Le labeur exemplaire d’un grand artiste

 Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 23

 

Le labeur exemplaire d’un grand artiste

À propos du centenaire de « Madame Bovary », nous avons évoqué ici le prestige grandissant, en France et à l’étranger, de l’œuvre de Gustave Flaubert. Cette œuvre, une des plus réussies, des plus achevées de la littérature mondiale, ne fut obtenue qu’au prix d’un énorme labeur sans cesse jalonné de minutieux scrupules qui se posaient à la conscience de l’homme sur les rapports de l’art et de la réalité et à celle de l’écrivain sur les moyens les plus propres à les perpétuer de façon durable. J’ai déjà indiqué que le manuscrit de la « Bovary », sur lequel l’écrivain s’est acharné pendant cinq longues années sans désemparer, est constitué par 1.500 grandes feuilles. Par goût de l’économie classique, visant à l’essentiel, il en sacrifia les deux tiers, exemple de plus en plus rare en présence de l’envahissante progression du roman-fleuve, des deux éminentes qualités auxquelles autrefois s’efforçaient d’atteindre les artistes de haute tradition française : la clarté et la concision.

Flaubert en commença la rédaction le 19 septembre 1851. Le lendemain, il confie à Louise Colet, sa maîtresse et sa confidente alors : « J’entrevois maintenant les difficultés de style qui m’épouvantent. Ce n’est pas une petite affaire que d’être simple. J’ai peur de tomber dans le Paul de Koch ou de faire du Balzac chateaubriané ». Plus tard, il précisera : « Toute la valeur de mon livre, s’il en a une, sera d’avoir su marcher droit sur un cheveu suspendu entre le doublé abîme du lyrisme et du vulgaire ». En somme, sur les conseils de Louis Bouilhet et de Maxime Du Camp, après leurs critiques de « La Tentation de Saint-Antoine », son souci majeur est de refréner sa tendance aux accents lyriques. Il le déclare expressément : « Ce sera diamétralement l’antipode de Saint-Antoine, mais je crois que le style en sera d’un art plus profond ».

Chemin faisant, que de découragements dans les incertitudes où tout véritable artiste est plongé en face de ses toujours imparfaites réalisations !

« Franchement, se lamente-t-il encore en 1853, la Bovary m’ennuie ; cela tient au sujet, et aux retranchements perpétuels que je fais. Bon ou mauvais, ce livre aura été pour moi un tour de force prodigieux, tant le style, la composition, les personnages et l’effet sont loin de la manière naturelle. Les incertitudes de soi, que l’on a dans l’obscurité, on les porte dans la célébrité… J’aurai fait du réel écrit, c’est rare… »

Oui, le réel écrit. Rien de plus difficile en style. L’art étant artifice comme le mot même l’annonce, l’apparent naturel ne s’obtient qu’après beaucoup de rétractations et de retouches. Le style, c’est le mot juste mis à sa place dans une phrase harmonieuse, qui semble couler de source. Prenons un grand modèle classique français : La Fontaine par exemple. Quoi de plus clair, de plus simple, de plus aisé — en apparence — que :

» Dans un chemin-montant, sablonneux, malaisé

Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche… »

Le paysage est complet en trois vers, On a chaud, on ahane à côté des chevaux dans leur effort. Et, cependant, on aurait trouvé, paraît-il, jusqu’à dix-sept états de certaines fables de La Fontaine.

De même pour Flaubert. Le réel écrit, comme il dit, c’est-à-dire transcendé par l’art !

Le labeur, et devant ce labeur, qui semble parfois excessif, on se prend à souffrir pour lui. Quelle conscience d’honnête homme, d’honnête artiste ! Il ne se permet aucune transaction dans son idéal. Non seulement il ne triche jamais, fut-ce vis-à-vis de lui, mais il ne varie pas d’un iota, sa décision prise. Sillon par sillon, il va jusqu’au bout, jusqu’à la limite de ses forces et de sa patience. De sorte qu’en face du manuscrit de « Madame Bovary », des spécialistes comme Mlle Gabrielle Leleu et M. Jean Pommier ont risqué la comparaison d’un vaste champ sans cesse retourné et hersé motte après motte.

Tel jour, dans sa correspondance, il accuse onze heures d’attablée pour aboutir seulement à deux lignes sur une dizaine de pages préalables.

Et nous ne parlerons qu’à peine de la préparation documentaire, avant qu’il ne prenne la plume. Un seul exemple, donné par le dévoué conservateur du Musée Flaubert à Rouen, M. René-Marie Martin, dans le dernier Bulletin des « Amis de Flaubert », à propos de l’histoire, dans le chapitre XI de « Madame Bovary », sur l’opération du pied bot d’Hippolyte, le domestique de l’auberge du Lion d’Or à Yonville-l’Abbaye, entreprise et ratée par le pitoyable Charles Bovary. Dans la bibliothèque du chirurgien Achille Flaubert, frère de Gustave, René-Marie Martin a retrouvé l’exemplaire d’un « Traité pratique du Pied Bot », par Vincent Duval, largement compulsé et annoté, où, pour ce maigre épisode de son livre, le romancier s’est astreint à lire des pages et des pages, qu’il a su résumer ensuite textuellement dans l’ordre des cinq chapitres, en quelques lignes. Cet ouvrage du docteur Duval, paru en 1830, était dédié au chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, Achille-Cléophas Flaubert, père de l’écrivain, mort en 1846.

 

***

Les « affres du style » pour « Madame Bovary » se renouvellent pour « Salammbô ». Jusqu’en septembre 1857, le romancier lit, prend des notes, dépouille des dossiers. Les plans qu’il élabora coup sur coup ne trouvent pas grâce à ses yeux. Il poursuit cependant, le sujet le passionne et, cette fois, il pourra « se foutre une bosse de lyrisme », annonce-t-il. Il note encore qu’ « à chaque lecture nouvelle, mille autres surgissent ». Il est « entré dans un dédale ».

Le manuscrit de la première version porte la date du 1er septembre 1857. Jusqu’en novembre, le romancier reste sur le chapitre initial. Puis, tout en passant au suivant, de nouveaux doutes, devenus certitudes, l’assaillent. Il faut absolument qu’il aille voir sur les lieux les paysages. C’est alors qu’il confesse à Mlle de Chantepie : « Je ne trouve rien de bon dans mon premier chapitre. Je me désespère là-dessus jour et nuit sans arriver à une solution. Plus j’acquiers l’expérience dans mon art, plus cet art devient pour moi un supplice ; l’imagination reste toujours stationnaire et le goût grandit, voilà le malheur. Peu d’hommes, je crois, auront autant souffert que moi pour la littérature ».

Sa résolution prise, il quitte Paris le 12 avril. Le voyage dure jusqu’au 6 juin. Le 9, à Croisset, après avoir dormi quarante-huit heures d’affilée, il met ses notes au net et les termine par cette évocation : « Que toutes les énergies de la nature que j’ai inspirées me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre ! À moi, puissances de l’émotion plastique ! Résurrection du passé, à moi ! à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté. Dieu des âmes ! Donne-moi la force et l’espoir ! (Nuit du samedi 12 au dimanche 13 juin, minuit) ».

Combien, d’autres exemples à citer de la conscience exemplaire de ce grand artiste. Emporté de lyrisme, il se domine, il se freine constamment pour atteindre l’impossible perfection. L’idéal artistique pour lui, c’est faire vrai,  « et on ne peut, précise-t-il, qu’en choisissant et en exagérant harmonieusement ». Jusque dans la « Correspondance », qui n’était point destinée au public, sur laquelle, à propos de la publication du supplément de 1.100 lettres (1830-1880), notre excellent confrère Émile Henriot écrivit dans « Le Monde » du 17 février 1854 — rare éloge, combien mérité, sur lequel nous terminerons — : « Il y a dans toutes ces pages privées un accent de vérité sérieux, désolé et grave qui force, plus encore que la sympathie, cette forme particulière de respect qui est la vénération ».

Oui, la vénération.  Non seulement pour le résultat d’un si vif et si durable éclat. Mais pour le haut exemple donné, que beaucoup d’écrivains français présents et futurs se montreront dignes, il faut l’espérer, de recevoir — de transmettre peut-être à leur tour.

Gabriel Reuillard