissiens. J’avoue que cela me fait bien plaisir. Aucun éloge ne m’a chatouillé plus profondément. Ainsi, rien ne m’aura manqué, attaque du Gouvernement, engueulade des journaux et haine des Prêtres « .

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Flaubert a toujours des amis dans sa ville natale, il reste cependant une partie de la population cultivée qui le considère encore en suspect et surtout à cause de son premier roman. Secrètement, les Rouennais sont très orgueilleux de leur ville. Ils sont même friands des aventures amoureuses à la manière de Madame Bovary : les entendre conter, oui ; les voir écrites, non. Il semble bien que la réserve manifestée à Flaubert tient dans cette remarque.

Et pourtant, des quelques romans et nouvelles où notre ville entre en scène, celui de Madame Bovary les domine tous. Si Rouen a donné, au siècle du coton-roi, un nom de plus au dictionnaire, notre ville est davantage connue à travers le monde grâce à Madame Bovary, qui attire, plus qu’on ne s’en doute, des touristes français et étrangers, soucieux de découvrir notre ville dans sa réalité et de connaître ce pavillon au bord du fleuve, avec la même foi qui avait poussé le jeune Gustave à découvrir le Combourg de Chateaubriand.

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Alain rapporte que l’enseignement de Lagneaux lui avait lait apercevoir l’esprit dans les nues. Je me demande si je ne dois pas, pour conclure sur ce grand roman incontesté, parodier à mon tour Alain et dire qu’avec Madame Bovary, Flaubert a mis, pour des siècles, Rouen aussi dans les nues.

André Dubuc

Président de la Société Libre d’Émulation.

(1) Nous publions ici, par extrait et sous forme d’étude, en contribution au Centenaire de Madame Bovary, le texte du remarquable discours prononcé au Pavillon de Croisset, le dimanche 6 mai 1956, par M. André Dubuc, président de la Société Libre d’Émulation.