Madame Bovary et l’Angleterre

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 29

Chronique littéraire et artistique

Madame Bovary et l’Angleterre

 

French Section

Londres dernière

Jeudi 6 Juin 1957

Written : L. Bloncourt.

Typed : L. B.

La radio anglaise — The British Broadcasting Corporation — a produit, le jeudi 6 juin 1957, une émission de M. L. Bloncourt sur Madame Bovary et l’Angleterre.

La B. B. C. de Londres a bien voulu nous transmettre le texte de M. Bloncourt, que nous reproduisons avec plaisir, en adressant à ceux qui ont bien voulu nous aider (Miss Marjorie Glock, Mrs. L. Brand, Mrs. P. Couster et M. Bloncourt lui-même) l’expression bien sincère de notre gratitude.

C’est en 1857 que Madame Bovary parut pour la première fois. Ou plutôt, c’est en avril 1857 que l’éditeur Michel Lévy publia l’œuvre de Flaubert (dont il avait acheté pour 800 francs l’exclusivité pour cinq ans !), mais il y avait eu une publication pré-originale, comme on le sait, en 1856, dans la Revue de Paris.

Madame Bovary, dont mon propos n’est pas de retracer l’odyssée en France au moment de sa parution, eut une carrière assez mouvementée en Angleterre, pour que son centenaire soit l’occasion d’une étude des remous que le livre causa de ce côté-ci de la Manche et de l’influence qu’il eut sur la littérature anglaise.

Je voudrais d’ailleurs ici remarquer combien il est curieux de découvrir (en faisant quelques recherches sur un sujet donné) mille résonances inattendues, mille détails historiques et sociaux que l’on ne soupçonnait pas et qui finissent par s’ordonner autour du sujet principal en lui donnant un relief original.

La destinée de Madame Bovary en Angleterre ne peut être suivie si l’on ne rappelle brièvement le climat moral de la bourgeoisie britannique vers le milieu du 19e siècle. L’esprit puritain victorien tyrannisait alors la société et en particulier les artistes, qui ne pouvaient s’exprimer (sans s’attirer les foudres de la censure bien pensante) qu’en obéissant aux normes étroites imposées aux classes moyennes de l’Angleterre par la révolution sociale qui s’opérait.

C’est là, d’ailleurs, un aspect de l’époque que l’on oublie trop souvent : la Reine Victoria est représentée comme la grande prêtresse de ce puritanisme parfois forcené, mais, en réalité, l’esprit victorien existait bien avant elle ; elle ne fit que suivre le mouvement pour ainsi dire. G. M. Young, dans un ouvrage consacré à Tennyson, fait ressortir à-propos que les Allemands, dès 1805 (14 ans avant la naissance de la Reine Victoria) avaient inventé le mot « Englanderie » pour désigner l’espèce de camisole de force morale dans laquelle était serrée la société anglaise ! Et, en effet, cette soif de pureté était due, d’une part, au mouvement évangélique du 18° siècle, et d’autre part, à un geste de défense des classes bourgeoises et petite bourgeoise, devant l’émancipation rapide et alarmante des basses classes. La moralité, l’excès de moralité était une barrière entre le peuple et les « gens respectables ».

On imagine dès lors l’horreur causée par le réalisme et le naturalisme prôné et pratiqué par les écrivains français.

Certes, Flaubert ne fut pas l’objet unique, ni même le plus détesté, de l’exécration puritaine, mais il en eut sa part.

Venons-en donc à 1857, année de la publication originale de Madame Bovary. Cette année-là, précisément, certains magistrats anglais, véritables inquisiteurs de la morale publique, avaient lancé un mouvement dont le but était d’arriver à faire porter des tabliers aux statues !… Évidemment, le moment était mal choisi pour dépeindre aux anglais la décadence de la vertu provinciale. Dès la parution en France, la Saturday Review (une des nombreuses publications qui faisait la loi en matière artistique), la Saturday Review déclara : « Le caractère du personnage central est l’un des plus essentiellement dégoûtant qu’il nous ait jamais été donné de rencontrer ! »

« Quel plus grand crime pourrait commettre un auteur » — écrivait d’un autre côté le critique du Quartely — « que d’intéresser le lecteur à un personnage qui est moralement indigne ? »

Les années 1840 à 1860 se trouvèrent être en Angleterre parmi les plus sombres pour la littérature. Il est vrai que ce furent aussi celles où la pornographie la plus éhontée sévissait, faute de lois adéquates. Il avait donc fallu donner à la police certains pouvoirs qui, comme toujours, devaient conduire à des abus, Toutefois, Madame Bovary n’avait pas encore été traduit en anglais. La première édition publiée dans le Royaume Uni date de 1886 ; le chef-d’œuvre de Flaubert fut imprimé par un éditeur peu connu aujourd’hui, mais qui, pourtant, a l’immense mérite d’avoir été le premier à mettre à la disposition du public anglais les grands ouvrages de la littérature étrangère au 19e siècle.

Le nom de cet éditeur, qui a d’ailleurs laissé de pittoresques mémoires, est Vizetelly. Il s’était de bonne heure spécialisé dans la littérature française et avait fait traduire George Sand, Daudet, Mérimée, Balzac et, à présent, Flaubert et Zola.

Vizetelly ne fut pas inquiété tout de suite. Les conséquences de son audace se firent attendre. Mais le 31 octobre 1888, il fut arrêté et traîné devant le tribunal. L’accusation se donna libre cours. Vizetelly était stigmatisé pour avoir publié particulièrement Madame Bovary et La Terre. « Je ne crois pas, s’écria l’avocat général, qu’il se soit jamais trouvé rassemblé entre la couverture d’un livre autant d’obscénité bestiale que dans les ouvrages en question ». Pour bien prouver sa thèse, l’avocat général se mit à lire quelques passages, mais un des membres du jury protesta aussitôt et s’opposa à ce que cette littérature immorale et subversive soit lue publiquement au tribunal. Il est difficile de se faire une idée de l’héroïsme d’un éditeur comme Vizetelly ; sa lutte pour le droit des éditeurs et des auteurs à donner au public autre chose que des ouvrages dignes de l’école est rien moins qu’héroïque. Il composa un mémoire qu’il soumit au tribunal, prouvant que si l’on condamnait les œuvres de Zola et de Flaubert, il faudrait logiquement faire disparaître aussi les plus célèbres chefs-d’œuvre de la littérature anglaise. « En ce qui concerne Madame Bovary, dit l’éditeur, il y a près de deux ans que la traduction circule librement en Angleterre. Est-il donc dorénavant impossible de décrire la vie sous son jour authentique dans des œuvres de fiction littéraire, parce qu’en soulevant le voile, on fait apparaître un état de chose qu’il ne convient à des fillettes de quinze ans de contempler ? » Mais les censeurs n’allaient pas se laisser toucher par des arguments aussi valables, Madame Bovary fut condamnée à être retirée de la circulation. Vizetelly, l’année d’après, reprenait la publication des contemporains français et, cette fois, malgré son grand âge (69 ans), il dut subir trois mois de prison… Sa santé ne s’en remit pas ; il mourut en 1894, comme nous l’avons dit. Il est presque complètement oublié aujourd’hui.

Il est certain que sans l’étonnante ténacité de l’éditeur londonien, Flaubert n’eût pas été si tôt connu en Angleterre et Madame Bovary ne serait pas devenue le bréviaire de toute une génération littéraire, parmi laquelle il faut mettre au premier rang George Moore, Aubrey Beardlsey, Walter Pater et Henry James.

Walter Pater, dès 1860, avant la traduction officielle de Vezetelly, s’était attelé à la tâche de traduire chaque jour une page de Madame Bovary pour apprendre d’un maître le choix irremplaçable des mots. Et c’est à travers la même admiration pour le livre de Flaubert que Pater et George Moore bâtirent leur amitié. Moore trouvait pour la première fois en l’auteur de « Marius l’Épicurien » un compatriote pour qui la forme était aussi importante que les idées et qui prenait (à l’exemple de Flaubert) un soin infini pour composer ses phrases.

Quant à George Moore, Flaubert (qu’il avait d’ailleurs un peu connu à Paris) devint son idole. Il est l’auteur anglais qui a le plus subi l’influence de son maître français et son œuvre fourmille de ressemblances tellement étranges qu’on est parfois amené à se demander si elles sont totalement inconscientes. Jusqu’à l’emploi très particulier que fit Flaubert des parfums et des couleurs, se retrouve comme un décalque dans l’œuvre de George Moore. Prenons quelques exemples frappants de ce parallèle : Moore, dans son livre A Modern Lover, fait le portrait suivant : « La bouche était grande, sensuelle, le nez très petit et bien formé, mais les narines étaient proéminentes comme celles d’une négresse ».

Écoutez à présent Flaubert : « Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune… Il la supposait d’origine andalouse ou créole, peut-être ». Ou encore, chez George Moore, ce passage : « Elle cueillit une rose et en écrasa les douces feuilles sur ses lèvres, puis la lui donna afin qu’il fût lui aussi imbibé de son parfum »… Et chez Flaubert : « Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres et la lui tendit à becqueter ».

Même dans les gestes et dans les attitudes des personnages, George Moore répète (sans le savoir peut-être) les images de son maître Flaubert. Ne croirait-on pas retrouver dans les deux textes suivants une adaptation simplement un peu libre :

« Il prétendait se livrer à une inspection minutieuse irritante d’une pile de gravures anciennes, les élevant chacune à son tour contre la lumière, puis la rejetant dans le tas », et : « Il mania les spécimens étalés, prétendait en discuter la forme et la couleur, et Frédéric se sentait irrité de son air de méditation ».

Moore, qui avait « découvert » Madame Bovary, se fit en Angleterre le théoricien de l’adultère comme élément artistique du littérateur.

Ainsi, objet de scandale et d’anathème pour la société victorienne,

Madame Bovary devait devenir une des sources de l’inspiration littéraire, et Henry James, dans la préface qu’il écrivit pour une nouvelle édition de Madame Bovary au début du siècle, donna un verdict définitif en disant : « Que Madame Bovary ait été, il y a si peu de temps, la cause de la réprobation des esprits supérieurs, est une démonstration de l’inconscience de ces esprits supérieurs. Car, que les esprits supérieurs — c’est-à-dire gouvernemental, officiel, légal — n’aient pas su reconnaître une œuvre à sa valeur, passe encore ; mais qu’ils aient été assez aveugles pour céder à la haine aveugle et pour livrer à la postérité la démonstration de leur ignorance, voilà ce qui dépasse l’imagination, ce qui n’est plus digne que d’une profonde pitié ».

L. Bloncourt.