Les variantes de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 23

 

Les variantes de Madame Bovary
permettraient-elles d’identifier les lieux et les personnages ?

L’article présent a pour origine la lecture que nous avons faite, voilà huit ans, de la Nouvelle version de Madame Bovary, publiée en 1949 chez Corti, par M. J. Pommier et Mlle G. Leleu, et qui intercale dans le texte définitif nombre de passages sacrifiés par Flaubert. Mais c’est surtout la note 1 de la page 250, laquelle indique en quels termes Homais s’est d’abord présenté aux Bovary, à savoir, Homais Junior, qui nous suggéra qu’il y avait là peut-être une allusion discrète aux Jouanne de Ry et qu’il valait la peine d’entreprendre le recensement de celles des variantes qui touchaient non seulement aux autres personnages, mais aussi aux lieux, et qui, classées, permissent de les identifier.

Une première liste ainsi établie, nous avons pensé pouvoir la grossir en dépouillant ensuite, du même point de vue, les deux volumes d’Ébauches et Fragments inédits publiés antérieurement par Mlle Leleu, chez Conard ; enfin, les six tomes de Brouillons et les Scénarios conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen (1).

Une fois classées toutes ces variantes, nous nous sommes préoccupé de les confronter avec les lieux réels tels que nous les avons observés à plusieurs reprises, ainsi qu’avec les documents que nous avons pu rassembler sur les originaux supposés et l’histoire locale, afin de rechercher en quelle mesure réalité et fiction concordaient. Mais devant la pluralité des Sources de Madame Bovary (dont la moindre n’est pas le passé et l’âme mêmes de l’écrivain), nous avons borné notre enquête à Ry, non que la Tradition nous semble la seule véridique, mais uniquement parce que la topographie et l’histoire de cette bourgade nous étaient le mieux connues. Puissent maintenant des chercheurs mieux informés que nous appliquer à Forges, Neufchâtel, etc., la même méthode de recherches basée sur l’étude simultanée des manuscrits et des archives, pour qu’un jour, après avoir vérifié et comparé nos témoignages, les futurs exégètes du roman mesurent plus exactement la part qui revient à chaque localité dans sa composition !

 

1° Les lieux

Distance de Rouen à Yonville :

« Yonville-l’Abbaye est un bourg à huit lieues de Rouen » (É. d.(2), p. 75) ; à sept lieues de Rouen », (P. L., p. 238). Ce premier exemple montre qu’on ne peut s’en tenir à la seule version définitive dans tout essai d’identification.

Pente de la route :

« À partir de Rouen jusqu’à la Boissière, la route monte » (P. L., p. 238, note 1).

+ « De Rouen à Yonville, la route monte pendant cinq lieues » (Br. (3), T. II, p. 139).

Or de Rouen à Ry : 19 kilom. 500 (29 de Rouen à la Boissière). La carte d’État-Major montre qu’entre le Pont de Beaulieu et la Hémaudière, peu avant Martainville, on atteint la cote 159 ; et que, passé cette bourgade, après avoir fait 500 mètres sur la D. 13. soit à 16 kilom. 500 du point de départ, on est à la cote maximum de 162, après quoi on descend par paliers sur 3 kilomètres dans la vallée du Crevon, jusqu’à Ry.

Voies de communication :

« Jusqu’en 1835, il n’y avait point de route praticable pour arriver à Yonville ; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande vicinalité qui relie la route d’Abbeville à celle d’Amiens » (É. d., p. 76).

« …Mais à cette époque, on établit en cinq ans un chemin de grande vicinalité qui a six lieues de long » (P. L.. p. 239),

« Jusqu’en 1835 environ, il n’y avait point de route… » (Br., T. II, p. 6-140). Notons qu’ici, le 5 est surchargé d’un 6 et que, à la p. 140, le chemin « rallie la route d’Abbeville à celle de Beauvais ».

Le Registre des délibérations du Conseil municipal de Ry nous apprend que le 5 juillet 1837, celui-ci émit l’avis de mettre en chantier le chemin de grande communication de Martainville à Forges, passant par Ry ; que 9 ans plus tard, en 1846. « il existait une lacune partant de l’entrée de Ry jusqu’au Héron », soit sur 5 kilomètres. Quant à la longueur totale du chemin, selon la Carte Routière dressée en 1856 par l’Agent-Voyer en chef de la Seine-Inférieure, elle était de 33 kilom. 590. Si l’on en déduit les 3 kilom. 500 de Martainville à Ry, il reste 30 kilomètres de là jusqu’à Forges, soit une lieue et demie de plus que la distance indiquée dans P. L. (4).

Situation :

« Yonville-l’Abbaye est un bourg… au fond d’une vallée » (É. d., P. 75),

+ » …enfermé dans une longue vallée » (Br., T. II, p. 139).

De Blainville à Vascœuil, la vallée du Crevon s’étend sur au moins 8 kilomètres.

« La prairie s’allonge sous un bourrelet de collines basses » (É. d., p. 75),

» …sous deux bourrelets de collines basses » (P. L., p. 238).

N’est-ce pas la vision que vous laisse « la longue vallée » de tout à l’heure avec ses deux versants arrondis et de faible altitude si vous la longez surtout de Blainville à Ry ?

Panorama :

« Lorsque du haut de la côte, il (Léon) aperçut dans la vallée le clocher de l’église » (É. d., p. 285).

« On quitte la grand’route à la Boissière et l’on continue à plat jusqu’au haut de la côte des Leux, d’où l’on découvre la vallée » (Ibid., p. 75).

Mais le point de vue va changer avec les Brouillons :

+ « Quand on est descendu la côte des Leux d’où l’on découvre subitement toute la vallée… » (Br., T. II, p. 139).

Ce n’est guère aussi à plus de 500 mètres des premières maisons que Ry apparaît soudain au voyageur venant de Rouen (5).

La rue :

« La rue (la seule), longue d’une portée de fusil » (É. d., p. 79). Un autre passage, dans P. L., p. 274, soulignera qu’il n’y avait bien qu’une rue à Yonville : « Il (Léon) songeait à la seule rue d’Yonville ».

« La rue s’arrête court au tournant de la route » (É. d., p. 79).

» …au tournant de la route qui monte tout de suite » (P. L., p. 242).

Celle de Ry, unique elle aussi, remplirait cette double condition de tracé et de pente, que l’on quitte le bourg dans la direction de Martainville ou du Héron.

La demeure de la nourrice :

« Ils reconnurent la maison à un vieux noyer qui l’ombrageait. Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne de son grenier, un chapelet d’oignons suspendu. La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis… » (É. d., p. 100, 101).

Cette maison, P. L., p. 270 l’exhausse et l’agrandit : « Elle avait pour tout appartement, au rez-de-chaussée, une grande chambre nue… et pour tout étage un grenier, où le Père Rollet mettait ses planches ; son atelier était contigu ». En quoi elle ressemble étroitement et par le nombre de ses pièces et par leur destination à celle, proche de l’église, sur laquelle, à Ry, un écriteau commémoratif a été apposé.

Le sol :

« La culture y est coûteuse, parce qu’il faut beaucoup de fumier pour engraisser ces terres friables, pleines de sable et de cailloux… Au lieu d’améliorer les cultures, on s’y obstine encore aux herbages quelque dépréciés qu’ils soient » (É. d., p. 76).

« Les herbages y sont maigres et les cultures légères » (Br., T. II, p. 141).

« Les herbages sont trop secs » (Br., p. 139 — page offerte à Edmond de Goncourt car Mme Franklin-Grout, ayant fait partie de la collection Louis Barthou et reproduite dans l’ « Illustration » du 23 mars 1935, p. 353).

Situation non moins précaire de l’agriculture à Ry au début du siècle dernier et qui semble avoir remonté assez loin dans le passé, puisque dès 1807, l’Annuaire statistique du département de la Seine-Inférieure disait, p. 346 : « Le canton de Ry et celui de Veules sont les seuls où le nombre de bêtes à corne soit sensiblement diminué sans espoir de retour à cause de la stérilité du sol, du peu d’aisance des cultivateurs et de la rareté des fourrages ».

L’activité industrielle :

« La Rieule, petite rivière qui se jette dans l’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure » (É. d., p. 75),

» …qui sert à faire aller, près de son embouchure, deux ou trois fabriques » (P. L., p. 238),

+ » … deux usines » (Br., p. 139 ; Collection L. Barthou, loc. cit.).

« L’Annuaire de Normandie », publié par l’Association Normande de Caen, dans une enquête agricole et industrielle consacrée au canton de Darnétal, note, en 1849, p. 131, la présence de « deux filatures à moteur hydraulique dans la commune de Ry ». D’ailleurs, d’après le Registre des délibérations du Conseil municipal, en date du 22 avril de la même année, la localité possède « plusieurs établissements industriels ».

2° Les personnages

 

Le Père Bovary :

« Une fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme… Le beau-père mourut et laissa peu de chose ; il en fut indigné, se lança « dans la fabrique », y perdit quelque argent, puis se retira dans la campagne où il voulut faire valoir. Mais comme il ne s’entendait guère plus en culture qu’en indiennes… » (E.d., p. 5).

« …alors il prit le parti de faire le commerce de vins (P. L., p. 138).

« de vins » a été rayé dans les Br., T. I., p. 8.

Le commerce de vins que Flaubert fait d’abord prendre au personnage était précisément celui que, à en croire la Tradition, Pierre Delamare, le père d’Eugène, avait exercé avant de se retirer à Catenay, sur une petite terre qu’il avait non louée, comme le personnage ci-dessus, mais achetée.

« Il trouva donc à louer dans un village, sur les confins du Pays de Caux et de la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison, de maître » (É. d., p. 5).

Dans P. L., p. 138, il est question d’ « un grand logis » et dans  les Br., T. I, p. 7, d’ « une grande bâtisse avec la grande route devant et la campagne derrière ».

Épithète banale, certes, en apparence, mais qui conviendrait très bien, outre la situation, à cette maison de Catenay que l’on peut voir encore près de l’église, très en retrait de la route, et qui ne compte pas moins de 14 ouvertures, portes et fenêtres, à son rez-de-chaussée et à son étage et qui, jadis, fut la propriété de Pierre Delamare, le père de l’officier de santé (6).

La Mère Bovary :

« Alors, ils (Charles et sa mère) se confièrent leurs chagrins : Charles lui exposa ses embarras et elle promit de voir à l’aider un peu l’année prochaine où elle aurait besoin elle-même de lever une hypothèque sur une petite maison qui lui restait encore dans le quartier Martainville » (P. L., p. 457 .

Par une lettre de Flaubert à sa sœur (Supplément à la Correspondance, 1830-1863, année 1845, p. 45), Édit. Conard, nous savons que Mme veuve Delamare habitait alors au Nid-de-Chien, lieudit, aujourd’hui disparu, du même quartier Martainville, proche de cette rue des Arpents où son mari avait tenu commerce.

Déjà l’É. d., p. 6, la montrait vigilante et affairée par contraste avec un mari insouciant et oisif. « Elle était sans cesse en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le Président, se rappelait l’échéance des billets, obtenait des retards ; et à la maison, repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait leurs mémoires ».

+ Les Brouillons, T. I, p. 9, nous révèlent que ses soucis dégénéraient en obsession : « Elle avait peur de la misère ». Et si, dans l’É. d., p. 382, on la voit « demander (à son fils), en retour de ses sacrifices, un châle échappé aux ravages de Félicité », par contre on ignore à quel mobile elle obéissait : simple cupidité ou nécessité de récupérer des hardes pour se vêtir ?

+ Le T. VI des Br., p. 600, répond à cette question : . « Elle en avait besoin, car elle n’était pas riche ». Non moins pénible semble avoir été le sort de Mme veuve Delamare qui, se trouvant elle-même sans ressources, dut faire vendre le dernier lopin de terre restant à sa petite-fille orpheline, afin de se garantir la rente viagère que son fils lui devait, mais qui n’avait pu lui être servie.

Charles Bovary :

A défaut de l’É. d., P. L., p. 149 nous apprend qu’à son premier mariage, « il avait vingt-deux ans », vingt-trois d’après une variante du bas de la page.

En épousant Louise Mutel, le 16 avril 1836, Eugène Delamare, né le 14 novembre 1812, comptait, quant à lui, 23 ans et 5 mois.

Emma :

Quel âge Flaubert lui donne-t-il à son mariage ? C’est P. L., p. 179, qui, une fois de plus, satisfait notre curiosité en parlant de « la fraîcheur de ses dix-huit ans ».

En s’unissant à Eugène Delamare, le 6 août 1839, Delphine Couturier avait, en réalité, 17 ans et demi. Sans doute faut-il tenir compte de ce qu’un romancier n’est pas un Officier d’État-Civil et que, lorsque l’harmonie de sa phrase est en jeu, un Flaubert n’hésite pas à arrondir un nombre.

Par contre, en ce qui touche au mois de sa mort, l’É. d., p. 331, sera, cette fois, fort explicite : Voici Emma reprenant l’Hirondelle une dernière fois pour rentrer à Yonville : « Il faisait beau, c’était un de ces jours du mois de mars, clairs et âpres ». Sur ce point, Flaubert n’a guère varié, témoin ce passage des Br., T.VI, p. 323-498, dans lequel Charles et Homais se rendent tous deux à Rouen pour choisir un monument funéraire : « Ils firent ensemble un voyage à Rouen, dans l’hiver, au mois de février, il y avait un an ». Raturant « février, il y avait un an », l’auteur a écrit « mars » au-dessus. Détail omis dans l’E, d., p. 381 : « Charles et lui firent ensemble un voyage à Rouen ».

L’heure de la mort donne lieu à une comparaison non moins remarquable., Dans l’É. d., p. 353, lorsque Canivet arrive au chevet de la moribonde, Charles se jette dans ses bras. P. L., p. 604, précise l’heure de l’arrivée du confrère : « A trois heures du matin, lorsque Canivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant ». Et c’est également à 3 heures du matin, le 6 mars 1848, que Delphine Delamare est décédée.

Berthe :

Les dernières pages de l’É. d. nous font assister aux tête-à-tête mélancoliques, le soir, de Charles, maintenant veuf, et de sa fille. Grâce aux Br., T. VI, p. 493, nous savons quel âge avait alors cette enfant + et nous pourrons, sur ce point, la comparer au prototype : « Elle avait six ans à présent ». Les deux derniers mots ont été rayés.

Or, l’enfant des Delamare était née le 29 novembre 1842. 6 ans plus tard nous mèneraient fin 1848, 8 mois après la mort de sa mère.

Léon :

Plusieurs variantes vont nous permettre de jalonner sa carrière : D’abord, ce passage des Br., T. II, p. 83-168, ne cacherait-il pas une + énigme ? « Fils de veuve, pauvre, et qui le tenait serré, il avait été élevé par économie au Collège d’Yvetot, d’où il était venu commencer le notariat à R. et sa mère, par économie, l’avait envoyé à Yonville ». A la page suivante, cet R. disparaît, le personnage allant d’abord faire ses classes « au séminaire d’Yvetot et ensuite étudier le notariat à Yonville par économie ».

En principe, cet R. peut désigner Rouen, les manuscrits en offrant d’autres exemples. Mais, comme il s’agit ici des débuts d’un petit clerc de campagne, ne peut-on pas songer aussi à quelque localité plus modeste dont cet R. serait l’initiale ?

Quoi qu’il en soit, voici son portrait à l’arrivée des Bovary :

« Un jeune homme à chevelure blonde » (É. d., p .87)

« Un mince garçon de vingt-deux ans à chevelure blonde » (P. L., p. 250).

« Un jeune homme de vingt ans environ » — « un grand garçon de 22 ans à chevelure blonde ». Sous le second 2, on distingue un 0 (Br., T. II, p. 157).

Le prototype traditionnel, Stanislas Bottais, né le 28 octobre 1817, avait, à deux mois près, 22 ans quand Delphine Couturier, après avoir épousé Eugène Delamare, vint demeurer à Ry.

Pour le départ de Léon à Paris, Flaubert a également tâtonné : P. L., p. 312, nous le montre « ajournant sa décision depuis deux ans déjà, de trimestre en trimestre ».

+ « Depuis dix-huit mois, il lanternait sans avoir de bonnes raisons, » (Br., T. II, p. 290).

+ « Depuis deux ans, il en ajournait continuellement la solution » (Ibid., p. 293-268).

Délai plus court encore dans les Scénarios (P. L., p. 64) : « Départ de Léon — L’Hirondelle l’emmène. Il y a un an qu’Emma est venue ».

Dans le Bulletin n° 11 des « Amis de Flaubert », p. 21, nous avons indiqué que le prototype avait eu deux adresses successives à Paris et qu’il avait pris deux inscriptions à la Faculté de Droit, la première le 11 novembre 1840, soit 2 ans 3 mois après le mariage des Delamare ; la seconde, le 8 janvier 1842.

P. 320 de l’É. d., au moment où il rompt avec Emma, « il va devenir premier clerc ». Plus précis, P. L., p. 567 intercale : « Il allait avoir vingt-six ans… » Appliquons ces données à Stanislas Bottais : 1817, année de sa naissance, + 26 = 1843. C’est justement cette année là, le 2 mai, que l’ancien clerc de Ry est devenu notaire à Formerie, dans l’Oise. Rappelons aussi que ce n’est que trois ans plus tard qu’il se maria et qu’il existait, en 1846, entre Rouen et Formerie, en passant par Forges et Gaillefontaine, un service de diligence avec départ de Rouen tous les jours, à 4 heures du soir, et de Formerie, à 4 heures du matin. (« Le Rouennais », dimanche 19 juillet 1846, p. 4).

Rodolphe :

Son âge à sa première rencontre avec Emma :

« M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans » (É. d., p. 143).

P. L., p. 334, le vieillit un peu : « C’était un homme de trente-sept ans… », puis le rajeunit dans une note « 36, 34 ». Ce sont toutefois les Scénarios (P. L., p. 4) qui descendent à l’âge minimum de « 33 ».

Louis Campion, le prototype traditionnel, était né en 1810. Remplaça-t-il Stanislas Bottais dans le cœur de Delphine, comme Rodolphe avait remplacé Léon ? Et peut-on supposer que l’événement eut lieu vers cette année de 1843 ? A moins de le tenir pour entièrement suspect, le témoignage de Jules Levallois permettrait de répondre affirmativement : « Non, que sa conduite (il s’agit de Delphine) fût mauvaise durant les quatre premières années… » (Chronique médicale, 1er novembre 1900, p. 650-665). En  tout cas, 1839, année de son mariage + 4 = 1843…

Son domaine :

Distance d’Yonville : « Un domaine près d’Yonville » (É. d., p. 140).

+ « …à une heure d’Yonville » Br., T. III, p. 37-254),

+ « à une demi-lieue » (Ibid., p. 38-254).

Que l’on identifie La Huchette de Madame Bovary avec la propriété bien connue située au hameau de Villers, sur la commune de Saint-Denis-le-Thiboult, ou avec l’une des deux fermes que Louis Campion posséda, non loin de là, à Mont-Écaché, ce serait la dernière des deux variantes citées plus haut qui répondrait le mieux à la réalité : en effet, en partant de Ry et en gagnant le château par « le raidillon » qui se détache à l’Ouest du bourg sur la route de Martainville, nous avons compté 25 minutes à pied ; un peu plus, 35, en grimpant à Mont-Écaché par la D. 93 qui, passé les dernières maisons de Ry, sur la route de Saint-Denis-le-Thiboult, part du calvaire.

Origine de propriété :

Dans le roman, c’est par voie d’achat que Rodolphe devient propriétaire de son domaine. Pour Louis Campion, ce fut par héritage. Son père étant mort le 18 octobre 1847, son domaine fut démembré entre ses six enfants. Une curieuse variante des Br., T. III, p, 37-254, + en parlant de celui de Rodolphe, dit « démantelé ».

Superficie :

« La Huchette était un domaine près d’Yonville, dont il venait d’acquérir le château avec deux fermes qu’il cultivait lui-même, il passait pour avoir quinze mille livres de rente » (É. d., p. 140),

» …soixante acres de terre environ et quelques herbages. » mesure P. L., p. 329.

En consultant l’ancienne matrice cadastrale de la commune, nous avons totalisé, au nom de Louis Campion : 57 arpents, 409 perches, 836 m. (dont deux fermes). D’autre part, « Le Rouennais » du 21 octobre 1849, p. 4, 1ère colonne, annonça la mise en vente, également à son nom, de 31 ha. 65 a. 69 ca. Or, 1 arpent = 100 perches ; 1 ha. = 1 arpent + 96 perches, et 1 acre = 52 ares. Le calcul et la comparaison sont aisés.., (7).

La ruine :

« Il cultivait lui-même ses deux fermes, sans trop se gêner cepen-dant » (É. d., p. 140). Aucune allusion, cependant, à une activité agricole particulière. Écoutons P. L., p. 330 : « Il élevait des chevaux. Il avait fait venir des bêtes limousines qu’il croisait avec des normandes ».

Déjà, les Scénarios (P. L., p. 9 et 17) révélaient que « il se ruinait petit à petit en chevaux…, en cabriolets ».

« L’Annuaire des cinq départements de l’Ancienne Normandie », publié par l’Association Normande de Caen, signale, en 1835, p. 386, un « Campion Louis, de Saint-Denis-le-Thiboult, parmi les agronomes les plus distingués de la Seine-Inférieure pour ses bêtes à laine et chevaux ». Cependant, le fils n’ayant alors que 25 ans, on peut douter qu’à cet âge, il ait pu mériter une telle réputation d’éleveur et supposer qu’il s’agit plutôt du père, Gabriel-Louis-Nicolas, qui se serait fait appeler Louis seulement ? ?

Homais :

Dans l’E. d,, p. 383, l’apothicaire énumère à part soi les titres scientifiques qu’il croit avoir à la Croix, mais il ne se réclame pas, en outre, comme dans P. L, p. 639, de sa qualité de « conseiller municipal depuis quinze ans ».

Jouanne Désiré-Guillaume, qu’on a parfois identifié avec le personnage romanesque, était entré au Conseil municipal de Ry en 1831 (Registre des délibérations du Conseil municipal), pour y siéger, sans interruption, jusqu’en 1848, c’est-à-dire pendant 17 ans. Entre le Roman et la Vie, l’écart serait donc de deux ans. Mais si l’on se souvient que l’épilogue de Madame Bovary est antérieur de deux ans à la Révolution de 1848 (8), les deux carrières s’égalisent).

Flaubert, cependant, pourrait nous laisser supposer qu’en construisant son personnage, il a pensé aussi au fils du précédent, Alfred-Adolphe, car si l’É. d., p. 86, dit seulement « Homais se présenta », P. L., p, 250, comme nous l’avons dit dans l’introduction, ajoute un qualificatif : « M. Homais se présenta lui-même au médecin, en se nommant par son nom : Homais junior ». Le qualificatif est souligné. La situation, en tout cas, chez Homais, comme chez Jouanne, était semblable, le père et le fils étant tous deux apothicaires, mais alors que chez Jouanne, Adolphe venait d’obtenir le titre de pharmacien en 1845, chez Homais, l’aîné était encore beaucoup trop jeune pour prendre la succession.

Hivert :

Les Brouillons que nous avons consultés récemment, nous ont apporté quelques nouvelles précisions sur l’horaire de l’Hirondelle, tel que nous l’avons reconstitué dans notre article : « Yonville-l’Abbaye est-il Forges ? », dans le Bulletin n° 10 des « Amis de Flaubert », p. 12.

Impatient de revoir Emma. Léon « s’échappe de son étude un samedi matin » pour revenir à Yonville (É. d., p. 285).

Pour P. L., p. 517, c’est « un samedi au soir qu’il s’esquive de

+ Rouen ». Nouvelle précision dans les Br. T. V, p. 139-407. « Un samedi, vers quatre heures ». Quant à l’heure de l’arrivée à Yonville, elle est

+ précisée dans deux passages des Brouillons : « Le lendemain donc, vers six heures du soir, il (Léon) se présenta dans la cuisine de l’auberge » + (T. II, p. 259). « Il (Hivert) rentrait à six heures du soir » (T. II, + p. 156). Enfin, selon le T. V, p. 408, « l’Hirondelle partait à sept heures » d’Yonville. « A sept heures » a été rayé et Flaubert a écrit au-dessus « le matin ». « Le Rouennais » du dimanche 19 juillet 1846, p. 4, vous apprendra que c’est à 7 heures aussi que Thérain, le voiturier de Ry, partait pour Rouen.

De cette liste, nous tirerons la constatation que le texte des Brouillons est beaucoup plus précis et circonstancié que celui de la Version définitive, et que sous ce Yonville et ces types de Madame Bovary, on entrevoit un Yonville « primitif », si l’on peut dire, et des personnages plus individualisés qui se prêtent beaucoup mieux à un rapprochement avec la réalité.

Cependant, quels que soient l’intérêt et le nombre de ces variantes, nous resterons jusqu’à plus ample informé sur le point d’interrogation de notre titre. D’abord, parce que, dans les limites que nous nous sommes fixées, réalité et fiction ne coïncident que jusqu’à un certain point. Pour ne citer qu’un exemple, emprunté d’ailleurs aux seuls personnages, si Flaubert a donné à Homais deux fils et deux filles, Jouanne Guillaume n’avait que deux fils et encore beaucoup plus âgés que Napoléon et Franklin. Ensuite, parce que plusieurs personnages n’ont pu trouver place dans cett, étude : Lheureux, l’Abbé Bournisien, le Père Rouault, Binet, Justin, Mr Guillaumin et Félicité, soit que pour eux les textes ne nous aient point fourni de points de repère, soit que ceux-ci nous aient paru insuffisants, soit que certaines de nos recherches n’aient pas encore abouti. Ainsi, les Br., T. II, p. 206-213, disent de Lheureux qu’il + « vit depuis 25 ans en Normandie ». Or, leprototype traditionnel, Rey, s’il n’était pas « né en Gascogne » et « marchand de nouveautés », mais chaudronnier, n’en était pas moins originaire, lui aussi du Sud de la Loire, étant né dans le Cantal, à Saint-Christophe, le 2 Pluviôse, an VIII de la République. Malheureusement, de la délivrance d’un passeport qui eût permis de dater son émigration, nous n’avons pas encore trouvé trace.

G. Bosquet.

 

(1) Nous ferons précéder d’une + les citations extraites par nous des Brouillons et qui ne figurent ni dans Pommier-Leleu (P. L.), ni dans les Ébauches et fragments inédits.

(2) É. d.= Édition définitive.

(3) Br. = Brouillons.

(4) Cependant la carte de la p. 163 de  l’ouvrage de Th. Licquet : Rouen, son histoire, ses monuments, publié chez Lebrument en 1862, montre que cette voie s’arrête à Nolleval !…

(5) Qu’on nous passe une digression : Léon, revenant de  Rouen, « aperçoit dans la vallée le clocher de l’église avec son drapeau de fer blanc qui tourne au vent ». (É. d.p. 285), de même que Emma, le jour des Comices, du balcon de la mairie d’Yonville, avait aperçu « de loin, tout au fond de l’horizon, la vieille diligence l’Hirondelle qui descendait lentement la Côte des Leux » (É. d.. p. 162). Si la toponymie était vraiment d’accord avec la topographie, pourrait-on concevoir que les deux observateurs aient pu discerner de si petits objets à une distance d’au moins 4kilomètres à l’Ouest de Forges ?

(6) Aujourd’hui propriété de M »veuve Kréchel.

(7) Voir F. Gattery : « Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles ». Michaud frères, Paris, in-8°, 1810, 284 p.

(8) Voir le Plan chronologique du Roman, p. 371, T. II, de l’Édition des Belles-Lettres.