Présence de la France en Orient

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 18

 

Présence de la France en Orient

Bien que ne se rattachant pas directement à Flaubert et à son œuvre, nous croyons utile de publier ici un extrait de la belle conférence que fit à la Société Libre d’Émulation de la Seine-Maritime, le samedi 3 novembre 1956, M. Marcel Boudet, professeur honoraire, qui enseigna longtemps en Orient et connaît bien le pays. Il s’agit ici de l’évocation moderne d’un Orient qui fit si grande impression sur Gustave Flaubert lors de son voyage en 1849-1851, voyage qui, nous persistons à le croire, eut la plus sérieuse influence sur la brusque évolution de l’âme et du style du grand écrivain.

Et puis, il s’agit de la France tant décriée par des bavards irresponsables et qui, là-bas, demeure vivante. Ceci et cela expliquent l’intérêt de la communication dont voici le texte :

L’empreinte laissée aux Lieux Saints par les Croisés, la reconnaissance de la France comme nation protectrice de tous les chrétiens établis en Turquie, avec, aussi, pour les navires battant notre pavillon national, le privilège exclusif de commercer avec les ports du Levant (1), ont assuré notre prééminence culturelle dans tous les pays de la Méditerranée Orientale.

Celle-ci demeure évidente, même pour le voyageur qui ne fait que passer.

Aussi, mettant pied sur le sol de la Macédoine, il y aura tantôt un demi-siècle, avions-nous été agréablement impressionné de nous trouver en contact avec une population à qui l’usage de notre langue était familier.

Les enseignes des maisons de commerce étaient doublées en français. Des journaux locaux avaient nom : « L’Indépendant », « Le Journal de Salonique », « Le Progrès de Salonique », « La Liberté », « L’Opinion ». Nos grands quotidiens de Paris étaient vendus à de nombreux exemplaires.

C’est que l’enseignement du français était donné non seulement dans nos propres écoles : lycée, cours secondaires de jeunes filles, école de commerce, tous établissements de la « Mission laïque Française », et dans des collèges tenus par des Religieux venus de France, mais aussi dans les écoles indigènes de la ville : écoles primaires et école de commerce turque, école de commerce bulgare, école de commerce roumaine, gymnases grecs (2). L’école allemande ne pouvait exister qu’à la condition de se dénommer « École Franco-Allemande » et que l’allemand cédât le pas au français dans les exercices scolaires.

L’ « Alliance Israélite Universelle » entretenait à Salonique une vingtaine d’écoles, où fréquentaient plus de 6.000 élèves. Leurs maîtres, d’origine Orientale, étaient formés à l’École normale israélite d’Auteuil, où ils passaient quatre années d’études couronnées par notre Brevet supérieur d’enseignement.

Ce que nous avons connu à Salonique, avait sa réplique dans toutes les villes de l’Orient.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Aux lycées que fondait la M. L. F., en 1906, à Salonique ; en 1909, à Beyrouth et au Caire ; en 1910, à Alexandrie, sont venus s’ajouter, en 1925, les lycées de Damas et d’Alep ; en 1928, le lycée de Téhéran. En 1935, la Mission Laïque prenait la direction du collège de Tartous, en Syrie ; elle fondait, en 1936, un Centre de Culture française à Jérusalem. Et, depuis, elle a ouvert, en Égypte, les lycées d’Héliopolis, de Meadi, de Mansourah, de Port-Saïd ; les collèges de Daher et de Zamalek.

En 1956, en 17 établissements, ses maîtres, au nombre de 756, enseignent à plus de 20.000 élèves (3).

Et elles sont légion, les Maisons d’éducation que dirigent et où professent des Religieux français. Une personnalité libanaise annonçait, il y a quelques mois à la Radio, qu’il y avait en son pays 400 écoles françaises.

Le journal turc « Stamboul » publiait naguère : « On évalue à 30.000 le nombre des élèves qui sortent chaque année des écoles de Syrie ; à plus de 100.000, si on y englobe les écoles de Constantinople, d’Asie Mineure, d’Égypte ».

Et que dire du sérieux des élèves de là-bas, de leurs aptitudes remarquables aussi !

Un Universitaire que nous avons connu autrefois, alors qu’il dirigeait l’École de Commerce française de Salonique, disait, en une conférence faite à Paris, à des notabilités du Commerce extérieur, l’excellente tenue de ses élèves, « leur esprit laborieux et leur application qui les mettent sur ce point, pourquoi ne pas l’avouer, bien au-dessus du niveau moyen de leurs camarades français ».

Les examens qui couronnent les études de nos élèves orientaux ne le cèdent point en difficulté à ceux subis en France. Les Commissions du Baccalauréat (4) sont présidées par des professeurs de Faculté de chez nous. Ceux-ci sont élogieux dans leurs rapports.

M. Deltheil, alors doyen de la Faculté des Sciences de Toulouse et qui fut quelque temps Recteur de l’Académie de Caen, écrivait, en 1936 : « J’ai pu constater ce que représente, en Égypte et au Proche-Orient, l’enseignement secondaire français, le succès de notre langue et de notre culture, le beau renom que la France s’est acquis ».

Rappelons que c’est en suite de l’expédition de Bonaparte en Égypte, qu’a été fondé l’Institut de Sciences du Caire, et que l’égyptologie moderne est née de la découverte par Champollion du secret des hiéroglyphes.

Quel n’est pas le rayonnement de notre « École Française d’Athènes », dont les membres, docteurs ès-lettres ou agrégés de l’Université, ont, depuis plus d’un siècle, procédé sur le sol de l’Hellade et du Moyen-Orient à des fouilles fructueuses (5) et contribué par leurs conférences au prestigieux renom de notre haut enseignement (6).

À Beyrouth, l’Ecole de Médecine, tenue par des Pères Jésuites français, est un Centre apprécié de nombreux étudiants indigènes. Les professeurs dépendent de la Faculté de Lyon (7).

Les causes de ce succès, de cette affection, M. Baillou, directeur des Relations Culturelles, proclamait, il y a quelques mois, qu’ « elles résident dans certains caractères de la présence française. C’est d’abord, disait-il, la loyauté, la pureté, traditions de l’Université française, qui excluent toute arrière-pensée ou de prestige égoïste ou, à plus forte raison, de propagande ».

Nous ne nous imposons point, on nous sollicite de toutes parts : dans le Levant, en Lybie, au Soudan, en Éthiopie, en Extrême-Orient aussi, nonobstant les changements politiques apportés par les récents événements (8).

C’est que nous sommes toujours respectueux de la personnalité de chacun. « Nons ne voulons point extirper nos élèves de leurs traditions. Nous entendons les élever pour le pays qui est le leur et où ils doivent vivre ».

Mais du fait que ceux-ci sont d’appartenances raciales, nationales, confessionnelles diverses, nos efforts constants s’exercent avec foi dans le sens du rapprochement de tous (9).

Cette tendance peut en un sens expliquer la sympathique audience que trouvent, singulièrement en tout l’Orient, les éminentes personnalités de chez nous qui se font les interprètes de la pensée française. Ces actifs messagers n’œuvrent point, en vain. Même dans les pays où l’excès de l’utilitarisme paraît être le vertige du monde moderne, on commence à se tourner de nouveau vers la France, pays de raison et de mesure.

C’est ce qu’annonçait, il y a quelques mois, à Rouen, un professeur de l’Université d’Utah, momentanément l’hôte de l’Académie de Rouen et de l’Association France-Canada.

De tout temps, les Orientaux ne s’y sont pas trompés.

Écoutons, en effet, ce que disait naguère à des étudiants un Ministre de cette Perse où, depuis le 13° siècle, les élites parlent français :

« Il faut une modification et une élévation dans la nature de nos idées et la façon de nos pensées, et pour atteindre ce but, le meilleur moyen est d’avoir recours à la langue et à la littérature françaises. Vous pourrez alors vous inspirer de la clarté, de la précision de ses pensées et de l’élégance de son style, combinant ces qualités au charme oriental de notre littérature ».

Aussi, sont-ils nombreux les étudiants originaires des Nations du Levant, qui viennent chez nous pour y parfaire leur culture. Ils font généralement bonne figure dans nos établissements de l’Enseignement supérieur (10). Ils y sont dans un climat qu’ils ne trouveraient point, paraît-il, ailleurs.

Ali Akbar Siassi, docteur ès-Lettres, qui fut Conseiller de la Légation de France en Perse, avait passé, avec plusieurs de ses compatriotes, trois années, de 1911 à 1914, à l’École normale d’Instituteurs de Rouen, comme boursier de son Gouvernement.

Il a fait jadis cette confidence à un de ses condisciples français qui nous l’a rapportée :

« J’ai des camarades, disait-il, qui sont allés en Allemagne, d’autres en Angleterre, d’autres en Amérique. J’ai la plus grande estime pour eux ; mais il semblait qu’ils avaient été comme rendus étrangers à leur propre pays. Ils avaient subi l’empreinte d’une civilisation mécanique ; leurs réactions étaient parfois incompréhensibles à leurs concitoyens.

» C’est en France qu’il faut venir, ajoutait-il avec chaleur. Vous ne savez pas ce que représente la France là-bas. Elle est pour nous la terre d’élection ! »

Ali Akbar Siassi a proclamé dans son ouvrage : « La Perse au contact de l’Occident » (Paris, Lib. Ernest Leroux, 1931) :

« Nous sommes heureux de pouvoir rendre ici un hommage public à nos maîtres français et en particulier à M. Lestang, ancien directeur de l’École normale de Rouen, auxquels nous devons notre formation intellectuelle et morale ».

Son condisciple à Rouen, Réza Faïni, fut Ministre de l’Éducation Nationale en Perse (11).

Quels auxiliaires de notre expansion, intellectuelle peuvent être nos anciens étudiants étrangers, adeptes de notre culture, familiers de nos façons de vivre !

Les échanges culturels sont le plus sûr moyen de contribuer au rapprochement des peuples.

En cet Orient présentement si troublé, la réalité d’hier est notre fervent espoir pour demain.

Marcel BOUDET

Professeur Honoraire de l’Enseignement,

Secrétaire de la Société Libre d’Émulation de la Seine-Maritime.

(1) Les « Capitulations » négociées en 1535 entre François Ier et Soliman le Magnifique ont été abolies en 1923.

(2) Comme beaucoup de villes de L’Orient, Salonique avait une population cosmopolite.

(3) Le lycée du Caire a reçu, en 1956, plus de 4.400 élèves ; celui d’Héliopolis, 2.400 ; celui d’Alexandrie, 2.300 ; celui de Beyrouth, 2.700. Le lycée de Damas, qui comptait 500 élèves au temps de notre mandat, a clos la dernière année scolaire avec 1.000 élèves, dont 700 Musulmans.

(4) En 1954, par exemple, sur 506 élèves présentés aux épreuves du Baccalauréat, 398 ont été reçus, ce qui fait une proportion de résultats de près de 80 %. Et nous passons sous silence les divers examens locaux, diplômes supérieurs d’études commerciales, etc.

(5) Notre compatriote, M. Parrot, a exhumé, il y a quelque vingt-cinq ans, l’antique ville de Larsa, en Mésopotamie. Il y a retrouvé, notamment, le mobilier d’une école de garçons où l’on enseignait il y a plus de 4.000 ans : sa bibliothèque, ses dictionnaires, 70 cahiers d’élèves. On savait extraire les racines carrées et les racines cubiques. « Quant aux problèmes proposés à la sagacité des meilleurs, ils nous laissent, rêveurs, dit-il, par leur complexité ».

Une Rouennaise, Damanville, née Le Boucher, est aujourd’hui une hittitologue appréciée.

Ne nous a-t-on pas annoncé, à Knossos, en l’île de Crète, au milieu des ruines du Palais de Minos, que M. Van Effenterre, directeur de notre École supérieure des Sciences et des Lettres, avait là-bas un canton de prospection où il revient périodiquement.

(6) Nous ayons eu l’heur d’entendre à Salonique, en 1913, M. Fougères, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, directeur de l’École Française d’Athènes, et M. Avezou, membre de cette École, lequel, mobilisé comme lieutenant devait, deux années plus tard, glorieusement tomber aux Dardanelles.

(7) En 1883, une lettre de Jules Ferry annonçait à la « Société de Jésus » l’octroi d’un crédit de 150.000 francs et d’une subvention annuelle de 95.000 francs pour la fondation, à Beyrouth, d’une Faculté de Médecine et de Pharmacie, qui délivrerait un diplôme officiel décerné par un Jury que nommerait le Ministre de l’Instruction publique. Elle ne tarda pas à compter près de 400 élèves.

(8) Une chaire de philosophie et une chaire de littérature viennent d’être créées en la Faculté de Salonique ; leurs titulaires sont Français. En cette même Université, une section a été ouverte pour la formation de professeurs de langue française. Plusieurs de nos compatriotes enseignent à l’École de Droit, à l’École Vétérinaire de la même ville. — L’Institut Français d’Athènes a fondé l’an dernier un établissement scolaire à Héraclion, en Crète.

— La reconnaissance de la langue française comme première langue étrangère a marqué le début de la présente année scolaire en Israël.

— En 1955, un accord culturel a été conclu avec le Gouvernement Turc. Il a été paraphé, à Ankara, par notre Directeur des Relations culturelles et par le Directeur général adjoint de notre Enseignement supérieur.

— On vient de nous demander de créer un lycée à Tripoli de Lybie, un autre à Khartoum, au Soudan.

— L’importance de notre œuvre en Éthiopie a frappé tous ceux qui se sont rendus en ce pays, récemment encore l’Amiral Ortoli. L’Empereur s’intéresse à l’agrandissement du lycée français d’Addis-Abeba, qui a fait son plein, en 1956, avec 1.200 élèves ; à la construction aussi d’un lycée de jeunes filles, qui a été promise par M. le Président de la. République Française.

— À Hanoï, le lycée Albert Sarraut comptait 730 élèves en 1955. « La rentrée en octobre dernier a été excellente, puisque nous avons doublé nos effectifs ». « Nous avons signé un accord très satisfaisant sur les programmes et les examens avec la République démocratique du Nord-Vietnam ». Notre Institut Pasteur, notre École française d’Extrême-Orient, notre Institut du Cancer demeurent là-bas.

Il y a pléthore dans les Écoles françaises du Sud-Vietnam : 1.400 élèves de plus que l’an dernier sont inscrits dans nos établissements ; 95% d’entre eux sont de nationalité Vietnamienne. Près de 1.500 élèves admis à l’examen n’ont pu trouver de place dans les cinq lycées et collèges français du pays où enseignent 340 professeurs de chez nous.

(9) Les résultats sont parfois tangibles. Pendant les guerres de 1912, alors que les armées balkaniques s’affrontaient sur les champs de bataille d’Albanie, de Macédoine, de Thrace, nos élèves du lycée de Salonique, de Patries différentes : turque, grecque, serbe, bulgare, roumaine ; de religions diverses aussi : musulmane, Israélite, chrétiennes orthodoxes, arménienne ou catholique ; nos élèves, dont un bon nombre étaient en âge de combattre sous le drapeau de leurs nations respectives, vivaient, ces jeunes gens, en parfaite harmonie dans notre Maison de France. Parmi eux, il nous en souvient, il y avait trois neveux du Roi du Monténégro à côté des trois fils d’un Colonel Turc, officier d’une grande distinction qui avait été Attaché d’ambassade à Paris. Dans le labeur en commun, ils avaient appris à s’estimer et des liens de sympathie s’étaient tissés que l’épreuve affermit.

(10) Voici, pris au hasard, les résultats acquis par des anciens élèves du lycée français d’Alexandrie, et pour une seule année scolaire (1936) :

Aux certificats de licence ès-Lettres, 22 reçus sur 24 présentés devant la Faculté de Clermont-Ferrand ; plusieurs certificats de licence ès-Sciences à Marseille, dont le premier en mathématiques générales avec mention « Très Bien ». Ajoutons à cela deux doctorats en Droit devant la Faculté de Montpellier, dont un avec mention « Très Bien ». Et, en même, temps, le premier à l’examen d’entrée à l’École des Beaux-Arts de Paris ; le deuxième, à l’École des Ponts-et-Chaussées ; le 11e sur 142, à l’École supérieure d’électricité de Paris. II y a le nombre et la qualité.

(11) Chaque année, ces jeunes gens étaient allés passer leurs vacances à Offranville, dans la famille du regretté M. Pruvost, qui fut directeur de notre École Bachelet. Comme ces sympathiques étrangers ont dû apprécier un tel milieu familial.