Autour de Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 19

 

Autour de Salammbô

Mme George-Day, secrétaire générale de la Société des Gens de Lettres de France, a eu l’heureuse occasion de faire à la Radio Française, le 24 octobre 1957, à l’heure de la Culture Française, une communication sur Salammbô, que Gustave Flaubert écrivit il y a cent ans.

Nous remercions vivement Mme George-Day d’avoir bien voulu nous transmettre son texte que nous sommes heureux de publier.

 

On a souvent des surprises en relisant les livres qu’on a lus à quinze ans. On les a aimés, ils ont ému, peut-être ébloui. On a même pu donner à leur lecture l’importance d’un événement parce qu’on n’avait encore rien perdu de la fraîcheur de sa sensibilité, de la vivacité de son imagination et qu’ils semblaient vous avoir découvert des mondes inconnus.

Mais lorsque, plus tard, on les reprend, on se rappelle l’enthousiasme de son adolescence et on les confronte avec le jugement plus froid et plus lucide qu’on porte sur eux, ou bien on se demande avec confusion comment on a pu les admirer, ou bien, si l’admiration persiste, c’est qu’on leur trouve une signification et des qualités qu’on était trop jeune alors pour avoir aperçues.

Salammbô, de Gustave Flaubert, est un de ces livres. Jadis, je l’ai lu comme un roman qui m’a enchantée. C’est comme un vaste poème en prose que je le découvre et je l’admire en le relisant aujourd’hui.

Poème, il l’est par le sujet, par l’harmonie de la composition, par l’invention somptueuse et toujours renouvelée des épisodes et surtout par la magnificence et le lyrisme du style.

Dans l’évocation du dernier éclat et de la destruction d’une ville illustre, à la fois historique et légendaire, il y a une des poésies les plus grandes et les plus vraies qu’un esprit humain puisse concevoir.

De la chute de Troie, Homère a fait l’Iliade ; de la chute de Carthage, Flaubert a fait Salammbô.

L’auteur de Madame Bovary, qui devait être aussi celui de l’Éducation Sentimentale, fut un poète qui lutta toute sa vie contre la continuelle effervescence de la poésie. Dans cette lutte qui, en raison de sa nature passionnée, prit souvent un caractère de tragédie, il y eut des victoires, des défaites et des revanches. Lorsqu’à la suite de grands efforts, le romancier réaliste fut victorieux, il fut l’auteur des ouvrages que je viens de citer. Mais parce qu’il avait trop fortement comprimé sa poésie, celle-ci faisait soudain explosion.

On s’explique alors La Tentation de Saint-Antoine, puis Les Trois Contes, et avant eux, et surtout Salammbô.

Il est impossible au critique littéraire et à l’historien des Lettres de dire avec précision comment un grand sujet est né, s’est développé, a pris toute sa consistance et son ampleur dans le cerveau d’un homme de génie.

Nous savons sans doute que Flaubert, excédé du pénible travail auquel il se livrait pour rédiger Madame Bovary, rêvait, par une œuvre nouvelle, de se délivrer de son temps et, pour y vivre, en imagination, de ressusciter des civilisations disparues.

De 1849 à 1851, il avait fait, avec Maxime Du Camp, un voyage en

Orient. Il avait visité l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Turquie et la Grèce. Ce qu’il y avait vu, et qui existait encore, lui avait fait deviner ce qui n’existait plus.

Il ne s’était pas seulement grisé de lumière, de couleurs et de parfums ; il n’avait pas satisfait que son goût du pittoresque et son désir de dépaysement ; il avait imaginé la multiple splendeur du monde antique qui avait peuplé cet Orient. Il y avait trouvé les traces de la domination romaine et les vestiges de la civilisation phénicienne. Les souvenirs de la lutte entre Rome et Carthage lui étaient revenus et avaient fixé sa pensée.

Aussi, lorsque Théophile Gautier lui avait donné, un peu plus tard, l’idée de Salammbô, tout cet Orient, toutes ces « énergies de la nature qu’il avait aspirées », toutes les « puissances de l’émotion plastique » qui s’étaient accumulées en lui se réveillèrent avec courage et il choisit ce grand sujet.

Mais, scrupuleux comme il l’était, soucieux des méthodes scientifiques auxquelles ses études de médecine l’avaient habitué, il commença par se documenter soigneusement. Il entreprit d’immenses lectures pour recueillir toutes les sources historiques, géographiques, politiques, psychologiques et morales qu’il jugeait indispensables pour la composition de son ouvrage. Ces lectures l’occupèrent pendant plusieurs mois.

Puis il se mit à écrire. Mais la rédaction fut d’abord si pénible, qu’il désespéra de son entreprise et qu’il voulut tout abandonner. Toutefois, avant de s’y résoudre, il eut la brusque envie de voir Carthage et les paysages africains qui l’entouraient. Après un séjour de deux mois, il revint dans son Ermitage de Croisset ; il reprit son travail et ne le quitta plus jusqu’à ce qu’il l’eût achevé.

Nous ne nous attarderons pas à tout ce qu’on a écrit sur la topographie de Carthage aussi bien que sur la psychologie des principaux personnages. Flaubert a répondu lui-même à Sainte-Beuve et à Froehner, rédacteur à la « Revue Contemporaine ».

Salammbô n’est pas seulement un livre poétique par le sujet, il l’est aussi par le style. La poésie est faite à la fois d’inspiration et d’expression. Elle peut se dégager de tout ce qui est le plus ordinaire comme de tout ce qui est exceptionnel. Mais il y a sortilège du langage, c’est-à-dire la magie conservée aux mots choisis et l’art suprême avec lequel ils sont assemblés.

Le roman, d’ailleurs, fourmille de termes d’une richesse inouïe, car il faut ajouter que Flaubert possédait au plus haut degré la connaissance de la langue. « Il avait, disait-on, tout le dictionnaire français dans la tête et probablement d’autres encore ».

Avec une patience de bénédictin, il a dépouillé toute l’histoire antique et lié le roman à la vie par un torrent d’images.

Aux attaques qui ne manquèrent pas, car ceux qui s’attendaient à une étude de mœurs provinciales furent désorientés, Flaubert répondit qu’il n’avait rien avancé qui ne fût soutenu par un texte. Il n’abandonnait une œuvre qu’au moment où il la croyait parfaite ; après des années d’un travail incorruptible, il n’aurait pas souffert qu’on déplaçât une virgule. S’il y a trop d’érudition dans ce livre, c’est la rançon d’un prodigieux travail.

On est tout surpris de retrouver, cent ans après, l’âme même de l’Afrique, sa violence, sa couleur et les étranges recommencements de son histoire.

Si Flaubert est le peintre des batailles antiques, il manœuvre admirablement les masses avec l’exactitude d’un grand capitaine qui conduit à la fois deux armées.

On ne peut s’empêcher de faire des rapprochements avec les tactiques modernes des dernières guerres.

La furie et l’acharnement des combats qui mettent aux prises Carthaginois et Barbares paraissent décrits par un témoin oculaire tant ils sont rendus avec une réalité vivante.

La résurrection de Carthage a quelque chose de prodigieux. Au fini du détail, on sent que Flaubert sait où il va et ce qu’il veut. Ce chercheur patient, doué d’un génie créateur et d’un don d’observation peu commun, met en relief chacune de ses scènes, invente ses personnages et nous y fait croire.

Son style précis comme le langage des sciences rappelle que les études médicales auxquelles il s’était un moment consacré (son père et son frère étant médecins), lui servirent dans l’observation des phénomènes physiques, mais, sans les oublier, et s’étant toutefois aperçu que les phénomènes d’ordre moral correspondaient mieux à ses aptitudes, il avait opté pour la littérature.

Aussi, avec quelle précision dans le roman il décrit le supplice de la faim et de la soif, les cruautés des armées aux prises dans la bataille du Macar ou au Défilé de la Hache.

Il abuse parfois des descriptions, mais ces dernières rendent les choses sensibles, car n’y manquent ni la couleur ni la lumière.

Dès que Mâtho le Barbare, prisonnier des Carthaginois, paraît devant Hamilcar le vainqueur et sa fille Salammbô, on voit l’échange de leur pensée dans leurs regards ; on pénètre déjà l’âme mystérieuse de la jeune fille et le secret de son amour involontaire pour Mâtho le Lybien, son ennemi.

Quand il prendra la fuite, facilitée par Spendius, l’ancien esclave déserteur de Rome, et reviendra clandestinement à Carthage pour voler dans le temple de Tanit le voile de la divinité qui rend vainqueur celui qui le possède, Mâtho a conquis le cœur de Salammbô, mais elle pense à son père Hamilcar, à Carthage, dont elle ne veut pas la destruction.

Elle part pour le camp des Barbares et pénètre sous la tente de Mâtho, ébloui. Il a devant lui non celle qui lui est apparue la première fois à l’issue du festin, scintillante de pierreries, mais la femme qu’il aime. Il veut qu’elle reprenne le voile sacré ; il est heureux qu’elle accepte son étreinte.

Mâtho entend l’appel de ses soldats et l’abandonne un instant ; elle profite de son absence pour s’échapper avec le voile, ce Zaimph saint, dont une reconstitution se trouve au musée Flaubert, à Croisset.

Salammbô retrouve Hamilcar, son père, radieux, qui la conduit auprès de Narr’ Havas, guerrier de valeur, auquel il l’a promise et qui s’est lié avec lui pour défendre Carthage.

Salammbô prend la résolution de sauver Carthage assiégée. Dût-elle en mourir, la ville sera sauvée par une femme.

Mâtho est pris. Son supplice par les rues, le jour où l’on célèbre les noces de Salammbô et de Narr’ Havas, est décrit avec un souci de perfection dans le tragique.

Il arrive, devant Salammbô, le corps déchiré, ensanglanté, ses yeux noirs brûlants encore d’une dernière flamme. En le voyant ainsi, la jeune

femme s’évanouit. On la ranime au moment où le beau Mâtho s’écroule.

Se levant en même temps que l’époux qu’on lui destine, elle tombe en arrière, morte.

« La lecture de Salammbô, a dit Gautier, est une des plus violentes sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver ».

Flaubert a su faire, de toutes les données de la vie, matière d’art dans la communion de l’intelligence et de la sensibilité.

Voilà ce que les critiques n’ont pas toujours compris.

Si Flaubert restait indifférent ou souriait de gloses irritantes, il en souffrait surtout.

Il devait être encore plus affecté quand il écrivit L’Éducation Sentimentale. Cela tenait à ce que le public ne s’avisait pas de chercher la poésie dans la prose. Et la gloire ne vient souvent qu’après la mort. Il y a environ 30 ans, on accordait à L’Éducation Sentimentale la première place dans le roman du XIXe siècle. Certains ont assis Flaubert à la droite de Balzac, mais la différence est flagrante.

Balzac est, très tôt, aux prises avec les affres de l’argent, et produit beaucoup. Flaubert est riche (on le lui a reproché), il produit peu et ne connaît que les affres du style.

Les grandes œuvres ont des richesses qu’on ne découvre que peu à peu ; et ce sont ces découvertes successives qui assurent leur pérennité.

Chaque génération, en les reprenant, y voit quelque chose de nouveau qui lui ressemble ou qui répond à une de ses interrogations ou qui apaise une de ses inquiétudes.

De Salammbô, il n’est pas sûr que notre temps retienne surtout l’aventure amoureuse de la fille d’Hamilcar et du barbare Mâtho, quoi que le problème de l’avenir des races par leur lutte ou par leur mélange soit un des problèmes du jour.

Mais le grand, le tragique problème est aujourd’hui celui de l’existence, des progrès et du déclin, de la destruction possible des nations qui furent, jusqu’à ce siècle, les souverains du monde, et par là même, de la survie ou de la mort de leur civilisation.

Le tableau que Flaubert fait de Carthage attaquée par les Barbares peut nous apparaître comme une image non pas réduite, mais synthétique de notre petite Europe si elle était attaquée et menacée de destruction par d’autres continents.

À tous ceux qui ont participé à la dernière guerre, le récit des batailles fait par un auteur qui fut non seulement un poète mais un visionnaire, peut rappeler des souvenirs ou évoquer des épisodes de combats.

Pour d’autres qui, plus nombreux qu’on ne pense, déplorent la lente dégradation de la langue française par les Français eux-mêmes, l’admirable style de Flaubert est un modèle qui doit les assurer dans leur respect pour la beauté de leur langage et plus généralement pour la dignité de la parole humaine.

Ce style, auquel on a reproché d’être trop poétique ou trop laborieusement travaillé, n’en reste pas moins, par son harmonie, une joie sans cesse renouvelée pour l’oreille, et, par sa précision, par sa clarté, une satisfaction constante pour l’esprit.

À cause de son style et de toutes ses autres qualités, la Salammbô de Flaubert peut donc intéresser un âge mûr qui a conservé le culte de la clarté dans les idées et de la précision avec laquelle elles sont exprimées, comme elle peut continuer d’enchanter une jeunesse qui n’a pas encore perdu le goût ou l’admiration de la Poésie.

Mme GEORGE-DAY.

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La communication de Mme George-Day a été suivie de dix minutes de lecture, par Paul-Émile Deiber :

— Sous la tente ;

— La mort de Mâtho ;

— Extraits de Salammbô.