Autour de Flaubert et de son œuvre

Les Amis de Flaubert – Année 1956 – Bulletin n° 9 – Page 34

 

Autour de Flaubert et de son œuvre 

Gabriel Reuillard évoque à la Radio, Flaubert et son œuvre

Notre ami Gabriel Reuillard, une fois encore et il y a lieu de l’en féliciter, a évoqué, en une récente causerie à la Radio française, le Centenaire de la Bovary.

Puis il a parlé du Musée Flaubert de l’Hôtel-Dieu, que conserve et anime avec un rare dévouement notre ami R.-M. Martin.

Nous sommes heureux de publier le texte de son allocution.

On a rappelé, à propos du centenaire de Madame Bovary, que cette œuvre, qui allait bouleverser le monde littéraire et acquérir une renommée universelle à son auteur, commencée le 19 septembre 1851, ne fut achevée à grand’peine qu’en mai 1856.

Le traité de cession par Gustave Flaubert à l’éditeur Michel Lévy, pendant cinq ans pour la somme globale de 800 francs, acquis depuis par la Bibliothèque Municipale de Rouen, est signé de décembre 1856. La première édition d’avril 1857, faite en deux tomes, sous couverture verte vendus un franc pièce, fit encaisser, pour un tirage de 15.000 exemplaires, 30.000 francs à Michel Lévy. En comptant largement les frais habituels de papier, d’impression, de brochage et de courtage, on peut estimer que Madame Bovary rapporta 12.000 à 15.000 francs à l’éditeur (près de 3 millions aujourd’hui) et 800 francs à l’auteur !… Flaubert constate dans une lettre : « Voilà 30.000 francs qui me sont passés devant le nez ». Nul n’ignore que le roman fut publié dans La Revue de Paris entre octobre et décembre 1856. Cette publication n’eut lieu qu’après des coupures concernant la scène du fiacre, celle de l’extrême-onction et des réparties d’Homais, jugées offensantes « pour la morale publique et pour la religion ».

Les poursuites furent déclenchées au début de janvier par le Procureur impérial Cordoën, ayant alors Ernest Pinard pour substitut, lequel a requis au procès. L’assignation toucha Flaubert le 15 janvier 1857 pour l’audience du 24. L’affaire fut renvoyée pour être plaidée au 31. Ce fut l’acquittement, le 7 février 1857, après de sévères attendus et un blâme qui semblent aujourd’hui injustes et partiaux.

La Bibliothèque de Rouen possède les scénarios et les brouillons constitués par 1.500 à 1.800 feuillets, le manuscrit original de la main de Flaubert, qui en compte 480, et la première copie au net pour l’impression.

J’ai eu, un jour, la bonne fortune de contempler l’original. Quelle émotion, pour l’homme de lettres, devant un tel labeur ! Que de corrections, de repentirs, de renvois, d’ajoutés, de chapitres entiers repris sans cesse dans un souci d’impossible perfection totale ! Les affres du style chez ce maître ouvrier de notre langue, lui-même, en de multiples occasions, les a dites et redites ; ses familiers se sont aussi maintes fois fait les échos de ses scrupules, de ses efforts, du labeur titanesque auquel il s’obligeait, toujours maugréant, toujours gémissant, mais ne livrant jamais une œuvre qu’aussi parfaite du point de vue littéraire qu’elle pouvait paraître à ses yeux.

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D’excellents écrivains, comme Paul Léautaud, par exemple, mort récemment, ont jugé cet effort nuisible à la libre expression de la pensée. À leurs yeux, il empèse et guinde en quelque sorte le style. On peut épiloguer à perte de vue en ce domaine. L’important pour le style facilement ou difficilement obtenu, c’est qu’il paraisse aisé à qui le lit : « La facilité, plaisantait Anatole France, auquel on peut reconnaître quelque compétence sur ce point, c’est ce qui se met en dernier ».

Toujours est-il, pour en revenir au romancier de Madame Bovary, que le culte qu’on lui porte, loin de décroître, grandit.

Mon excellent ami René-Marie Martin, conservateur du Musée Gustave Flaubert, créé à l’Hôtel-Dieu de Rouen, où naquit l’écrivain, et avec lequel je ne manque jamais d’aller bavarder à chaque voyage, exhibe avec fierté le registre où s’accumulent les signatures de visiteurs accourus non seulement de Rouen et des environs, mais de toute la France, de l’étranger même. Oui, du monde entier. Des appréciations flatteuses en toutes langues accompagnent ces signatures d’Américains, de Canadiens, d’Allemands, de Hollandais, de Belges, d’Italiens, de Grecs, de Yougoslaves, de Chinois et de Japonais.

Au dernier Bulletin des « Amis de Flaubert », il situe quelques-unes de ces visites et résume les conversations engagées entre certaines personnes et lui. Là, c’est une jeune Suédoise, chargée d’exécuter soixante dessins pour illustrer un ouvrage critique sur Madame Bovary, à paraître bientôt à Stockholm. Cette dame, qui s’exprimait dans un français d’une impeccable pureté, resta trois jours dans la région, allant de Rouen à Ry (où l’on situe le fait divers qui donna naissance au roman).

En 1953, à l’inauguration du Centre Charles-Nicolle par M. Coste-Floret, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, Georges Duhamel, de l’Académie Française, qui fut l’ami de l’illustre Prix Nobel de Médecine donné en 1928, rappela qu’il possédait un macaron grand comme une ancienne pièce de cinq francs, provenant des trois trumeaux d’époque Louis XVI qui ornaient, la chambre où naquit Flaubert. Il assura d’ailleurs au Conservateur, en prenant congé :

« Je prends note que, sur mon testament, je dois ajouter un codicille stipulant que je restitue à la chambre où naquit Flaubert ce macaron que m’avait offert Charles Nicolle ».

Ailleurs, c’est un élève du Séminaire des Jésuites à Pavie, en Italie, M. Vincent Poggi, venu pour se documenter en vue d’une thèse sur « La Légende de Saint-Julien l’Hospitalier ».

L’amiral de Wetzel, de passage à Rouen, visite, lui aussi, le Musée, sur le registre duquel il laisse ce témoignage : « Déjeunant un jour à Sidi-Bou-Saïd (Tunisie), chez le baron d’Erlanger, dont les jardins magnifiques descendent vers la mer, mon hôte me dit : « Savez-vous où vous êtes en ce moment ? » — « Non ! » — « Eh bien, vous déjeunez »actuellement dans les jardins d’Hamilcar Barca, où eut lieu le fameux festin des mercenaires décrit par Flaubert dans Salammbô. Il est émouvant pour moi d’évoquer un tel souvenir dans la chambre natale du grand écrivain ».

Des élèves des lycées et collèges de la région viennent par groupes voir et entendre commenter par René-Marie Martin les 1.500 pièces relatives à Flaubert et à son œuvre, réunies dans huit salles, dont une très vaste, qui s’enrichit presque chaque année de quelque nouveau don, grâce à la générosité de quelque flaubertiste passionné.

Oui, la gloire de Flaubert grandit et rayonne chaque année, plus haut et plus loin.

Georges Duhamel lui-même m’a rapporté que, de passage au Nord du Golfe d’Hammamet, dans une petite commune Tunisienne, il lut, sur la plaque d’une rue, le nom de Gustave Flaubert. Si loin de France et dans une mince bourgade !…

Il s’approcha d’un indigène debout contre la muraille et lui posa cette question :

« Qui était-ce Gustave Flaubert ? »

L’homme, majestueux, drapé dans son burnous, leva lentement les yeux et répondit sans l’ombre d’une hésitation :

« Sûrement un roi ».

Sûrement un roi ! Et c’était vrai, car c’en était un, en effet, tout au moins un grand prince des Lettres françaises, l’un de ces efficaces ambassadeurs qui, par le prestige de leur vie et de leur œuvre, répandent au loin, parfois très loin (voyez les inscriptions chinoises et japonaises au registre du Musée) le renom de notre Patrie et accroissent son prestige de la meilleure, de la plus durable façon : par de hautes œuvres désintéressées de paix.

Gabriel Reuillard.