Le Procès de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 25

Des règles morales en littérature

Le Procès de Madame Bovary

M. Ricaud, premier Président de la Cour d’Appel de Rouen, qui avait bien voulu présider la réunion au cours de laquelle Maître Pierre Macqueron, avocat à la Cour d’Appel de Rouen et arrière-petit-fils de Maître Sénard, évoqua le célèbre procès de 1857, prononça une remarquable allocution, définissant en termes lumineux et sagaces la moralité et l’immoralité littéraires.

Notre Bulletin se réjouit de pouvoir publier, en forme d’article, le texte de cette allocution.

Monsieur le Président,

Monsieur le Bâtonnier,

Vous avez voulu convier à la commémoration que vous célébrez du procès, dit procès de Madame Bovary, la Magistrature de votre province et vous avez même bien voulu, dans cette célébration, lui faire, en m’offrant la présidence, une place d’honneur.

Soyez-en hautement remerciés.

Aux remerciements personnels que je vous dois et que je vous exprime en toute cordialité pour cette marque d’estime et de sympathie que vous me donnez en m’appelant à l’honneur de cette présidence, s’ajoutent ceux de tous mes collègues, comme moi très sensibles à la délicate attention dont la Magistrature est aujourd’hui de votre part l’objet.

La justice ne vient pas ici en robe et dans l’apparat de sa solennité habituelle connaître d’un procès. La présence de ceux qui, à côté de moi, représentent ici la Magistrature, n’a qu’une raison : le désir d’entendre évoquer un débat dont l’écho se prolonge encore cent ans après la naissance du bruit qui l’a éveillé, autour d’un nom prestigieux cher à tous les amis des Lettres Françaises et particulièrement à tous les Rouennais, justement fiers de la gloire qui s’attache à ce nom : Gustave Flaubert !

Le culte universellement voué à cet écrivain est si précieusement assuré par l’Association des Amis de Flaubert, dirigée avec tant d’autorité et de ferveur par son Président, M. Jacques Toutain, que toute louange ici de ma part ne saurait rien ajouter à son éclat.

Je n’entreprendrai donc pas d’exalter le génie littéraire de Flaubert.

Pas plus que je ne compte apporter ma contribution à l’hommage dû à l’écrivain, je n’entends juger en appel d’une cause qui a fait l’objet d’une décision de justice rendue en dernier ressort. D’ailleurs, toute voie de secours est depuis longtemps fermée. Au surplus, nul ne s’avise de porter l’affaire devant quelque nouvelle juridiction.

Ceci n’est pas une raison pour que devant l’occasion qui m’est offerte, je m’interdise d’exprimer librement mon sentiment à propos d’une affaire qui appartient à l’opinion publique et qui ne saurait laisser indifférent quiconque possède quelque grain d’amour du Droit, quelque brin de goût des Lettres et le souci de la moralité publique.

La question résolue par le jugement d’acquittement rendu dans l’affaire dite « de Mme Bovary », par le Tribunal Correctionnel de Paris, le 7 février 1857, en faveur de Gustave Flaubert, l’auteur, et de ses co-prévenus, l’éditeur et l’imprimeur de l’ouvrage, suscite en effet un intérêt considérable sous son triple aspect juridique, littéraire et moral.

C’est cet intérêt qui a déterminé chez moi la réaction que très succinctement et en quelques observations je vous demande la permission de vous traduire.

Mais avant de vous faire part de ma réaction devant l’évocation du procès de Madame Bovary, je dois vous rappeler comment se présente la question.

Flaubert était prévenu d’avoir, en écrivant et en remettant à son éditeur pour être publiés, les fragments du roman intitulé Madame Bovary, aidé et assisté avec connaissance ledit éditeur dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

Quelles étaient les pages incriminées ? Certains passages du roman où se trouvent dépeintes des scènes, exposées des situations, évoquées des attitudes qui portent la marque d’une sensualité amoureuse incontestablement capiteuse.

Pour absoudre Flaubert par une décision où je n’ose affirmer que la Cour de Cassation n’eût pas relevé certaine contrariété de motifs, après avoir flétri le réalisme audacieux de certains tableaux en termes d’ailleurs sévères et menaçants, le Tribunal a prononcé l’acquittement en se fondant sur le sérieux travail accompli par l’auteur dans l’élaboration de l’ouvrage, sur la rareté relative des passages répréhensibles par rapport à l’étendue du roman et sur la protestation de sa bonne foi de la part du prévenu lui-même.

En vérité, j’ai le sentiment que tout en blâmant l’auteur d’avoir fait de l’amour coupable certaines peintures réalistes et séduisantes, les juges de 1857 ont été entraînés par la force même de la nature qui régit le comportement de l’humanité, par le respect des droits de la liberté de l’Art en littérature, et que c’est sous cette influence qu’ils se sont, en définitive, décidés pour la relaxe. Voici, au surplus, comment, plus précisément en poussant à bout l’analyse, il faut en arriver à expliquer le jugement.

Il faut d’abord prendre pour point de départ du raisonnement le texte même de la loi que le Tribunal avait à appliquer. Ce texte avait pour objet la répression des outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs.

L’aspect juridique du procès se confond ainsi, avec l’aspect moral et, incidemment, avec l’aspect littéraire, puisqu’il s’agissait, en 1857, comme il s’agit en 1957, comme toujours d’ailleurs, de déterminer si la littérature doit respecter la morale, une particularité devant toutefois être ici observée. En 1857, la loi, à la différence de ce que nous constatons aujourd’hui, prévoyait une assimilation ou tout au moins un rapprochement à établir entre la morale publique et les bonnes mœurs, d’une part, et la morale religieuse, d’autre part.

Mais compte tenu de ce que, à l’époque, la morale publique et les bonnes mœurs étaient considérées comme en tous points conformes à la morale religieuse, le problème, en 1857, se présentait de la même façon qu’il se présente de nos jours, à savoir : sous le seul angle de l’appréciation de la morale publique et des bonnes mœurs.

Il faut maintenant se demander ce qu’il faut entendre par outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, ou plus simplement, suivant une formule à la fois suffisamment large et précise, aux bonnes mœurs.

Sur la définition de la morale publique et des bonnes mœurs et sur le critérium qui permet de juger de la moralité ou de l’immoralité d’un acte ou d’un comportement, aucune difficulté.

Dans l’état de notre civilisation occidentale et jusqu’à présent, l’unanimité est pratiquement établie en ce sens que tout le monde s’accorde couramment à dire ce qui est moral et ce qui est immoral. La question qui se pose se ramène dès lors à celle de savoir en quoi consiste cet outrage aux bonnes mœurs que vise la loi, et plus spécialement, s’agissant de littérature, dans quelles conditions l’homme de Lettres peut se voir convaincu d’outrage aux bonnes mœurs.

Il faut poser, en principe, que doit être admis, sous peine de condamner un écrivain à la stérilité et à l’insignifiance la plus terne, qu’un ouvrage littéraire peut emprunter à la réalité les éléments de ses descriptions, évocations, images ou analyses.

Il faut, d’autre part, constater que la réalité offre souvent le spectacle de l’immoralité.

Un écrivain doit-il alors s’écarter du phénomène immoral ?

Je ne le pense pas.

Il ne doit, pas plus que le savant, le philosophe, le psychiatre, le médecin, l’éducateur, pas plus que l’artiste, le dessinateur, le peintre ou le sculpteur, faire abstraction de cet élément considérable de la réalité inhérent à la nature humaine.

L’écrivain peut-il, dans ces conditions, se livrer à cet emprunt à l’immoralité sans discernement, sans règle et sans limite ?

Je ne le pense pas davantage.

Et voici quelle doit être, à cet égard, à mon sens, la ligne de conduite à observer :

Comme pour le savant, le philosophe, le psychiatre, le médecin, l’éducateur, comme pour le dessinateur, le peintre, le sculpteur, la présentation de la chose immorale doit être accompagnée de toute la délicatesse possible et ne doit être inspirée que par un pur souci technique ou artistique.

Toute exaltation du vice doit être bannie, toute provocation sensuelle directe évitée et si quelque trouble en peut résulter, que ce ne soit pas par le fait de l’auteur de l’ouvrage dont la nocivité ne viendrait que de son exposition malencontreusement offerte à des esprits trop jeunes ou pervers.

Voilà, me semble-t-il, le plus sûr critérium qui doit servir pour apprécier si tel ou tel ouvrage comporte ou non un outrage aux bonnes mœurs.

Et c’est à la lumière de ce critérium que nous pouvons dire que le roman de Madame Bovary, pour si réaliste qu’il soit, ne contient aucun éloge de l’immoralité, aucune excitation directe des sens pour tout lecteur averti et équilibré.

L’excitation à la débauche, l’incitation au vice ! Certes pareille imputation dirigée contre Flaubert fait sourire quand on regarde les progrès faits depuis cent ans dans la littérature et le bain de boue dans lequel tant d’auteurs modernes plongent leurs lecteurs.

Que dirait M. l’Avocat Impérial Pinard s’il vivait de nos jours et si sa voix n’était pas complètement couverte par la vague envahissante de la pornographie contre laquelle il tenterait de s’élever ?

Je crois donc que nous pouvons dire en toute sérénité que Gustave Flaubert méritait bien l’acquittement prononcé par les juges de Paris en 1857.

Loin de moi la pensée d’entreprendre un plaidoyer. J’ai voulu me borner à dégager de l’évocation du fameux procès le fil conducteur qui doit nous servir pour asseoir nos jugements dans la complexité des questions que ce procès soulève.

Le plaidoyer, il a été fait de façon magistrale par Me Sénard, l’avocat de Flaubert, devant ses juges.

Vous allez maintenant entendre la parole d’un maître du Barreau, l’éminent Bâtonnier Macqueron. Dans sa voix, nous sentirons passer le souffle même qui animait le verbe éloquent de celui qui fut précisément le défenseur de l’illustre écrivain, le grand avocat Sénard.

M. le Bâtonnier Macqueron est le digne successeur de Me Sénard dans la noble profession qu’il exerce, et en même temps son descendant direct, son arrière-petit-fils, héritier des traditions reçues de lui.

Nous avons hâte de l’entendre.

Avant de lui donner la parole, qu’il me soit permis d’émettre une observation personnelle qui sera la conclusion à l’introduction que je devais à cette cérémonie.

Laissez-moi vous livrer un argument que j’aurais cru devoir insérer dans le jugement d’acquittement si, vivant à l’époque, j’avais eu l’honneur et la charge de m’en voir confier la rédaction.

Flaubert a fait dans son roman de Madame Bovary œuvre réaliste — c’est vrai — crûment réaliste parfois c’est vrai. Je vous ai dit qu’il n’a pas fait œuvre immorale parce qu’il n’a pas fait l’apologie de la faute ni provoqué à la perpétration de la faute. Je dis mieux : il a fait œuvre morale parce que, avec un art bien supérieur à celui de l’auteur qui, suivant une formule facile mais un peu usée, montre le châtiment du coupable. Après avoir décrit le crime, Flaubert a, en définitive, laissé dans la bouche de son lecteur ce goût de cendre qui suit l’absorption d’un nectar frelaté, il conduit son lecteur à une amertume, à ce dégoût profond qui suit la faute, à ce flétrissement de l’état trompeur de la volupté malsaine, et je vois là, très discrètement voilée mais combien pénétrante, l’incitation la plus habile et la plus efficace à ne pas tomber dans les égarements qu’il a dépeints.

Cette tristesse poignante que nous communique Flaubert à la fin de son roman n’est-elle pas la leçon suprême qui se dégage de tout l’ouvrage ?

Écoutez plutôt :

À côté du mari, debout près de la couche où expire Mme Bovary, l’épouse infidèle repentante prononce ces mots lourds de sens profond que Flaubert met dans sa bouche : « J’ai soif. — Oh j’ai bien soif ! Ce n’est rien ! Ouvre la fenêtre. J’étouffe » et après une affreuse nausée : « Ah c’est atroce mon Dieu ! » — Puis à côté de ce mari écroulé qui lui passe la main dans les cheveux, lentement, en un geste dont la douceur surcharge sa tristesse, à côté de son mari qui sent tout son être sombrer dans le désespoir à l’idée qu’il faut la perdre, quand au contraire elle avoue pour lui plus d’amour que jamais ; Flaubert nous montre Emma Bovary entrant en agonie en songeant qu’elle en a fini avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui l’avaient torturée, ne haïssant personne, sentant une confusion de crépuscule s’abattre sur sa pensée, s’élevant au-dessus de tous les bruits de la terre et n’entendant plus que l’intermittente lamentation de son pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une sympathie qui s’éloigne.

Premier Président Ricaud.