La première Éducation Sentimentale de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 3

 

La première Éducation Sentimentale de Flaubert

Extrait d’une thèse anglaise de Ph. D., sur l’œuvre entière de Flaubert, présentée à l’université de Londres, en octobre 1956, par Miss J.-D. Barron, Assistant Lecturer, Department of French, King’s College, University of London, et ayant pour titre : Gustave Flaubert in quest of the absolute.

I

Flaubert a commencé la première Éducation Sentimentale à Paris, en février 1843. Il était, à ce moment-là, étudiant en droit, et allait bientôt se présenter aux examens de 2e année.

En fait, nous n’entendons plus parler du roman jusqu’au mois de mai 1844. Mais alors, ce n’est plus un jeune étudiant révolté, fumant 30 pipes par jour et usant avec excès du café noir, que nous avons devant nous, c’est un malade à qui toute carrière normale est désormais interdite.

La « maladie de nerfs » de Flaubert est chose trop connue pour que nous y insistions. Quelle que fût son origine, on sait que Flaubert faillit y perdre, sinon la vie, du moins la raison ; depuis sa première « grande crise », en janvier 1844, jusque vers l’automne de cette même année, il eut à lutter contre des hallucinations épouvantables dont il devait souffrir, avec moins de fréquence, pendant plusieurs années. Si nous mentionnons cette maladie, c’est parce qu’il nous semble impossible de saisir pleinement la portée de la première Éducation Sentimentale sans en tenir compte. Ce roman est à la fois expression du drame que Flaubert venait de vivre et effort pour se rendre compte à lui-même de sa situation nouvelle. Sa maladie marque une coupure dans sa vie : coupure heureuse, puisqu’elle l’oblige à abandonner les études de droit — « Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie » (1). Mais il ne s’agit pas seulement d’une coupure pour ainsi dire extérieure. Cette période dans la vie de Flaubert marque le début d’une transformation intérieure, psychologique, dont il s’est bien rendu compte lui-même. « J’ai eu deux existences bien distinctes », a-t-il affirmé peut-être avec quelque exagération, « des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde : tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts et de sensations multiples, a fini à 22 ans (2). À cette époque, j’ai fait de grands progrès d’un coup et autre chose est venu » (3).

C’est à cette lumière — et à cette lumière seulement — que nous pouvons comprendre toute la signification de l’Éducation Sentimentale.

Rappelons que le roman s’ouvre sur la description d’un bachelier ès-lettres plutôt démoralisé, récemment Installé dans la capitale pour étudier le droit ; ses premières expériences et ses premières impressions sont nettement celles de l’auteur lui-même qui, quelques mois auparavant, avait été lui aussi un « nouveau ».

La première intention de Flaubert avait été de faire un roman sur ce seul personnage, Henry. Mais au bout de quelques pages, nous en voyons apparaître un second, Jules, ami moins heureux resté en province. Dans une lettre à Louise Colet, quelques années plus tard, Flaubert explique que « la nécessité d’un repoussoir » lui avait donné tout d’abord cette idée. Nous avons cependant quelques raisons de douter que Jules ait été mis là simplement par souci esthétique de contraste. Car Jules incarne, de façon bien significative, tous les traits de caractère de Flaubert qu’il ne pouvait exprimer dans le portrait de l’étudiant en droit, Henry. À la lecture, nous nous rendons bien vite compte qu’Henry représente Flaubert tel qu’il voudrait être, plutôt que Flaubert tel qu’il est. Nous le voyons devenir peu à peu un Parisien expérimenté, le héros d’aventures sentimentales dont l’objet et la récompense est une seconde Élisa Schlésinger (c’est précisément à cette époque que Flaubert avait repris contact avec les Schlésinger à Paris), et nous comprenons qu’il y a là de la part de Flaubert un effort, peut-être inconscient, pour se convaincre que tout n’est pas perdu, parce qu’on a embrassé une carrière juridique et renoncé à ses aspirations littéraires. Ajoutons cependant que jusqu’au moment de repasser ses examens de 1ère année, Henry semble oublier l’existence de la Faculté de Droit. Il s’agit nettement d’un bonheur malgré la carrière juridique, non à cause d’elle.

Jules, d’autre part, avec ses rêves d’Art et d’Amour, ses illusions et son idéal, son éternelle insatisfaction et son désespoir mortel, représente le garçon que Flaubert essaie d’oublier.

Mais il n’est pas facile de se défaire du vieil homme, moins encore de revêtir le nouveau ; et voilà la vraie raison pour laquelle Flaubert, en décrivant ses deux personnages, passe de façon déconcertante de la sympathie à l’ironie, de l’approbation à la critique. Cependant, au fur et à mesure que l’histoire avance, il semble que la première attitude de l’écrivain vis-à-vis de ses héros se modifie de plus en plus et que, même avant sa maladie, l’intérêt porté par Flaubert à l’étudiant en droit ait commencé à décroître, presque malgré lui.

Lorsque, convalescent, il reprend le roman, il n’y a évidemment plus besoin de défendre Henry, ni même de lui faire une place ; il disparaît donc pendant plusieurs chapitres. C’est Jules, le jeune artiste, au seuil de sa carrière, qui joue maintenant le premier rôle, et l’intérêt de Flaubert se porte presqu’exclusivement sur les problèmes psychologiques intellectuels et esthétiques qu’il affronte dans la vie réelle. Nulle part, le processus de cette réadaptation qui s’était imposée à lui à cette époque n’est décrit avec plus de précision que dans ces derniers chapitres, dont on peut dire qu’ils exposent une « Weltanschauung » toute nouvelle chez le jeune Flaubert.

Si, maintenant, nous regardons de plus près l’histoire de Jules et d’Henry nous allons les voir s’opposer l’un à l’autre, non seulement par leurs situations, mais aussi dans leur conduite et leur personnalité qui se révèlent bientôt fort différentes.

Nous voyons Jules seulement à travers les lettres qu’il écrit à son ami. La première aurait très bien pu se trouver dans la correspondance de Flaubert adolescent. Elle évoque les projets d’avenir que les deux amis avaient autrefois formés ensemble, leur rêve de s’occuper exclusivement « d’art, d’histoire, de littérature », les ambitions de Jules d’écrire des pièces qui remporteraient un succès éclatant. Mais l’étudiant en droit, installé à Paris, Flaubert-Henry, accueille ces réminiscences avec le mépris qu’elles méritent : « Henry était encore dans son lit quand il lut cette lettre ; les illusions qu’elle retraçait lui parurent si vieilles, qu’elles ne le touchèrent point, et les misères dont son ami se lamentait si puériles, qu’il ne le plaignit pas ».

A-t-il réellement changé à ce point ? Est-ce là, comme il semblerait, le désaveu définitif des ambitions littéraires qu’il tourne en dérision et traite de « maladie de Province » ? La réponse est donnée quelques pages plus bas dans une volte-face caractéristique de cette partie du roman. Avec toute l’ardeur de ses remords, Flaubert défend le passé qu’il vient juste de tourner en dérision. « Non » — écrit Jules à Henry — « il me semble que l’univers n’a jamais été pour d’autres aussi vaste et aussi sonore que pour nous deux. Nous causions de tout, nous aimions tout… Pourquoi l’homme de 20 ans se rallierait-il de celui de 15, comme, plus tard, celui-ci sera nié à son tour et bafoué par l’homme de 40 ? À chaque âge de la vie, pourquoi maudire son passé ? Pourquoi le méconnaître et l’outrager ? À quoi bon rougir de nos anciennes amours ? »

Mais il nous faut arriver au vrai sujet du récit : comme le titre le suggère, c’est surtout à travers leurs aventures sentimentales que les deux jeunes gens nous sont décrits. Voici qu’Henry tombe follement amoureux de la femme de son professeur, Mme Renaud. Sa sombre beauté méridionale et son air de maturité la font beaucoup ressembler à Maria des Mémoires d’un Fou, qui n’est autre, nous le savons, qu’Élisa Schlésinger. Au moment de venir faire ses études à Paris, Flaubert avait renoué avec le ménage Schlésinger qu’il voyait régulièrement. Il est clair que l’héroïne des premières pages du roman est une évocation d’Élisa… non pas tant comme elle était, mais comme Flaubert aurait souhaité la trouver. Nous aurons l’occasion, plus loin, de revenir sur cette question.

Jules aussi tombe amoureux. Sa prochaine lettre raconte l’arrivée d’une troupe d’acteurs, parmi lesquels figure, dans l’inévitable rôle d’Adèle Hervey, Lucinde, beauté pâle et éthérée. Qui plus est, « on va jouer mon drame, mon Chevalier de Calatrava ».

Flaubert, en la personne d’Henry, pouvait se permettre d’être au-dessus d’ambitions littéraires qui n’étaient que de vagues rêves (bien que non sans remords, comme nous l’avons vu). Mais tolérer que son étudiant en droit manifeste une complète indifférence à ce moment-là serait impardonnable. Henry donc « ne demanda pas mieux que de participer à toutes les joies exposées dans la lettre de son ami. Comme il était jeune et encore facile à l’émotion, je dois avouer qu’il les comprit et qu’il s’associa à son enthousiasme »…

Mais le Chevalier de Calatrava reste dans la poche de son auteur malgré les visites assidues de ce dernier à Bernard, le chef de la troupe. Jules médite sur l’humiliation d’être obligé à tant de flatteries, « lui si fier et si noble ! ». Flaubert ne peut encore s’empêcher d’être ironique aux dépens du jeune auteur, mais c’est tout de même avec une sympathie non déguisée qu’il décrit la résistance de Jules au feu roulant des préjugés familiaux.

Le dramaturge en herbe n’est pas plus heureux de ses aventures sentimentales, car s’il adore Lucinde, c’est de loin. L’a-t-il réellement aimée, se demande Flaubert, ou bien n’était-ce pas plutôt une de ces passions imaginaires et idéalisées comme on connaît seulement la jeunesse ? Après tout, Jules n’était encore qu’un adolescent « aimant à aimer, voulant rêver de beaux rêves, facile à l’enthousiasme, admirant ce qu’on admire et plus encore… Nature nerveuse et féminine, son cœur se déchirait à tout, s’accrochait à tout… Sa vie, jusqu’à présent, avait été une vie plate et uniforme, resserrée dans des limites précisés, et il se croyait né pour quelque large existence, toute remplie d’aventure et de hasards imprévus »…

C’est là une analyse remarquablement pénétrante du propre tempérament d’adolescent de Flaubert, et elle se termine par un passage plus significatif encore : « Ce qui le rendait à plaindre », remarque l’auteur, « c’est qu’il ne savait pas bien distinguer ce qui est de ce qui devrait être ; il souffrait toujours de quelque chose qui lui manquait, il attendait sans cesse je ne sais quoi qui n’arrivait jamais ».

Voici le fond du problème tel que Flaubert commence à le voir. Pour être heureux, il faut savoir composer avec la réalité : voilà le secret du bonheur et du succès. Henry, qui représente l’auteur tel qu’il voudrait, montré une souplesse admirable. Au bout d’une semaine à Paris, il a compris qu’il n’y a pas de place dans le monde qui l’entoure pour les illusions de son adolescence. Quand il retourne dans sa province pour les vacances de Pâques, le changement est déjà visible. Il est « plus au fait de la vie » ; s’il a encore ses rêves d’avenir, ils sont moins précis que ceux de Jules, si bien qu’il a moins de chance d’être déçu. Bien qu’il ait renoncé à des ambitions artistiques irréalisables, il garde un vague intérêt pour la littérature, mais il a lu les revues et se trouve ainsi « moins passionné pour les grands poètes et plus indifférent pour les mauvais ». Jules, le jeune provincial, remarque tout cela avec un étonnement peiné et quelque ressentiment, ce qui pourrait suggérer que Flaubert lui-même n’est pas sans inquiétude. L’adaptation désirée peut ressembler beaucoup à une trahison. Bien que — pour justifier sa propre situation — Flaubert doive faire de son étudiant en droit un héros, Henry est déjà condamné, car il est entré dans la voie des compromis sur laquelle il rejoindra une foule d’autres personnages… les bourgeois (4).

Jules, par contre, est totalement incapable de s’adapter. Il ne se réconcilie pas avec la vie telle qu’elle se présente à lui ; « exagéré… entêté… absurde », il cherche l’évasion par le rêve. Mais parce que c’est un personnage dans lequel l’auteur a peint toutes ses faiblesses (et ce qu’il n’ose pas encore reconnaître comme le germe de sa grandeur), il représente bien plus qu’Henry le vrai Flaubert de cette époque et le Flaubert à qui l’on prête cette remarque dans les années ultérieures : « Madame Bovary, c’est moi ». Jules, en effet, est la première de ces victimes d’un bonheur illusoire, le premier de ces personnages comme Madame Bovary, Salammbô, Frédéric, dont chacun « souffrait toujours de quelque chose qui lui manquait… attendait sans cesse je ne sais quoi qui n’arrivait jamais ». Le Bovarysme existait bien avant Madame Bovary.

Jetons un instant un coup d’œil sur la seconde partie du roman ; nous y verrons un Jules transformé : le raté, qui s’était bercé d’illusions, devient un idéaliste héroïque, « continu avec lui-même et suivant une ligne droite… en désaccord avec le monde et avec son cœur », une préfiguration de ces autres personnages dont la route fut toute droite et qui sacrifièrent tout au service de « quelque chose de plus élevé que le bonheur » (5) — Saint Antoine, Saint Julien, Madame Arnoux, Félicité, sans oublier Flaubert lui-même.

Les trois modèles qui seront à la base de tous les caractères de Flaubert à l’avenir sont ainsi contenus dans ce premier roman écrit par un jeune homme d’un peu plus de 20 ans. Henry, c’est le bourgeois méprisé ; Jules, l’amoureux de Lucinde, c’est le raté, la victime d’un idéal illusoire ; Jules, l’artiste, l’idéaliste, c’est le héros.

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Revenons maintenant aux derniers chapitres écrits avant la coupure provoquée par la maladie de l’auteur. Nous nous attendons inévitablement à, voir la fortune d’Henry prendre son essor, tandis que le bonheur de Jules ne dure pas plus qu’un rêve. Quand Bernard et sa troupe partent précipitamment, ne laissant à leur jeune et crédule ami que leurs notes à payer, ses rêves sont brisés d’un coup et son désespoir est complet. Il avait fait de Lucinde une idole, il l’avait mise au-dessus de « toute la matérialité de la vie… au septième ciel, sur des nuages à franges d’or » ; il avait centré sur elle tous ses espoirs et tous ses projets. Et qu’est-elle maintenant ? « Le souvenir d’une illusion, le regret d’un rêve… Je n’ai plus ni espérance, ni projet, ni force, ni volonté… » (6).

Le désespoir de Jules, comme celui de Flaubert, s’étend jusqu’à son art : de même que Flaubert, sous le pseudonyme de Jasmin, avait condamné Smarh, Jules, dans une lettre à Henry, condamne son drame.

… »J’ai relu mon drame et j’ai eu pitié de l’homme qui l’avait fait ; cela est faux et niais, nul et emphatique, qu’importe l’art, après tout ? ».

Et il continue jusqu’à ces lignes qui sont l’écho d’un cri familier :

« La vie est bonne pour ceux qui ont une passion à satisfaire, un but à atteindre, mais moi, quelle passion veux-tu que j’aie ? …Quel but puis-je viser ?… Tout cela est une absurdité horrible »…

Pas pour Henry ; « plus dans le vrai et moins soumis au subjectif », il a accepté Madame Renaud (maintenant plus familièrement Madame Émilie) comme elle est, avec toutes ses lubies, tous ses caprices, avec ses amis, sa famille, et il n’a pas été déçu. Elle est devenue sa maîtresse. Deux chapitres consacrés au bonheur des amants nous mènent jusqu’à la fin du chapitre XIX — au point où le roman fut abandonné pour un temps, laissant Jules à son désespoir, Henry et Madame Émilie à leur mutuelle félicité.

Même si la maladie de Flaubert n’était pas venue déplacer l’intérêt du roman qui passe maintenant de l’étudiant au futur artiste, on peut penser que le rôle prédominant serait revenu à Jules, avec qui l’auteur a eu tendance, dès le début, à s’identifier, dans une mesure de plus en plus évidente. L’attitude de Flaubert envers Henry, devenu l’amant heureux de Madame Émilie, est de ce point de vue intéressante. En un sens, il méprise leur bonheur et affirme que cela ne pourra pas durer. Le bonheur n’est pas fait pour durer, parce qu’il n’est jamais à la mesure des aspirations de l’homme. Cependant, Flaubert participe au triomphe sentimental de son étudiant en droit tout autant qu’il partagea le bonheur de Jules quand celui-ci s’attendait à un succès théâtral.

Une conversation qui a lieu à la fin du chapitre XX, juste avant que le roman ne s’interrompe, nous aide peut-être à pénétrer la véritable attitude de Flaubert. Henry revient un soir à la maison en compagnie de Morel, cynique endurci. Henry parle :

« Non… non, vous ne savez pas ce que c’est que d’être aimé par une femme qu’on aime ; quand vous aurez passé par là, vous saurez alors ce qu’on entend par le mot bonheur. Je ne vous parle pas des voluptés matérielles, celles-ci ne sont rien, mais cette intimité complète — cette ardente sympathie, qui vous remplit le cœur et vous grandit si bien qu’on n’a plus ni haine, ni désir ».

  1. « Il est vrai que je n’ai jamais connu cela », dit Morel…

Et il lui serra la main, hésitant à le quitter.

— « Adieu, heureux homme ! »

— « Vous m’appelez heureux ? »

— « Oui », reprit l’homme mûr au jeune homme. « Tenez, je vous envie, je voudrais être à votre place ; adieu », ajouta-t-il tristement, « adieu ».

N’est-ce pas Flaubert ici que parle par la bouche de Morel ?

Encore une fois, Henry joue le rôle que Flaubert voudrait jouer. Au moment où il écrivait ceci, il était, comme nous l’avons vu, en bons termes avec Maurice Schlésinger et il avait mainte occasion de voir sa femme. Si elle ne s’était pas rendu compte de ses sentiments cinq ou six ans auparavant, à Trouville, elle pouvait difficilement les ignorer maintenant. Il est même probable que Flaubert avoua ouvertement son amour. La seconde Éducation Sentimentale donnerait à croire qu’il en fut ainsi.

Nous ne pouvons savoir les termes exacts de sa réponse, mais tout suggère qu’elle lui fit nettement comprendre l’impossibilité d’autre chose qu’une amitié platonique (7). Peut-être l’explication a-t-elle déjà eu lieu au moment où Flaubert écrit ces lignes et où il fait dire à Morel : « Je voudrais être à votre place » — être l’amant heureux. Quoi qu’il en soit, ne semble-t-il pas que Flaubert commence à être las de se nourrir d’illusions ? Il sent bien qu’il ne partagera jamais le sort d’Henry.

II

Le roman tel que nous l’avons vu jusqu’ici, est simplement un effort, souvent conscient, du jeune Flaubert, pour se rendre compte à lui-même de ce qu’il est, encore plus de ce qu’il doit être, de ce qu’il peut être. Comme tout adolescent (et il est encore adolescent malgré ses 22 ans), il va vers une nouvelle compréhension de lui-même, vers une attitude « moins soumise au subjectif », pour emprunter ses propres termes. Mais voici maintenant que grâce à la maladie, ce qui n’a été jusqu’alors que l’évolution normale de l’adolescent, devient une transformation vitalement nécessaire. Flaubert avait peint en Jules ses défauts, avec ironie et quelquefois avec mépris. Maintenant, il ne s’agit plus seulement de voir et de reconnaître ses faiblesses ; il s’agit de lutter contre elles et de les vaincre ; il ne guérira qu’à cette condition.

Au lieu de chercher à s’évader de la réalité, il faut qu’il s’y accroche avec toute la force de sa volonté et de sa raison. Au lieu de chercher par tous les moyens à stimuler son imagination qui se déchaîne dans un tourbillon d’images, il doit apprendre à la contrôler. Et au lieu d’exciter et d’exaspérer ses sens, il doit se maîtriser, pour ne plus être torturé par des murmures de voix et des frôlements de mains, quand il sait que personne n’est là.

Nous savons que grâce à un prodigieux effort de volonté et à une persévérance infatigable, il remporta la victoire. Il contraignit sa raison à prendre le dessus, refusant de regarder sa souffrance autrement qu’avec objectivité, aussi froidement que l’homme de science observe les progrès de ses tests et de ses expériences. Il ne traitait pas seulement ses hallucinations de cette manière, mais ses moindres réactions, attentif à maîtriser ses impressions pour ne pas être maîtrisé par elles. Il cherchait aussi à accéder à une vue des choses plus générale, plus vaste, à élargir ses intérêts, à étendre le champ de ses études, à ne plus vivre en lui-même, selon ses propres paroles.

Aussi, lorsque Flaubert se remet à son roman, il y intègre tout cet effort pour dépasser une perspective étroitement individualiste et toute subjective. L’éducation Sentimentale de Jules, en son achèvement, va se modeler sur celle même de l’auteur.

Mais il ne s’agit pas simplement d’une éducation sentimentale. Jules, devenu homme, va s’identifier complètement avec Jules l’artiste : tous ses progrès et toutes ses découvertes ne prendront leur sens qu’en fonction de son éducation esthétique. Comme l’a dit Philip Spencer, Flaubert cherchera désormais « à faire l’unité de sa personnalité par l’art (8), et le système qu’il développera à la longue sera si étroitement lié à sa doctrine esthétique, qu’il est impossible de discuter l’un sans se référer à l’autre. Comment en serait-il autrement dès lors que toute sa conception des choses est fondée sur la conviction que l’Art représente pour lui le seul moyen d’atteindre à « la conscience de la vérité » .

Mais tout ceci ne se fera que peu à peu.

Pour l’instant, Jules reste un spectateur de la vie incapable de trouver un remède à sa situation ni même de réfléchir sur elle. Sa solitude est complète : « Ce drame, tout psychologique » dont il est la victime, suit son cours sans que personne ne s’en doute ni le remarque. Il y a là une transposition évidente de la situation actuelle de Flaubert : c’est du malade de Croisset qu’il s’agit, et non de Jules. Effectivement Flaubert va jusqu’à nous le présenter comme un convalescent, « privé de plaisirs bruyants » et qui abandonne tout espoir de faire une carrière normale !

À cette époque, Jules cherche à compenser la monotonie et la solitude de son existence par des rêves de gloire et de luxe, et il est intéressant de voir à quel point ses ambitions font écho à plusieurs passages de la Correspondance. Car Flaubert a fait et continuera de faire ces mêmes rêves, non seulement dans ses lettres, mais à travers les visions de bonheur d’Emma et de Frédéric, dans les splendeurs et magnificences de Salammbô et surtout dans la Tentation. « L’excès m’a toujours attiré, quel qu’il soit », écrivait-il à Louise Colet (9). Mais échapper à la solitude et à la monotonie de son existence quotidienne, n’est pas son but premier ; ce qu’il cherche avant tout, c’est à tromper en lui le sentiment aigu de l’insuffisance de la vie. Ainsi s’explique cette apparente contradiction de sa nature dont il avait pleine conscience et qui nous frappe dans les lettres de cette époque : il allie à un mépris plein d’horreur pour le bourgeois avide d’argent un désir insatiable de richesses. « J’ai des besoins désordonnés qui me rendent pauvre avec plus d’argent qu’il m’en faut pour vivre », écrivait-il, « et je prévois une vieillesse qui finira à l’hôpital… car alliant le désir d’or avec le mépris du gain, c’est une impasse où le petit bonhomme étouffe dans un étau. Enfin, n’importe. Personne ne me comprend là-dessus : inutile dès lors d’en ouvrir la bouche » (10). Il cherchait de l’argent non pour s’enorgueillir de le posséder, mais pour pouvoir satisfaire ce qu’il appelait ses besoins imaginaires (« les pires de tous… j’ai voulu m’en corriger, impossible ») et pour réaliser concrètement ce qui n’était alors que des rêves de beauté et de splendeur. « Oui, j’aurais voulu être riche parce que j’aurais fait de belles choses » continue une autre lettre : « J’aurais fait de l’art pratique ». — Les philanthropes sont contents s’ils ont donné des souliers aux va-nu-pieds et de la soupe aux affamés. « J’aurais fait mieux, j’aurais procuré le plaisir à ceux qui sont tristes et prodigué le superflu à ceux qui ont le nécessaire Axiome : le superflu est le premier des besoins » (11). Le superflu est le premier des besoins. Cette affirmation exprime très profondément le vide et la tristesse de la vie, telle que Flaubert la voyait, et l’intensité de son aspiration vers quelque chose de plus riche, de plus beau, de plus noble.

Quand Jules est las de rêver « d’un palais à péristyle de marbre », de « fruits inconnus » et de « feuillages tout étranges », Flaubert nous dit de lui qu’il se tourne vers la femme, « demandant à cet autre rêve le bonheur qu’il cherchait ». Il s’agit — et c’est bien caractéristique — d’une beauté idéale et éternelle, « intacte et pure comme le jour qu’elle sortit des mains de Dieu… un type absolu ». Mais nulle part il ne trouve autre chose qu’une ressemblance fugitive avec la perfection dont il rêvait.

Peut-être Flaubert pense-t-il à Élisa Schlésinger, qu’aucune autre femme ne pouvait remplacer pour lui. Mais surtout il se laisse aller de nouveau à ces rêves d’amour passionné par lesquels il avait jusqu’à présent cherché à se procurer les plaisirs et les satisfactions que l’expérience de l’amour dans la vie réelle ne lui avait jamais accordés. Comme tous ses autres désirs non satisfaits, celui-ci est transposé en termes littéraires et trouve plus tard son expression dans l’atmosphère orgiaque et sensuelle du roman flaubertien

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Jusqu’ici, cependant, la vie de Jules n’offre rien de bien nouveau, mais brusquement et sans transition apparente, Flaubert abandonne la description de ces rêves effrénés et nous expose une conception de la vie et de son rôle toute nouvelle chez le jeune provincial. Nous voyons Jules abandonner les folles envolées de l’imagination, ses rêves fantastiques, et méditer longuement sur la réalité extérieure, fixant son attention sur les perspectives infinies de l’histoire et de la nature Il voudrait « jouir du monde entier comme d’une harmonie complète » « La masse d’amour que le ciel lui avait donné, il ne le jeta pas sur un être ou sur une chose, mais il l’éparpilla tout alentour de lui en rayons sympathiques… communiant avec le monde… Il se retirait petit à petit du concret, du limité, du fini, pour demeurer dans l’abstrait dans l’éternel, dans le beau ».

Cet élargissement progressif de ses sympathies et de ses intérêts l’amène à voir sa propre existence comme une partie d’un tout infiniment plus grand. Il écarte peu à peu ses illusions d’autrefois, ses rêves « de la, femme éthérée » ou d’une croyance « qui désaltérât son âme » ; « Il se scrutait sans pitié, se disséquait comme un cadavre ». Ainsi finalement, « n’aimant guère sa patrie, il comprit l’humanité ; n’étant ni chrétien, ni philosophe, il eut de la sympathie pour toutes les religions ; n’admirant plus la Tour de Nesle et ayant désappris la rhétorique, il sentait toutes les littératures ».

Il est clair que par cette vision plutôt idéaliste de la métamorphose de Jules, Flaubert cherche à introduire dans son récit la description des différentes étapes de sa propre réadaptation intellectuelle et sentimentale. Les points de comparaison sont nombreux : Jules refuse tout ce qui pourrait stimuler son imagination ou exciter sa sensibilité ; il observe, analyse, classe chacune de ses réactions et, par ailleurs il cherche à s’absorber dans un plan d’études qui l’écarte autant que possible de ses préoccupations et expériences personnelles. Mais ce qui doit par dessus tout retenir notre attention c’est, la conception de la réalité sur laquelle cette nouvelle ligne de conduite fonde les efforts de Jules pour comprendre la réalité comme une unité parfaite et dernière, pour contempler la nature avec « une intelligence aimante »,  représentent les premiers tâtonnements de Flaubert vers une forme de panthéïsme intellectuel qui jouera plus tard un rôle important dans sa pensée et dans son œuvre et qui présente déjà des affinités avec le système spinoziste.

La Correspondance ultérieure montre que Flaubert connaît bien l’Éthique, mais on ne peut savoir s’il l’avait lue à ce moment-là bien que ce soit très probable. Il était certainement, familiarisé au moins avec les grandes lignes du système spinoziste, par ses nombreuses et interminables discussions avec son grand ami Alfred de Poittevin pour qui Spinoza était le plus grand des philosophes.

Un résumé, même très succinct de cette philosophie, qui recherche, comme Spinoza le dit lui-même, « quelque chose dont la découverte et l’acquisition me donneraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et continue » (12), montre bien quel attrait elle avait pu exercer sur Flaubert et aussi ses ressemblances avec les idées exposées ici et plus loin dans l’Éducation Sentimentale.

Pour Spinoza, la réalité est la manifestation sous diverses formes de la Substance, de l’Être, de Dieu, en qui la pensée et l’étendue, l’esprit et la matière, ne sont que deux aspects de la même essence. Et puisque l’homme est une partie constituante de cette réalité, il trouvera l’accomplissement et la paix dans une participation à l’infinité et à la perfection du tout, participation aussi totale que cela est permis à un être fini et imparfait. C’est pourquoi il ne doit pas vivre comme un monde dans un autre monde, ne connaissant des choses que ce qu’en voit de façon imparfaite et inadéquate son individualité restreinte et limitée, mais il doit parvenir à saisir par intuition leur unité et leur harmonie essentielles, dans lesquelles il n’y a plus ni bien, ni mal, ni beauté, ni laideur, telles que nous les comprenons, mais où tout apparaît comme une manifestation de la Substance, une, éternelle et nécessaire.

Ainsi « Le sage… ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle, conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement » (13).

À un moment où par une évolution normale et plus encore par la force des circonstances, Flaubert cherche à dépasser une attitude trop égocentrique, Spinoza lui enseigne la nécessité de sortir de son univers personnel aux perspectives trop étroites et même fausses pour accéder à une vue des choses plus large et plus vraie. Maintenant qu’il cherche avec Jules à voir la réalité comme une harmonie complète, le système spinoziste lui présente un univers essentiellement un, doté de cette transcendance, de cet absolu qu’il avait cherché jusqu’ici, mais en vain, en dehors de la réalité.

Il semble donc certain que Flaubert, même s’il n’est pas un Spinoziste convaincu, a subi l’influence de Spinoza. Mais si l’évolution de Jules porte les traces manifestes de cette influence, la suite du roman nous montrera que Flaubert trouve le fondement de sa conception de la vie, non pas chez les philosophes, mais dans la conviction intime que l’art seul peut donner un sens à sa vie.

III

L’histoire de Jules s’interrompt pendant quatre chapitres pour permettre au lecteur de suivre les aventures d’Henry et de Mme Émilie de l’autre côté de l’Atlantique. Quand, au chapitre 26, nous retrouvons notre artiste, nous le voyons aux prises avec le problème, non de l’univers, mais de sa propre vie. Bien qu’il commence à discerner dans la réalité un ordre, une harmonie, ses réflexions sur sa propre existence ne lui montrent qu’une confusion… un monde dont on ne pouvait comprendre le secret, l’unité… » Dans quel but tant de faux départs, d’humiliations et de déceptions ? Même s’il accepte le présent comme « la somme de tous ces antécédents », ce vers quoi l’a conduit cette série d’échecs incohérents en apparence et qui se montrent maintenant sous leur vrai jour comme des étapes nécessaires, il reste insatisfait, car ce n’est là qu’une solution partielle. Il voudrait trouver ce par quoi tout s’explique : le passé, le présent, l’avenir même. « N’y a-t-il pas au monde, demande-t-il, une manière quelconque d’arriver à la conscience de la vérité ? »

Et voici la réponse dès la phrase suivante, conviction intuitive plus que raisonnée, certitude qu’il a toujours portée au fond de lui-même : « Si l’art était pour lui ce moyen, il devait le prendre ». Toute son expérience antérieure prend alors un sens : « Aurait-il eu cette idée de l’art, le l’art pur, sans les douleurs préparatoires qu’il avait subies, et s’il eût été engagé encore dans tous les liens du fini ?… Donc tout ce qu’il avait senti, éprouvé, souffert, était peut-être venu pour des fins ignorées, dans un but fixe et constant, inaperçu, mais réel ».

Dans ces conditions, tous les aspects de la vie qu’il avait jadis trouvés laids et misérables pourraient avoir peut-être leur beauté et leur harmonie particulières :

« En les synthétisant et en les ramenant à des principes absolus, il aperçut une symétrie miraculeuse rien que dans le retour périodique des mêmes idées devant les mêmes choses, des mêmes sensations devant les mêmes faits ; la nature se prêtait à ce concert et le monde entier lui apparut reproduisant l’infini et reflétant la face de Dieu… »

Il est difficile d’arriver à une interprétation précise de ces lignes. Quels sont, par exemple, ces « principes absolus » auxquels Jules rapporte les idées et les sensations qu’il observe chez l’homme ? Il n’est pas sûr que Flaubert lui-même eût pu les expliquer. Peut-être se souvient-il de la troisième partie de l’Éthique, où Spinoza essaie de prouver avec une précision géométrique comment la même combinaison de circonstances produit inévitablement « par les lois et les règles universelles de la nature », les mêmes réactions affectives. Mais ce qui importe, c’est que le héros de Flaubert soit arrivé, d’une façon ou d’une autre à la conviction que l’univers n’est pas une combinaison fortuite et incompréhensible de phénomènes, mais une harmonie parfaitement ordonnée qui reflète la perfection de Dieu. Et si, continue Jules, l’univers est un reflet de l’infini ou de Dieu, c’est l’art qui relie à l’Idéal dont elles émanent toutes les formes et toutes les lignes, les rythmes et les sons, c’est l’art qui élève notre esprit et lui permet de connaître et de reconnaître l’intelligence infinie reflétée dans la réalité, cette Beauté au-dessus de toutes les beautés :

« L’art dessinait toutes ces lignes, chantait tous ces sons, sculptait toutes ces formes, en saisissait leurs proportions respectives et par des voies inconnues les amenait à cette beauté plus belle que la beauté même puisqu’elle remonte à l’idéal d’où celle-ci était dérivée et qui produit en nous l’admiration, qui est la prière de l’intelligence devant la manifestation éclatante de l’intelligence infinie… »

Il est évident que cette conception du rôle essentiel de l’art dans la vie humaine n’a aucun rapport avec le système de Spinoza. Il s’agirait plutôt ici, s’il faut parler d’influence, des cours du philosophe éclectique Cousin « sur le fondement des idées absolues du Vrai du Beau et du Bien » (14) On sait que Cousin affirme l’existence d’une beauté idéale qui se distingue essentiellement de la beauté naturelle et esthétique et qui est au-dessus d’elle. « Le beau… est… une des formes de l’infini qui nous est révélée à propos de visible, mais qui est elle-même invisible ». La fonction de l’art est de traduire cette beauté invisible en termes visibles et de rapprocher ainsi l’homme de l’infini et de l’absolu. « Si vous cherchez à réaliser ce beau idéal, vous faites de l’art », affirme Cousin, et quand, d’autre part, « vous voyez que les formes, si pures qu’elles soient, altèrent la beauté, vous vous élevez à l’idée absolue, vous touchez presque à Dieu même ».

Jules a, sans aucun doute, une conception analogue de la beauté idéale et de la fonction de l’art (15). Mais il est difficile de dire dans quelle mesure la formulation de sa propre théorie esthétique a été vraiment influencée par les idées de Cousin et dans quelle mesure il a simplement trouvé chez celui-ci des idées semblables aux siennes. D’ailleurs, l’esthétique de Cousin avait été exposée et discutée par de nombreux écrivains.

Quoi qu’il en soit, il est clair que Jules essaie de combiner deux philosophies très différentes. L’art n’a pas de place dans l’Éthique et l’absolu de Spinoza est immanent, tandis que Cousin a une conception néo-platonicienne de la Beauté, absolu transcendant. Mais Flaubert n’avait pas une pensée systématique et il est inutile de chercher dans les réflexions précédentes une suite logique et cohérente. Ce qui l’attire chez Spinoza, c’est le sens d’un ordre universel et cette libération de l’individu de ses vues trop restreintes. Chez Cousin, il trouve la formulation d’un principe qui avait toujours été sien ; « L’art nous approche de l’infini dont il nous manifeste une des formes ».

Au fond, une seule chose compte pour Flaubert : l’art ; l’art, qui est sa mission et sa vocation, comme il le dira plus tard de Jules. Il n’est pas obligé de se le cacher à lui-même ni de le cacher aux autres ; son vrai problème maintenant, c’est de se préparer psychologiquement et intellectuellement à sa tâche, c’est d’acquérir la vision des choses et la discipline de travail d’un véritable artiste.

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Maintenant sa route semble sans obstacle. Mais voici que survient un incident, qui a été interprété de façons diverses et que, vu sa longueur, on ne peut écarter comme dénué de signification.

Quel que soit son sens exact, il semble être un dernier obstacle à franchir, une menace, représentée de façon symbolique par ce chien boiteux, qui s’obstine à suivre Jules quand il rentre chez lui, après s’être livré aux réflexions dont nous venons de parler. Jules tente sans succès de le chasser ; puis, comme il ne peut ni l’ignorer ni l’éviter, il essaie finalement, sous le coup de la colère et de l’exaspération, de le tuer. Mais l’animal disparaît. Arrivé dans sa chambre, Jules a conscience d’être encore hanté par la peur de cette bête puisqu’il continue de craindre sa réapparition ; il s’oblige à redescendre pour voir si elle est là. Il la trouve, couchée sur le seuil. « Ce fut son dernier jour de pathétique », conclut l’auteur ; « depuis, il se corrigea de ses peurs superstitieuses et ne s’effraya pas de rencontrer des chiens galeux dans la campagne ».

Selon l’interprétation assez curieuse de M. A. Coleman (16), le triomphe final de Jules sur cette bête étrange (qui disparaît ensuite de l’histoire) représente le triomphe de Flaubert sur son goût du fantastique ou, tout au moins, son refus de lui accorder un rôle prépondérant. Mais quelques pages plus loin, Flaubert démontre la nécessité du fantastique pour exprimer des aspirations qu’on ne peut exprimer en termes ordinaires. M. L.-P. Shanks (17) interprète l’incident de façon plus vraisemblable en affirmant « qu’on ne peut pas échapper à son passé… même s’il est aussi détestable qu’un chien galeux ». L’accepter, lui faire face, c’est le seul moyen d’aller de l’avant.

Peut-être l’hypothèse la plus convaincante est-elle celle qu’examine brièvement M. Seillière : il voit dans cette créature redoutable et répugnante, qui reparaît sans cesse, le symbole de la maladie nerveuse de Flaubert. Jules fait d’abord de vains efforts pour échapper à la bête et se débat comme dans un cauchemar ; puis il essaie de la comprendre, de découvrir un sens à ses aboiements continuels, furieux et pourtant plaintifs. « Il usait… toutes les forces de son esprit à tâcher de la comprendre et il implorait au hasard une puissance inattendue, qui puisse le mettre en rapport avec les secrets révélés par cette voix… » Tout cela sans aucun résultat ; finalement, revenu dans sa chambre, « il se mit à réfléchir sur ce qui venait de lui arriver, sur les émotions qu’il avait eues ; et il essaya, dans son souvenir, de les scruter jusqu’au fond pour en avoir la cause et la raison… » Voici qui rappelle de très près la description donnée par Flaubert lui-même, dans la Correspondance, de ses efforts pour dissiper et dominer ses hallucinations « en les étudiant scientifiquement, c’est-à-dire en tâchant de m’en rendre compte » (18). Et c’est seulement lorsqu’il s’oblige enfin à faire face au monstre, que celui-ci n’a plus le pouvoir de le troubler. La lettre déjà citée continue : « Je tâchais, par l’imagination, de me donner facticement ces horribles souffrances : j’ai joué avec la démence et le fantastique, comme Mithridate avec les poisons… j’ai vaincu le mal à force de l’étreindre corps à corps ».

Est-ce à dire que Flaubert écartait toute possibilité d’attaques nerveuses à l’avenir ou que Jules éviterait d’autres rencontres avec  le chien ? — Non, certes. Mais les attaques — comme, la bête — n’eurent plus de pouvoir sur leur victime et elles disparurent peu à peu. Le dernier obstacle était donc surmonté.

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Nous voici arrivés au dernier chapitre, à ce qu’on peut appeler l’apothéose de Jules. Il n’est pas toujours aisé d’établir un parallèle étroit entre les progrès du héros et ceux de l’auteur. Mais l’expérience de Jules indique toujours le sens dans lequel Flaubert avance. Ces pages contiennent, en effet, une esquisse remarquablement complète de sa doctrine littéraire, et le critique A. Colling exagère à peine en disant que le premier roman de Flaubert contient « toute sa vie littéraire déjà conçue et projetée » (19).

Le jeune artiste s’est formulé à lui-même une nouvelle conception de l’univers et de l’existence. Maintenant, il lui faut passer, pour ainsi dire, de la théorie à la pratique.

Il commence par un plan d’études où il renonce une fois pour toutes à « cette façon toute subjective » de regarder la littérature, l’histoire, la nature, l’existence elle-même.

En littérature, il cherche à étudier des œuvres qui expriment des conceptions de la vie et de l’art quelquefois assez différentes des siennes. Il se rend compte ainsi que toute « ars poetica », toutes les théories esthétiques ne représentent que l’attitude d’une civilisation donnée à une époque donnée. Vouloir en faire un absolu, c’est vouloir emprisonner la beauté transcendante, « régler ce qui est la règle suprême…, peser l’infini ». Chose plus importante, il est amené à observer l’interpénétration étroite de l’idée et de l’expression, « fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même ». C’est là, bien qu’à peine esquissé, un principe fondamental de la doctrine esthétique de Flaubert.

L’étude de l’histoire et de la nature amène Jules à comprendre que tout conflit tout manque d’harmonie apparent, disparaît dans un contexte suffisamment vaste, « sub specie aeternitatis ». C’est à l’artiste, à l’écrivain surtout de savoir exprimer cela, de savoir synthétiser et reproduire en une vision objective, générale, toute l’immense diversité de la réalité.

Il est impossible de rendre, par quelques citations éparses, l’enthousiasme lyrique de ces dernières pages, où Flaubert décrit la plénitude inimaginable de la vie intérieure de l’artiste, Jules « se pénètre de la couleur, s’assimile à la substance, corporifie l’esprit, spiritualise la matière » au point qu’ « il perçoit ce qu’on ne sent pas, il éprouve ce qu’on ne peut pas dire, il raconte ce qu’on n’exprime pas ». Il y a là un parallèle évident avec le héros de Novembre qui, par une intuition mystique de la nature, avait atteint, momentanément, la connaissance et la compréhension totales de la vie. Plus tard, dans les trois versions de la Tentation, nous entendrons l’ermite Antoine exprimer par son cri : « Être la nature », ce même désir,  ce même besoin de s’identifier complètement à la réalité pour atteindre à la plénitude de la connaissance.

Mais il n’est pas suffisant, que Jules ait atteint cette connaissance intuitive de la réalité. Il doit, en tant qu’artiste, la traduire et l’éterniser dans l’œuvre d’art. Il doit se discipliner de plus en plus, se rendre de plus en plus réceptif, afin que rien en lui ne fasse obstacle à l’accomplissement de sa tâche. « Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose ; l’existence lui fournit l’accidentel, il rend l’immuable ; ce que la vie lui offre, il le donne à l’art ; tout vient vers lui et tout en ressort, flux du monde, reflux de lui-même ». .

Sa vie intérieure est toute de joie et d’exaltation, mais sa vie extérieure, elle, est monotone, austère et même triste ; il se trouve dans une solitude absolue. Car de deux choses l’une : « ou l’homme s’absorbe dans la société, en prend les idées et les passions et disparaît alors dans la couleur commune ; ou bien il se replie sur lui-même… il vit seul, rêve seul, souffre seul, personne ne s’associe à sa joie… » Les deux styles de vie que Flaubert dépeint et oppose ainsi sont évidemment ceux de Jules et d’Henry ; et Henry réapparaît en effet vers la fin du dernier chapitre. Mais Flaubert n’a visiblement plus aucune sympathie pour l’ancien étudiant en droit.

Henry est en France depuis quelque temps. La fuite en Amérique avec Mme Émilie n’a pas donné aux amants le bonheur dont ils avaient rêvé. Henry s’est peu à peu rendu compte que son amour n’avait déjà plus rien de la passion ardente des premiers jours. Cependant, il n’a pas pris la chose au tragique ; il a essayé de s’y résigner et de se réadapter à cette situation nouvelle : au bout de quelques mois, il est revenu en France, s’est réconcilié avec sa famille et a rendu discrètement Mme Émilie à son époux légitime. Le voilà maintenant « fort instruit et fort expérimenté… On voyait qu’il avait vu le monde, car il se conformait à ses convenances ». Nous apprenons comment il a achevé son éducation sentimentale et intellectuelle. À force de manœuvres, il a été le héros de beaucoup de liaisons qui lui ont permis de faire son chemin dans la société. Il a travaillé une ou deux questions savantes, « afin de s’y montrer profond », et a acquis toutes sortes de notions utiles sur plusieurs matières. Mais le vrai secret de son bonheur, car il se croit heureux, c’est qu’il « n’avait pas de grands espoirs, de sorte qu’il n’éprouvait jamais de grandes déceptions ; il ne voyait rien qui ne fût à sa portée…, ce qui est incompréhensible, il n’y pensait pas ; ce qui est insurmontable, il ne faisait pas d’effort pour l’atteindre ». Bref, il avait su s’adapter et se limiter. Nous le quittons sur le point de contracter « un riche, un puissant, un superbe mariage ». Sa fiancée est fille de ministre ; « avant quatre ou cinq ans, il sera député ; une fois député, où s’arrêtera-t-il ? » Il est proche parent des Dambreuse et Martinon de la seconde Éducation Sentimentale.

La première étape de l’éducation sentimentale de Jules et d’Henry avait été l’idéalisation d’une femme, chacun pensant trouver en elle le bonheur complet. Tous deux ont connu la désillusion ; Henry s’y est résigné ; mais Jules, en renonçant à faire de l’amour un idéal, n’a pas renoncé à chercher ailleurs un moyen de se donner complètement. Quand nous le quittons, c’est un jeune homme pauvre et solitaire, indifférent à l’opinion et n’ayant qu’un seul but : donner à ses idées une forme parfaite. Il a trouvé enfin ce « je ne sais quoi qui n’arrivait jamais », il est devenu un grand artiste, « dont la patience ne se lasse pas et dont la conviction à l’idéal n’a plus d’intermittences ».

Il est évident que Flaubert ne s’imagine pas être déjà « le grave et grand artiste » qu’il dépeint dans son héros, bien qu’il tende de toutes ses forces vers cet idéal. Il est intéressant de se demander à quel point Flaubert trouve dans l’art « sa mission et sa vocation », l’épanouissement et la paix dont jouit son héros, Jules. Ici encore, Jules semble représenter une vision plutôt idéalisée de la réalité. L’art, tel que Flaubert le conçoit, peut-il, en effet, combler totalement les aspirations de l’homme ? L’œuvre d’art est un lien entre le fini et l’infini, elle doit, par la vision qu’elle nous offre du réel, élever notre esprit vers un idéal invisible et inaccessible. Mais elle n’est pas cet idéal, cet absolu. Les plus grands artistes, dit Jules, sont ceux « chez lesquels l’infini s’est miré comme le ciel dans la mer ». Emporté par l’enthousiasme, Flaubert semble croire par instants que l’art est capable de satisfaire toutes les aspirations de Jules. Mais, en réalité, il sait, et avec tristesse, que cela ne suffit pas. Si Jules, en effet, perçoit l’imperceptible, fait l’expérience de l’inexprimable, « boit à ces torrents sans nom qui emportent l’idée au-delà d’elle-même », c’est grâce à une intuition mystérieuse, mystique en quelque sorte, et non grâce à son patient labeur d’écrivain. L’art, malgré sa promesse de le conduire à la vérité, ne satisfait pas son besoin de comprendre ni son désir d’absolu.

Cela apparaît nettement dans le passage bien significatif où Jules essaie de s’expliquer la fonction du fantastique dans l’art. Si, comme il a fait effort pour s’en persuader, la réalité est à l’image d’une harmonie parfaite et ordonnée « reproduisant l’infini et reflétant la face de Dieu », pourquoi l’homme cherche-t-il à créer tant de formes irréelles et chimériques qui ne sont que des inventions de son imagination ? Pourquoi la diversité offerte par la réalité lui parait-elle insuffisante ?… Or, dit Jules, « il faut accepter… ce surnaturel », toutes ces fictions, parce qu’elles signifient un effort pour exprimer quelque chose d’inexprimable, le désir ardent de quelque chose en dehors et au-delà de la réalité, que rien dans la réalité ne peut traduire. « N’arrive t-il pas, à certains moments de la vie de l’humanité et de l’individu, d’inexplicables élans qui se traduisent par des formes étranges ? Alors le langage ordinaire ne suffit plus ; ni le marbre ni les mots ne peuvent contenir ces pensées qui ne se disent pas, assouvir ces étranges appétits qui ne se rassasient point : on a besoin de tout ce qui n’est pas, de tout ce qui est devenu inutile ; tantôt, c’est par amour de la vie, pour la doubler dans le présent, l’éterniser au-delà d’elle-même ; tantôt, c’est par convoitise de l’infini… Notre nature nous gêne, on y étouffe, on veut en sortir, et notre âme, qui l’a comblée, en fait craquer les parois comme une foule mal à l’aise dans une enceinte trop étroite ; on se rue à plaisir dans l’effréné, dans le monstrueux… »

Voilà des lignes qui montrent clairement combien est fondamental chez Flaubert le sentiment de l’insuffisance de la vie et qui expliquent mieux que toute autre cause le retour continuel du fantastique dans son œuvre. Flaubert (comme Jules au début du roman) « souffrait toujours de quelque chose qui lui manquait ».

Mais maintenant, il voit au moins dans quel sens orienter sa vie ; il a désormais un but auquel il subordonnera tout, et comme Jules, il ira tout droit, « avec la rectitude d’un système particulier fait pour un cas spécial ».

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La première Éducation Sentimentale n’a pas grande valeur littéraire, mais sur le plan autobiographique, elle présente beaucoup d’intérêt ; elle nous montre comment, peu à peu, Flaubert découvre, ou plutôt, ose reconnaître sa vocation d’écrivain et quelle conception il se fait de l’art dans ces années d’apprentissage. Le roman nous décrit les tâtonnements de l’adolescent qui devient adulte et crée peu à peu le style de vie de sa maturité. Bien que cette évolution soit décrite de façon souvent idéalisée et toujours théorique, nous espérons avoir établi combien elle est en rapport étroit avec l’expérience réelle vécue par Flaubert dans les années 1843-45.

(Miss) Jean D. Barron

B. A. Ph. D.

King’s College,

Department of French, University of London.

 

(1) Corr. 1. P.159, janvier 1845, à Emmanuel Vasse.

(2) Flaubert eut 22 ans en décembre 1843. Sa première attaque nerveuse eut lieu à peu près un mois plus tard, en janvier 1844.

(3) Corr. 1. P. 277, 27 août 1846, à Louise Colet.

(4) Signalons ici le parallèle entre Henry et cet autre étudiant en droit, Léon Dupuis, (Madame Bovary). Quand ce dernier décide de rompre avec Emma (d’ailleurs, il allait devenir premier clerc : c’était le moment d’être sérieux). Flaubert ajoute cette réflexion significative, « tout bourgeois, dans réchauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les débris d’un poète ». (Madame Bovary, p. 400-401).

(5) Corr. IV., 57, 12-13 avril 1854, à Louise Colet.

(6) Sans aucun doute, Flaubert se souvient ici du moment où, des années auparavant, les Schlésinger avaient quitté Trouville et de la fin des vacances d’été. Certes, leur départ n’avait été ni précipité, ni clandestin, et Lucinde n’est en aucune manière une évocation d’Élisa. Mais Jules l’adorait comme Flaubert adorait Mme Schlésinger et le ton de ce passage fait beaucoup penser aux derniers chapitres des Mémoires du Fou.

(7) La nature précise des relations entre Flaubert et Élisa Schlésinger et ses différentes étapes ont été traitées de façon exhaustive par les deux pénétrantes études de M. Gérard Gailly. Nous occuper, ici plus longuement de cette question serait une digression injustifiée. Cependant nous pouvons faire remarquer que, malgré les infatigables recherches de l’auteur sus-mentionné, deux faits seulement peuvent être maintenus en toute certitude. Premièrement, que Mme Schlésinger connaissait l’amour de Flaubert et lui accorda pour le moins sa sympathie (cela est prouvé à l’évidence par l’Éducation Sentimentale (1869) qui est largement autobiographique et par le ton de la correspondance ultérieure, particulièrement des lettres écrites après la mort de Maurice. Deuxièmement, il semble clair qu’aucune union intime n’ait jamais existé entre eux ; cette conclusion se base sur le fait que ni dans les 13 volumes de la Correspondance de Flaubert, ni dans les correspondances, journaux, écrits de nombreux amis et contemporains on trouve la moindre allusion à des rapports de ce genre. Entre ces deux faits virtuellement établis, il n’y a place que pour des conjectures. Il est par exemple, impossible de savoir dans quelle mesure le flirt d’Henry avec Mme Émilie est basé sur des faits. Probablement, étant donné « l’évidence » de la seconde Éducation Sentimentale, il ne correspond que de loin à la situation réelle.

(8) Flaubert : A Biography. Ch. IV, p. 64.

(9) Corr. I .367. 10 octobre 1840

(10) Corr. 401. 6 novembre 1846, à Louise Colet.

(11) Corr. I. 326, 20 septembre 1846.

(12) De Emendatione Intellectu — I.

(13) Éthique — V — Prop. XLII — scolie.

(14) Cours publiés en 1836.

(15) Un an plus tard, dans la Correspondance de 1846, Flaubert cite les Cours de 1818 et dit son accord fondamental avec l’esthétique qui y est exposé. Corr. I. 307. 13 septembre 1846 à Louise Colet.

(16) Flaubert’s Literary Development. 1915.

(17) Flaubert’s Youth, 1027.

(18) Corr. 4. 180. 18 mai 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie.

(19) A. Colling, Gustave Flaubert, Paris, 1947, p. 83.