Les Tableaux de Joseph Court

Les Amis de Flaubert – Année 1957 – Bulletin n° 11 – Page 36

 

En marge de Madame Bovary

Les Tableaux de Joseph Court

http ://flaubert.univ-rouen.fr/derives/mb_court.php

Depuis longtemps et surtout à l’occasion du centenaire de la parution de Madame Bovary (1857-1957), les critiques et exégètes, n’ayant point sous la main le portrait de Delphine Delamare, dont on affirme qu’elle fut le prototype d’Emma Bovary et dont on ne sait d’ailleurs pas si elle fut brune ou blonde, se servent de deux portraits du peintre rouennais Joseph Court (1797-1865), intitulés, l’un : La Vénitienne au Bal masqué ; l’autre : Rigolette au travail, tous deux actuellement déposés au Musée de Peinture de Rouen (salle numéro 20) et affirment qu’il s’agit bien là de la célèbre héroïne de Gustave Flaubert.

Sous des signatures illustres et dans des présentations impeccables (1), le rapprochement est fait et l’on se trouve bon gré mal gré, de par la volonté des sourciers et des éditeurs, en présence… d’une des plus curieuses mystifications littéraires qu’on puisse enregistrer.

Notre Société a protesté à plusieurs reprises contre cette façon (on peut le dire puisqu’il s’agit de clichés)… d’opérer (2), mais les légendes sont tenaces et les critiques littéraires pas toujours bienveillants (on serait presque tenté d’écrire : honnêtes) devant, cependant, la mémoire d’un illustre écrivain et la gloire d’une œuvre immortelle.

Qu’il nous soit permis d’écrire, à ce sujet, la courte chronique que voici :

 

En ce qui concerne Joseph Court.

Joseph-Désiré Court naquit à Rouen, le 2 septembre 1797. Son père exerçait à Rouen, place Beauvoisine, la profession de coiffeur (le magasin existe toujours). Sa mère descendait du célèbre peintre Rigaud, l’illustre portraitiste des Rois de France. L’enfant fit ses études à Rouen, puis s’adonna définitivement à la peinture. Il se rendit à Paris… à pied, arriva dans la capitale le jour où les alliés (juin 1814) y faisaient également leur entrée et fut admis à l’atelier de Gros. Il y fit de tels progrès que celui-ci n’hésita pas à écrire au Maire de Rouen : « Ce jeune homme fera honneur à son pays ».

Joseph Court, doué d’autant de talent que d’énergie, remporta le Grand Prix de Rome, le 6 octobre 1821, avec le sujet suivant : Samson livré aux Philistins et séjourna dans la ville éternelle. Il revint à Paris en 1827 et rapporta la Mort de César, qui connut les honneurs du Salon de 1827, toile actuellement déposée au Luxembourg. Il composa alors une autre toile célèbre : La Scène du Déluge, actuellement au Musée de Lyon.

Mais revenant d’Italie, Joseph Court n’y rapportait point que des tableaux et des esquives. Il y avait fait la connaissance d’une jeune italienne, prénommée semble-t-il simplement Maria, qui devint son modèle et resta la compagne de sa vie.

Joseph Court, aussi bien à Paris qu’à Rouen, connut alors une très grande célébrité. Il fut le peintre des grands de l’époque : Empereurs, Rois, Princes, juristes, financiers et hommes d’État. Ses toiles — sans jamais peut-être connaître l’engouement des foules, car il était resté très classique dans le sillage des David et des Gros — avaient facilement preneurs.

L’intérieur de l’Hôtel de Ville de Paris fut décoré par ses soins. Enfin, à Rouen, lié d’amitié avec la famille Flaubert, il fit le portrait de plusieurs membres de la famille, notamment celui de Juliette Flaubert, fille du chirurgien Achille Flaubert et nièce, par conséquent, de Gustave, charmant tableau qui se trouve dans la chambre natale du romancier, Musée Flaubert de l’Hôtel-Dieu de Rouen.

Court n’oublia jamais, bien au contraire, sa patrie d’origine. Il dota le Musée de Rouen de deux toiles célèbres : Boissy d’Anglas présidant la Convention le 1er prairial an III et Réception de Pierre Corneille à l’Académie de Rouen.  

Au décès d’Hippolyte Bellangé, alors Conservateur du Musée des Beaux-Arts de Rouen, Joseph Court fut nommé à ce poste par arrêté préfectoral du 11 mai 1853 et entra en fonctions le 1er juillet 1853. Il continua à exercer sa profession de peintre — les Conservateurs de l’époque ne touchaient qu’une indemnité de fonctions — et sa production ne se ralentit pas. À son décès, le catalogue de ses tableaux et études inachevées, encore en sa possession, se monte à 320 numéros. On peut affirmer qu’il en avait fait plus du double.

En octobre 1864, alors qu’il venait au Musée de Rouen, comme chaque matin, pour y peindre dès six heures, il prit froid et son état s’aggrava rapidement. Il regagna en hâte Paris pour y décéder le 22 janvier 1865.

L’inhumation eut lieu à Rouen et la ville, qui oublia totalement Flaubert, en 1880, lui fit de magnifiques funérailles. Un tombeau en mausolée lui fut élevé au Cimetière Monumental et son nom fut donné à une rue d’un des hauts quartiers de la ville.

En ce qui concerne les tableaux de Joseph Court

Comme nous l’avons dit ci-dessus, ces deux tableaux sont actuellement déposés au Musée des Beaux-Arts de Rouen, salle 20, et en vis-à-vis.

L’un est intitulé La Vénitienne au Bal masqué. C’est une toile de 0m 93  x 0m 74, qui porte, à droite et vers le bas, la signature : « Court, 1837 ». Cette toile a été exposée à l’Exposition de Rouen, en 1837, sous le numéro 131, puis au Salon de Paris, en 1838, sous le numéro 355. C’est le portrait d’une jeune italienne brune, au teint mat, aux grands yeux noirs, aux cheveux en bandeau, coiffée d’un feutre gris avec une grande plume d’autruche blanche. Elle tient son masque à la main et sa robe de soie l’enveloppe avec infiniment de grâce.

Cette toile est entrée au Musée de Rouen, à la suite du legs de Mme Martin, née Leudet, et en 1886.

L’autre est intitulée Rigolette à son travail. C’est une toile de 1m 12 X 0m 80, qui porte, à gauche et vers le bas, la signature : « Court, 1844 ». Cette toile a été exposée au Salon de Paris en 1844 sous le numéro 416, et à l’Exposition Court, à Paris, en 1859 sous le numéro 43 ; elle représente la même jeune femme, d’un type italien indéniable, que celle de la toile précédente : La Vénitienne au Bal masqué qui, assise auprès d’une table adossée à une fenêtre ouverte et en train de coudre, lève ses yeux vers une cage ou pépient des oiseaux. La jeune femme a la tête sertie d’un bandeau brun, noué au menton. Contrairement à la toile précédente, celle-ci n’est jamais sortie du patrimoine de Joseph Court, car elle figure à l’inventaire après son décès (Me Ch. Pillet, notaire à Paris, 23-28 février 1866) et au Catalogue de la vente après son décès, sous le numéro 37, et sous la rubrique de : Rigolette à son travailLes Mystères de Paris — ce qui laisse ou laisserait supposer, ou que la toile a été faite en corrélation avec la parution du célèbre roman d’Eugène Sue, paru effectivement en 1843, ou que cette toile a ou aurait servi à illustrer par la suite une des nombreuses éditions (il y en a eu 47) du roman Les Mystères de Paris.

On sait, en effet, que l’un des chapitres des Mystères de Paris est consacré aux amours de Rigolette, la jeune ouvrière, et de Germain ; que ce dernier est mis en prison et que la pauvre Rigolette attend patiemment le retour de son jeune amant. Il est même ajouté parfois, en sous-titre à ce tableau : Rigolette cherchant à se distraire pendant l’absence de Germain, mais nous n’avons pu exactement savoir l’origine et les raisons de ce sous-titre, les éditions d’Eugène Sue que nous avons eues entre les mains ne contenant aucun tableau ou reproduction du tableau de Joseph Court.

Le même modèle qui a servi aux deux toiles (il y en a d’ailleurs d’autres du même genre, notamment Rigolette donnant à manger à ses oiseaux) est, de manière irréfutable, Mme Joseph Court elle-même, la petite Maria rencontrée à Rome en 1821 et alors âgée de 15 ans. On y retrouve le même visage, les mêmes grands yeux noirs, les mêmes cheveux en bandeau et surtout le même menton pointu, qui furent les apanages de Mme Court et que décèle, à ne point douter, une photographie, d’une époque il est vrai postérieure à 1844, que la famille Court conserve précieusement et qui nous fut communiquée.

Mme Joseph Court est décédée le 2 mars 1883, sans enfant, mais laissant une nièce, Mme Duval, née Frédéric Court (ce dernier, frère de Joseph Court et lui-même coiffeur à Rouen, ayant succédé à son père place Beauvoisine), ladite dame Duval-Court décédée récemment (juillet 1954), laissant deux enfants, un fils et une fille.

Mme Duval, née Court, répétait volontiers à ceux qui l’interrogeaient sur sa tante Maria : « C’est ma tante qui a posé pour les deux tableaux de Rouen ». Une telle affirmation corroborée par une documentation, dont nous avons cru devoir donner l’essentiel, devrait enfin permettre de faire un sort enfin libératoire à cette légende malencontreuse qui veut que Joseph Court ait reproduit Delphine Delamare, née Couturier, dans les traits de cette charmante italienne rencontrée à Rome et ayant vécu aux côtés de l’illustre peintre rouennais.

Peut-être pourra-t-on objecter qu’après tout, Gustave Flaubert, qui, tel Molière, prenait parfois son bien où il le trouvait et qui connaissait, rappelons-le, Joseph Court et sa famille (il y a eu des lettres entre eux qui malheureusement n’ont pas été conservées), pouvait parfaitement se servir du joli modèle pour son roman et pour évoquer la sensuelle et légère Emma Bovary, puisque les tableaux sont de 1837 et de 1844, donc avant que Madame Bovary ne fût même commencée. Mais, alors, que devient la parité (elle aussi presque sacramentelle) Emma Bovary = Delphine Delamare, à laquelle d’ailleurs, soit dit en passant, beaucoup de flaubertistes ne tiennent plus guère… ?

On peut d’ailleurs, en réponse, faire observer qu’en prenant, dès 1851, date du début de la Bovary, comme modèle de la volage Emma, la compagne de Joseph Court, Gustave Flaubert eut commis là une indélicatesse qui lui aurait été plus que reprochée. Il n’est guère possible d’envisager cette hypothèse.

En conclusion, on peut écrire que de près et de loin, il n’y a aucun rapport entre les deux tableaux et le portait d’Emma Bovary. D’où vient Emma ? On continuera peut-être à en discuter longtemps…

Puisse cette courte chronique mettre un terme à une suite d’équivoques dont notre Société ne déplorera jamais assez le côté peu artistique et peu louable. L’histoire, même littéraire, est une science, et l’hommage à rendre à une grande œuvre et à un nom illustre doit comporter, même si ce travail est quelquefois pénible, la recherche d’une absolue vérité aussi bien dans les sources que dans les conclusions.

Jacques Toutain-Revel

Président des Amis de Flaubert.

NOTE : Nous devons la plupart de ces précieux renseignements à M. René Sénilh, le trésorier de notre Association, qui, lié à la famille Court-Duval, est demeuré en possession de presque tous les documents concernant cette famille.

Nous le remercions d’avoir bien voulu nous communiquer ces textes.

(1) Voir notamment : Documents Iconographiques (éditions 1944 et 1948), Paris-Match du samedi 3 novembre 1956, Historia du n° 125, avril 1957, et bien d’autres…

(2) Voir le dernier Bulletin n° 10 des Amis de Flaubert.