Yonville-l’Abbaye est-il Forges ?

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 12

 

Yonville-l’Abbaye est-il Forges ?

Nous sommes de ceux qui pensent qu’après les articles de notre compatriote M. Herval : « Les Origines de Madame Bovary » (Études Normandes, n° 45) et « Du nouveau sur Madame Bovary » (Bulletin n° 5 des Amis de Flaubert), le problème de l’identification d’Yonville l’Abbaye reste posé ; et, qu’à l’affirmation : « Yonville l’Abbaye n’est pas Ry », il convient d’opposer sereinement la question : « Yonville l’Abbaye est-il Forges ? »

En discutant les arguments de M. Herval, nous ferons d’abord abstraction de quelques détails trop douteux ou trop généraux, à notre avis, pour permettre d’identifier sûrement les lieux. Je pense entr’autres à cette Vierge de l’église comparée par Flaubert à une idole des Îles Sandwich, en me disant que beaucoup de Vierges dans nos sanctuaires de campagne ont les joues pareillement fardées ; je pense aussi à cette « Maison blanche », peut-être celle de Me Beaufils ( ?), en faisant toutefois observer qu’elle n’est pas la seule de sa couleur, que bien des études sont pareillement blanches, et surtout que rien n’atteste l’existence autrefois d’un rond de gazon devant, et d’un Amour. Par contre, le Mont des Leux, les sources ferrugineuses de la Côte Saint-Jean et cette église, maintenant disparue et qui datait de Charles X, font indéniablement partie de Forges et de ses alentours.

Mais, à y regarder de plus près, on s’apercevra qu’il faut faire des autres arguments avancés par M. Herval un usage plus circonspect :

S’il est vrai que le plus sûr moyen de résoudre les problèmes des sources de Madame Bovary est de revenir à l’auteur lui-même, constatons d’abord que, dans le roman, Yonville l’Abbaye est différent de Forges à deux reprises. Quand Homais, parlant à Madame Bovary des journaux dont il est le correspondant, énumère « les circonscriptions de Buchy, Forges, Neufchâtel, Yonville et les alentours (éd. déf., p. 91) ; et quand Bovary, après la malencontreuse opération du pied bot, songe à l’étendue du scandale qu’elle va provoquer : « Cela se répandrait jusqu’à Forges, jusqu’à Neufchâtel, jusqu’à Rouen, partout ! » (éd. déf., p. 203). En outre, à la .page 141 des « Brouillons » (voir à la Bibliothèque de Rouen, MS, 9. 223 (2), je lis : « Yonville envie Forges pour ses eaux, Neufchâtel pour ses fromages, Fleury pour ses fabriques ».

En second lieu, l’itinéraire suivi par l’Hirondelle, tel que M. Herval l’a reconstitué, par Quincampoix, La Boissière, Montérolier et Mathonville, pour aboutir à Forges, n’est pas inférieur à 48 kilomètres. Or, d’une part, Flaubert situe Yonville à 8 lieues de Rouen, 7 même, suivant une variante précédente (éd. Pommier-Leleu, p. 238) ; d’autre part, un tel itinéraire ne correspond aucunement à des données horaires, bien précisées : « À 4 heures du soir, Hivert, la (Emma) réveilla à la Croix-Rouge » (éd. déf., p. 323). — « Quatre heures sonnèrent et elle se leva pour s’en retourner à Yonville » (éd. déf., p. 330). — « Binet, fatigué d’attendre l’Hirondelle, avait définitivement avancé son repas d’une heure, et maintenant, il dînait à 5 heures juste » (éd. déf., p. 286) ; enfin, à 6 heures, on entendit un bruit de ferraille sur la place : c’était l’Hirondelle qui arrivait » (éd. déf., p. 364). Conclusion : l’Hirondelle partait de Rouen à 4 heures du soir, pour arriver à Yonville à 6 heures. Dans ces conditions, « la guimbarde » aurait-elle pu parcourir 48 kilomètres en deux heures, même en lui faisant grâce des haltes et des côtes ?

Un exemple analogue, que Flaubert a supprimé dans l’édition définitive, se trouve dans le texte de Pommier-Leleu, p. 541. Lheureux, pour faciliter la vente d’une masure appartenant aux Bovary, offre à Emma d’aller s’aboucher avec un nommé Langlois, à Grumesnil, ce qui, dit-il, représente « au moins 3 jours de voyage », Or, Grumesnil n’est guère qu’à 15 kilomètres de Forges, à l’Est.

J’accorde que Lheureux, voulant faire valoir sa serviabilité, a, sans doute, forcé un peu les chiffres. Que conclure des deux considérations précédentes, sinon que dans la pensée de Flaubert, Yonville se situe à l’Ouest de Forges et plus ou moins à mi-chemin de Rouen ?

Si l’on passe maintenant à la topographie de Forges, on pourra faire à M. Herval d’autres objections. Tous les Flaubertistes connaissent par cœur la description d’Yonville : « La rue (la seule) (c’est Flaubert qui souligne), longue d’une portée de fusil, s’arrête court au tournant de la route… » (éd. déf., p. 79), ce qui correspond au petit plan du bourg retrouvé dans les papiers de l’auteur. Je n’ai malheureusement sous les yeux qu’un plan, et fort réduit, de Forges, en 1823. Mais dès cette époque, ses quartiers divergeaient nettement d’une place triangulaire. Les 25 années qui suivirent modifièrent-elles sensiblement ce schéma, au point de le faire coïncider avec celui d’Yonville ?

Deux détails, tirés de cette même topographie, nous feront mieux saisir le caractère fictif du cadre. Pendant le discours des Comices, assise avec Rodolphe au premier étage de la mairie, Emma, nous dit Flaubert, « aperçoit au loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence qui descend lentement la côte des Leux » (éd. déf., 162). Il existe, certes, une côte de ce nom à 4 kilomètres de Forges, mais la question est de savoir si de la mairie, on peut la voir à l’œil nu ?

Le soir de l’arrivée des Bovary à Yonville, l’abbé Bournisien « vient chercher au Lion d’Or le parapluie qu’il a oublié l’autre jour au Couvent d’Ernemont » (éd. déf., p. 83). Comme il existe à Forges un couvent de ce nom, M. Herval a cru y trouver une preuve de plus à l’appui de sa thèse. Mais, à bien réfléchir, est-il concevable qu’il faille à un abbé aussi dynamique que Bournisien une diligence pour ramener un parapluie de ce même couvent au presbytère situé quelques pas plus loin, ou mieux, est-il concevable que des dames aient été aussi peu prévenantes pour ne pas le lui faire reporter ? En réalité, il existe plusieurs localités de ce nom : vous avez Ernemont-la-Villette, à l’Ouest de Gournay ; aussi Ernemont-sur-Buchy, à 8 kilomètres au Nord de Ry, où fut édifié, en 1698, l’Hospice des sœurs d’Ernemont. D’ailleurs, dans une variante antérieure conservée par l’éd. Pommier-Leleu, p. 60, c’était « à Rouen » tout simplement, que le dit parapluie était resté.

Ce ne sont là, malgré tout, que questions de détail ; beaucoup plus significative nous paraît l’importance comparée de Forges et d’Yonville. Dans Madame Bovary, sous ses différents états, celui-ci apparaît surtout comme un petit village : « Jamais le pauvre petit village ne lui avait semblé si petit » (éd. déf., p. 146), et dans les Fragments, publiés par Mlle Leleu à la page 169 du Tome II, on retrouvera le même « petit village avec ses cours carrées et ses jalousies closes ». Comptant environ 2.000 habitants au milieu du siècle dernier, Forges pouvait-il être dépeint comme « un petit village » ?

On ne peut, non plus, confondre le bourg perdu et mort de Flaubert avec un centre thermal, même si l’activité de celui-ci n’est que saisonnière, et si Emma avait vécu à Forges, n’y aurait-elle pas trouvé un milieu plus animé et une société plus élégante répondant mieux à ses rêves ?

Enfin, s’il est vrai que Forges, à l’époque, comptait un Boulanger, un Bournisien, un Dupuis, un Homais, un Lestiboudois et un Lheureux, Ry, par exemple, pouvait, outre les précédents, offrir un Caron, un Langlois, un Plichet, un Tellier (épicier) et un Tuvache. Quant à Rouen, il avait mieux encore : tous les précédents, plus Binet, Cullenbourg, Harang, Rolet, une veuve Lefrançois. Flaubert n’avait donc pas besoin d’aller glaner ces noms jusqu’à Forges ; il les trouvait à sa porte. (Voir Annuaire-Almanach du Commerce, Didot-Bottin,).

Comme tout artiste, Flaubert a dû à la fois intégrer à la réalité certains éléments étrangers pour lui donner plus de relief et en retrancher d’autres pour sauvegarder l’unité de son tableau, sans qu’on puisse valablement s’autoriser de leur présence ou de leur absence pour identifier péremptoirement les lieux. Situant Yonville au point de rencontre de plusieurs régions naturelles, il devait choisir une hauteur comme le Mont des Leux pour nous faire découvrir le panorama le plus large et le plus caractéristique. De même, pour ne pas rompre la banalité du milieu où il a fait vivre et mourir son héroïne, il devait faire disparaître le merveilleux porche de Ry, en admettant qu’il ait songé à cette bourgade. Le conserver eût été une faute de goût que le Maître de Croisset ne pouvait pas commettre.

Gaston Bosquet

Professeur au Collège Jules-Ferry, Versailles.