Gustave Flaubert jugé par les Goncourt

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 10 – Page 61

 

Gustave Flaubert jugé par les Goncourt

Si les Goncourt ont réservé — tout au moins dans le Journal expurgé — accueil favorable à leur Maître Gustave Flaubert, ils se sont réservé la liberté de critique avec la liberté de leur plume. Témoins ces quelques lignes que nous lirons peut-être dans le Journal, dont la parution in-extenso est annoncée.

LE GOÛT DE FLAUBERT

…Flaubert n’a aucun sentiment artistique. Il n’a jamais acheté un objet d’art de vingt-cinq sous. Il n’a pas chez lui une statuette, un tableau, un bibelot quelconque. Il parle pourtant d’art avec fureur ; mais (ce n’est) que parce que, littérairement, l’art est une note distinguée, bon genre, qui couronne un homme qui a un style artiste ; et puis, c’est anti-bourgeois. Il a pris l’antiquité à l’aveuglette et de confiance, parce que là est le beau reconnu. Mais trouver le beau, non désigné, non officiel d’une toile, d’un dessin, d’une statue, saisir son angle aigu, pénétrant, sympathique, il en est absolument incapable. Il aime l’art comme les sauvages aiment un tableau : en le prenant à l’envers.

CRÉMAILLÈRE CHEZ ZOLA

Jeudi 4avril… Il nous donne un dîner, très fin, très succulent, un vrai dîner de gourmet. Flaubert, un peu poussé de nourriture, un peu saoûl, débite avec accompagnement de m… toute la série de ses lapalissades féroces et truculentes contre le bourgeois… Et à mesure qu’il parle, c’est un étonnement triste sur le visage de ma voisine, Mme Daudet, qui semble toute contrite, toute peinée…

TRISTESSE DE MONSELET

…De confidence en confidence, Monselet me conte sa peine, son ennui d’être gros lui qui a toujours rêvé la sveltesse, d’avoir la (tournure) d’un notaire des Batignolles ou d’Épinal. Puis il m’étale sa grosse main boudinée, la main du Portier des Chartreux, dessinée par Boucher : « Moi qui soigne ma forme — on ne peut pas me refuser dans ce que je fais une certaine recherche, une distinction, eh bien ! voyez cette main ! » Et il fait passer sa main : « C’est la main d’un cochon, la main de Dumolard ». Et la tendant à Flaubert : « Est-ce que vous voudriez avoir cette main-là dans votre famille ? » Et il s’arrose de plus en plus avec un grog au vin.

Sur le boulevard, Flaubert me parle du projet d’ouvrage qui doit suivre Salammbô. Il veut faire une féerie ; et avant de le faire, il lira toutes les féeries faites jusqu’à lui. Le singulier procédé d’imagination !

(Journal des Goncourt, 1856.

Extraits publiés par « Jours de France », 20 octobre 1954).