Regrettable présentation littéraire

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 55

 

Dans le sillage du Centenaire

Regrettable présentation littéraire

Un grand hebdomadaire parisien, désireux de célébrer à sa manière le Centenaire de la parution de Madame Bovary, a publié en son numéro du samedi 3 novembre 1956, une étude sur la genèse du roman, accompagnée de plusieurs clichés… de circonstance. Le texte de cette étude, l’invraisemblable présentation des clichés ont vivement surpris et peiné tous ceux qui auraient souhaité, et à juste titre, qu’un Centenaire aussi illustre que celui de La Bovary fût célébré avec autant de correction que de ferveur.

M. Jacques Toutain-Revel, président de la Société des Amis de Flaubert, a adressé, en matière de protestation, la lettre suivante à l’hebdomadaire parisien dont s’agit :

Rouen, 15 novembre 1956.

Monsieur le Directeur de « P…-M… »,

Paris.

Monsieur le Directeur,

C’est avec une pénible surprise que nous avons lu dans le « P…-M… » du samedi 3 novembre 1956, une étude-reportage sur le Centenaire de la parution de Madame Bovary (1856). On ne peut qu’être navré, permettez-moi de le dire, Monsieur le Directeur, de voir réunies dans un de nos plus fastueux magazines tant d’informations imaginaires, sous le couvert de séduisants clichés.

C’est d’abord, devant la ferme des Couturier, « une calèche qui amène le Docteur Eugène Delamare… », alors que le cliché représente une ferme ne correspondant ni à la ferme des Couturier à Blainville-Crevon, ni à celle décrite par Flaubert dans le roman ; que Eugène Delamare n’était point docteur, mais officier de santé, et qu’il allait à cheval (aussi bien dans la réalité, que Charles Bovary dans le roman).

C’est ensuite l’affirmation que Flaubert, au Collège, lisait Byron, Hugo et Cervantès. Non, au collège, d’abord, les Maîtres de l’époque ne l’eussent point toléré ; et puis Flaubert, hors du Collège Royal d’ailleurs, lisait surtout Goethe,

Il est écrit que Bouilhet mourut dans la misère. Cela fait bien quand on est poète, mais ce n’est pas exact. Bouilhet mourut Directeur de la Bibliothèque Municipale de Rouen, place qui, sans être fastueuse, n’a jamais été misérable.

Voici le suicide de Mme Delamare, née Couturier, par empoisonnement à l’arsenic. Si Flaubert fait mourir « sa petite bonne femme » de si triste manière, hâtons-nous de dire que Mme Delamare ne mourut pas empoisonnée (c’est une vieille légende dont ici personne ne fait plus cas), mais de consomption physiologique, le 6 mars 1848, non point d’ailleurs un jour de marché, mais un mardi, alors que le jour de marché à Ry, est un samedi.

Quant à affirmer, comme il est écrit dans l’article, que ce fut Achille-Cléophas Flaubert (par conséquent, le père de l’écrivain) qui vint soigner la pauvre Delphine Delamare à son lit de mort, c’est fâcheux, car Achille-Cléophas Flaubert était mort depuis le 15 janvier 1846, c’est-à-dire plus de deux ans avant le décès de Delphine (6 mars 1848).

Le témoignage de la servante, Augustine Ménage, épouse Acloque (que nous avons bien connue à Rouen), relatant les instants ultimes de l’infortunée dame Delamare, ne vaut pas grand-chose, car la dite servante n’était plus au service des époux Delamare lors du décès, n’y étant demeurée au surplus que quelques mois, vers 1840.

Le suicide de Louis Campion, affirmé en 1852, sur les boulevards de Paris et d’un coup de pistolet ? Non, car Louis Champion ne s’est jamais suicidé : il est mort le 5 janvier 1868, à l’Hôpital de la Charité, où l’Assistance Publique l’avait recueilli, de misère, car c’était non pas un riche hobereau, mais un pauvre artiste (ce qui prouve d’ailleurs que son assimilation avec le beau Rodolphe Boulanger est risquée…).

Selon « P…-M… », le pauvre Delamare, vingt mois après la mort de Delphine, fut trouvé pendu à la basse branche d’un pommier ». Encore un suicide ! Eugène Delamare est mort, naturellement, chez lui, à Ry, le 8 décembre 1849. Il ne fut pas ruiné par sa femme, et si un inventaire fut dressé et les biens mobiliers vendus, ce fut parce qu’il laissait une fille mineure de 7 ans, Alice-Delphine, et que la loi ordonne ces mesures. Il est donc inutile, même par un cliché, de mettre sur le comptoir de Homais (pourquoi d’ailleurs les biens de Homais, le pharmacien, figurent-ils parmi les biens de Delamare ?), un miroir avec une image peinte (quel miroir ? et pourquoi ?), une coupe signée : « Campion » ( ?) et un soi-disant buste qui n’est autre — soit dit en passant — que la fameuse tête phrénologique de Delamare (instrument de sa profession), laquelle se trouvait alors dans son cabinet, ne fut point comprise dans la vente et se trouve actuellement au Musée Flaubert de l’Hôtel-Dieu de Rouen,.

Sur le chapitre de cette vente, curieux cliché qui a comme fond de tableau le Café du Lion d’Or. Oui, bien sûr, ce café existe ; il est situé derrière la Mairie de Ry ; mais il n’a rien de commun avec l’Hôtel de Rouen, lequel se trouve au milieu du village, sur l’unique rue « longue d’une portée de fusil » et possède une cour intérieure, alors que le Café du Lion d’Or, qui n’en possède pas, a été ainsi baptisé par un propriétaire malin et bien après la parution du roman. Revient ici la calèche du Docteur Delamare, imagination totale, puisque nous l’avons dit ci-dessus, Eugène Delamare n’en avait point, allant à cheval, et que les calèches du temps (les gravures de l’époque en font foi) n’avaient aucun rapport avec les sapins de la belle époque dont celui-ci est un assez joli modèle !

On nous emmène ensuite à Croisset. Hélas ! Le Pavillon du bord de l’eau, seul vestige de la propriété Flaubert, est affirmé avoir été Je cabinet de travail de l’écrivain. Pour cela, petite mise en scène : on a poussé la table, roulé le fauteuil de cuir qui s’y trouve, ouvert la fenêtre, mis sur la table une lampe moderne, l’encrier, une plume d’oie, le pupitre, et à grand renfort de sunligths, devant une lune mélancolique qui se lève au Midi (eh oui !), pris un cliché d’envergure avec la mention : « C’est là que Flaubert écrivit, il y a cent ans : « Elle n’existait plus ! » Non, Monsieur, Flaubert a composé Madame Bovary de 1851 à 1856, dans son cabinet de travail situé au premier étage et sur le jardin de la belle maison blanche aujourd’hui détruite. Ce cabinet de travail a été plusieurs fois reconstitué. Il pouvait l’être encore par vos soins et de noble et surtout véridique manière, puisque la Société a fait ramener à Croisset, venant, de l’Académie Française, la grande bibliothèque de Flaubert, sa table, son fauteuil (le vrai celui-là) et que la réunion de ces objets eut vraiment signifié quelque chose de grand et d’émouvant.

On devait s’attendre au portrait de la pauvre Delphine ! Le reporter n’y a point manqué ! Mais, hélas, aussi, il y a là erreur manifeste. Le portrait dont s’agit est celui de Mme Joseph Court, la femme du peintre rouennais (1797-1865). Il s’appelle : Rigolette cherchant à se distraire pendant l’absence de Germain et fut exposé au Salon de Paris en 1844. Le tout, ainsi qu’il est démontré dans le « Bulletin Flaubert », n° 6 du 1er semestre 1955, car malgré les dires de Mme Brunon mère, la bonne légende de l’assimilation de Delphine Couturier au gracieux modèle a, elle aussi, disparu.

Croyez bien, Monsieur le Directeur, que ce n’est ni de gaîté de cœur, ni par vanité d’esprit que je me permets de vous envoyer les quelques réflexions ci-dessus. Mais chargée de la défense morale du patrimoine littéraire laissé par Flaubert, vous comprendrez, je le pense, que notre Société se doit de protester chaque fois que sous le couvert d’images ou de phrases séduisantes, on dénature sévèrement les vérités les plus évidentes ou les plus connues.

Flaubert, ce chercheur passionné du vrai, cet ouvrier prodigieux du réel, qui vécut dans l’art pour l’art, qui dédaigna toute sa vie l’argent, qui vendit le manuscrit de Madame Bovary pour huit cents francs, qui refusa, plus tard, de mettre l’œuvre à la scène (nos modernes auteurs et cinéastes n’ont point eu le même scrupule), ne voulant en aucun cas, comme il le disait lui-même, « faire ce tripotage d’art et d’écus », a trop peiné et trop souffert pour que nous admettions qu’on se serve aussi légèrement d’un nom et d’un souvenir illustres, dût-on même le faire sous le couvert d’une nécessaire information, alors que s’agissant d’une de nos plus grandes gloires françaises, une seule chose compte : le respect de l’œuvre qu’on entend honorer.

Je vous prie de bien vouloir agréer, Monsieur le Directeur, l’expression, de mes sentiments les plus distingués.

Le Président : Jacques TOUTAIN-REVEL.

P. S. — Nous souhaiterions que dans le prochain numéro de « P…-M… » fut publiée la présente lettre.

**

Réponse

La Direction de l’hebdomadaire dont il s’agit a répondu par la lettre suivante :

P…-M…

— Paris, le 28 novembre 1956.

Monsieur Jacques TOUTAIN-REVEL, Président des « Amis de Flaubert ».

Monsieur le Président,

Nous vous accusons réception de votre lettre en date du 15 novembre.

Nous vous remercions des précisions que vous avez bien voulu nous communiquer concernant l’héroïne de Gustave Flaubert : Emma Bovary. Ainsi que vous pourrez le constater dans la « rubrique des lecteurs » de notre dernier numéro (399), les origines de cette héroïne ont été souvent contestées et la documentation qui se rapporte au livre de Flaubert, abondante et variée, ne résoud pas cependant ce problème. Ainsi que l’a remarqué un de nos lecteurs, le personnage du roman dépasse celui du fait divers, grâce au talent du romancier, et il est difficile de séparer la réalité de la fiction.

Nous prenons cependant bonne note de vos remarques et nous les utiliserons certainement, plus tard, lorsque nous consacrerons un article à Gustave Flaubert, lui-même.

Veuillez agréer, Monsieur Je Président, l’expression de nos sentiments distingués.

Pour le Rédacteur en Chef :

Signé : Illisible.

Ajoutons que M. J. Toutain-Revel a écrit sur le même sujet à la Société des Gens de Lettres pour attirer son attention sur des incidents de ce genre.