Autour de Madame Bovary : Ry ou Forges ?

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 32

 

Autour de Madame Bovary
Ry ou Forges ?

Il y a souvent matière à rivalité historique et littéraire entre les deux sources du roman : Ry et Forges.

Pour moi, après avoir lu : Madame Bovary et le Monsieur Homais voyage, j’opinerais plutôt pour la version : Ry.

Ry est un bourg à huit lieues de Rouen, et pour qui connaît bien la région, il serait facile de le reconnaître dans cette description :

Flaubert. — … « La rue (la seule) longue d’une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s’arrête court au tournant de la route… »

Si Madame Bovary est un roman riche de descriptions qu’il est impossible de lire sans imaginer un écran sur lequel évoluent les personnages, c’est, avant tout, un roman d’analyse tout comme Le Disciple, Le Rouge et le Noir, La Peste, pour ne citer que ceux-ci.

Pourquoi vouloir extraire une vérité que l’écrivain n’a peut-être pas désirée ? Pourquoi vouloir s’accrocher à cette officine plutôt qu’à cette autre ? Ne sont-elles pas  toutes à peu près semblables ?

Ignorons-nous, dans notre amour de la précision, que la Cathédrale martyre, qui a recueilli la prière d’Emma et les tourments de Léon, a pansé ses terribles plaies avec d’autres pierres, des pierres sans histoire. Ignorons-nous que cette longue promenade : rue Grand-Pont, le quai Napoléon, le Pont-Neuf avec cet arrêt devant la statue de Pierre Corneille, Sotteville… affolerait aujourd’hui notre vieux cocher, totalement perdu dans ce Rouen bouleversé ?

Ce que Flaubert a décrit : un climat. Un climat qui se passe de cadre, la toile est assez riche de couleurs, elle se suffit à elle-même.

Dans le livre de Gide : Si le grain ne meurt, puis-je assurer que cette histoire de bille a été vécue ? Que les bas tricotés par l’aïeule traînaient, vraiment un peu partout ?

Je dirai avec assurance : Oui.

— Vous l’avez vue cette bille dans la porte ?

— Non, mais je sais qu’elle a roulé sous le doigt obstiné d’André Gide.

Réponse imaginative, étayée sur Rien… ou plutôt sur quelque chose d’admirable et que Gide a voulu : me convaincre. Et le sujet, traité avec style, fraîcheur, image, est une grande page littéraire.

Ainsi en est-il de Madame Bovary.

Les écrivains sont tous des imaginatifs, ils ont une vision de peintre et non de photographe, et cet unique soleil de Van Gogh est celui qui nous réchauffe ; il n’y en a pas deux, c’est net. Pour nous, c’est « le soleil » ; pour lui : une vision de feu, de fièvre, d’enchantement.

Madame Bovary, une femme dans l’aisance, d’intelligence moyenne, qui s’ennuie. Une femme de tous les temps, de tous les climats.

Moins marqué par une époque, moins étiré que les romans de Balzac (qui se voulait peut-être ainsi par calcul pour atteindre un certain nombre de pages), Flaubert est l’écrivain clair, solide, sain. Immoral ? Non. Avec quelle pudeur ne traite-t-il pas le sujet. Sincère avec lui-même, on retrouve dans son œuvre les qualités de probité littéraire à l’image de celles qu’il puisa dans le milieu familial près d’un père à qui aucune défaillance n’était permise. Une œuvre intègre devant laquelle on s’incline. Dans ce roman d’amour, pas un baiser, pas un geste qui soient déplacés. Un Flaubert 1958, amoureux du septième art bien sûr, sanctionnant le « baiser gros-plan », parce que l’amour s’analyse, mais ne se montre pas,

« Romancier de douzième ordre, avec sa Bovary (un mauvais livre), il a trouvé moyen de s’asseoir sur les bancs de la correctionnelle ».

Quel jugement !

Mes compliments, Monsieur Bourlet de la Vallée ! Mais quels sont donc, s’il vous plaît, les écrivains représentant les onze premiers ordres ?

Hugo ? Dumas ? George Sand ? Stendhal ? Sainte-Beuve ? Balzac ? Fromentin ? Karr ? Maupassant ? Gautier ? Mérimée ?

Certains, au garde-à-vous, peuvent se placer sur le même plan, devant vous, Monsieur de la Vallée ; celui-ci est plus large d’épaules, celui-là plus fin, cet autre plus droit… Le choix que vous en ferez, c’est un choix d’amoureux, c’est la femme vue par Ingres ou par Renoir.

« il n’a pas su s’enrichir pendant une guerre, qui en a enrichis bien d’autres ».

Flaubert ne s’est pas vendu. Les profits que l’on soutire d’une guerre, il ne les a pas faits siens, pas plus que Beethoven et les invasions napoléoniennes.

Et vous osez, après cela, lui reprocher d’avoir connu les bancs de la correctionnelle ?

Ah ! ces jugements !

Ils sont sévères pour l’artiste qui vit dans l’ombre, flamboyants pour ceux qui « panachent », comme Liszt avec sa musique de parade de foire. Fort heureusement, le temps rétablit l’équilibre, décante le bon vin. Mozart, Molière, Schumann, Musset, Flaubert sont éternels.

Et puisque nous parlons de querelle littéraire, réjouissons-nous de celle qui opposa Claudel et Gide, pour le plaisir de lire ces lettres que Robert Mallet a réunies en un volume. Deux antagonistes de taille qui nous font penser quelquefois à tels paysans de ce coin : Ry, Argueil, Forges-les-Eaux. L’un regardait, amusé, l’autre labourer une terre particulièrement rétive aux coups de bêche : des racines insaisissables.

Je termine en montant sur épingle une nouvelle querelle. — Peut-on nommer « chef-d’œuvre » le Lys Rouge, d’Anatole France, ainsi classé par le Figaro Littéraire ? Un roman bien plat ! Je tends le dos.

Et que notre Président, M. Jacques Toutain-Revel, m’excuse d’oser peut-être écrire cela. Si les coups sont trop durs, mériterais-je qu’il vienne à mon secours ?

Jacqueline Ferrand

en littérature Claude Féroré.